Les Trois Braves et la grève étudiante de 1958 : entretien avec Francine Laurendeau

Publié le 1 mai 2012

Maurice Demers, Professeur au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke

Annie Poulin, Étudiante à la maîtrise en histoire de l’Université de Sherbrooke

Pascal Scallon-Chouinard, Candidat au doctorat en histoire de l’Université de Sherbrooke

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Projection Histoire des Trois

Francine Laurendeau, entourée de Bruno Meloche et du réalisateur Jean-Claude Labrecque, lors de la projection du film « L’histoire des Trois » organisée par l’AEMDHUS à l’Université de Sherbrooke le 19 avril 2012 (Crédit photo : Pascal Scallon-Chouinard)

Francine Laurendeau a connu une belle et longue carrière en tant que journaliste, animatrice et réalisatrice à Radio-Canada. Intéressée à la culture et aux arts visuels, elle a également contribué aux pages du quotidien Le Devoir en tant que critique de cinéma. Fille d’André Laurendeau, journaliste, écrivain et homme politique réputé, elle a joué un rôle important dans le déroulement de la toute première grève étudiante du Québec en 1958. Lors de cet événement, qui a mobilisé environ 20 000 étudiants universitaires, elle a entrepris avec deux condisciples (Bruno Meloche et Jean-Pierre Goyer) le voyage de Montréal vers Québec afin de rencontrer le premier ministre de l’époque, Maurice Duplessis, pour lui remettre en main propre (au nom de leur association étudiante) un mémoire portant sur l’accessibilité universitaire. Puisque ce dernier refusa de les rencontrer ou de leur accorder une quelconque attention, ils se présentèrent chaque matin, de façon courtoise, devant les bureaux du Premier ministre pour lui demander audience, et ce, pendant trois mois.

L’histoire de ces « Trois Braves » a suscité l’intérêt de Jean-Claude Labrecque, réalisateur de renom et conjoint de Mme Laurendeau. À l’occasion d’une activité de mobilisation organisée par l’Association des étudiant.e.s de maîtrise et de doctorat en histoire de l’Université de Sherbrooke (AEMDHUS), son film-documentaire L’histoire des Trois (1990) fut présenté le 19 avril dernier devant public. Pour l’occasion, M. Labrecque, Mme Laurendeau et M. Meloche étaient présents et ont pu discuter et échanger avec la foule présente, établissant du même coup de nombreux liens entre le contexte de mobilisation étudiante de 2012 et celui de 1958.

À la suite de cet événement, Francine Laurendeau a accepté, avec grande générosité, de répondre brièvement à quelques questions et de témoigner de son histoire et de ses perceptions. Nous la remercions énormément pour son temps et pour son engagement et nous rappelons qu’il est possible de consulter en ligne le film L’histoire des Trois. Nous vous invitons d’ailleurs à vous rendre sur le site de l’Office national du Film afin d’en faire le visionnement.

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Mme Laurendeau, bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à quelques questions. Nous aimerions d’abord que vous nous remémoriez brièvement, en vos mots, les événements de 1958. Pour quelles raisons les étudiants universitaires souhaitaient-ils se faire entendre du gouvernement et du Premier ministre Duplessis en 1958? Quelles étaient, de façon générale, les revendications estudiantines derrière le mandat des Trois Braves, et quelle était votre propre perception de votre action? Je présume que vos condisciples et vous-même deviez être conscients qu’il vous serait difficile d’obtenir audience auprès du Premier ministre, or quelle aurait été votre réaction s’il avait accepté de vous rencontrer?

F. L. – En 1958, Maurice Duplessis était le seul des premiers ministres provinciaux canadiens à avoir refusé de recevoir les délégués des fédérations étudiantes dont chacune leur présentait ses revendications dans un mémoire. J’ai un souvenir assez vague de notre mémoire. Nous demandions principalement des bourses accrues aux étudiants, des bourses exemptes de favoritisme. Et aussi des octrois statutaires aux universités, c’est-à-dire des subventions inscrites dans la loi, en tout cas exemptes de favoritisme.  Exemple de favoritisme: une université  a reçu une importante subvention pour n’avoir pas participé à la grève (de mémoire, il me semble que c’était l’Université de Sherbrooke…).  Je pense que nous ne nous attendions pas à être reçus par Duplessis, nous nous attendions plutôt à être expulsés. Il a tout fait pour nous isoler, interdisant à ses fonctionnaires de nous parler. Par exemple si quelqu’un nous cherchait au parlement, il se faisait répondre qu’on ne nous avait jamais vus, que nous n’étions pas là.

Dans un extrait du documentaire L’histoire des Trois, du réalisateur Jean-Claude Labrecque, on vous remarque encore toute jeune mais pourtant bien articulée et engagée. Quel regard la femme d’aujourd’hui, accomplie et imprégnée de ses expériences personnelles et professionnelles, porte-t-elle sur la jeune fille des années 1950? Les propos que vous teniez à l’époque vous semblent-ils toujours aussi justes et pertinents aujourd’hui, notamment en ce qui a trait au statut de la femme et à la place de la jeunesse?

F. L. – J’ai été agréablement surprise en me réentendant toute jeune interviewée par René Lévesque parce que je suis assez d’accord aujourd’hui avec ce que je disais dans le film de Louis Portugais. Sauf qu’heureusement les choses ont bien changé depuis, par exemple dans le journalisme. D’une part, j’avais lu Le Deuxième Sexe qui m’avait ouvert les yeux sur la situation de la femme à l’époque. D’autre part, j’étais déjà une femme de gauche. J’étais très active dans le parti CCF qui a eu d’autres noms avant de devenir le NPD. Le parti de Thérèse Casgrain mais aussi de Pierre Vadboncoeur, Michel Chartrand, Robert Cliche. Nous étions  bien à tort perçus par le pouvoir comme de dangereux socialistes. Et c’est surtout là que j’ai fait ma première expérience de la démocratie.

Lors de votre participation à l’action des Trois Braves, votre père vous a rédigé une lettre qui met bien en perspective le courage de cette prise de parole de la jeunesse. Considérant qu’André Laurendeau était, à l’époque, l’un des intellectuels les plus importants et influents au Québec, comment avez-vous négocié votre position de « fille de » durant cet épisode de contestations? Cela constituait-il un poids supplémentaire sur vos jeunes épaules, ou est-ce qu’à l’inverse cette situation a joué un rôle de stimulant?

F. L. – Même si à l’école primaire comme au collège, les jeunes vivaient dans un monde ultra-catholique peuplé de cornettes et de soutanes, je n’ai pas connu chez moi la « grande noirceur ». André Laurendeau était profondément libéral (dans le vrai sens du mot) et même si, dans les années 1950, peu de filles avaient accès au cours classique et  encore moins à l’université, la nécessité de mes études n’a jamais été mise en cause et il m’a paru tout à fait normal de suivre une voiecollégiale et universitaire. Et si, pendant cette période de contestation, il a critiqué notre mouvement, c’était parce qu’il trouvait notre stratégie pas très au point et parce qu’il craignait que je rate mon année universitaire, ce qui a été le cas. Mais avec l’essentiel de notre démarche, il était entièrement d’accord et il nous a appuyé par ses articles. Je me suis toujours sentie très proche de mon père.

Quel discours les autorités politiques et les médias tenaient-ils face aux étudiants en général, et plus particulièrement à votre endroit? Sentiez-vous un certain appui de la part de personnalités publiques et médiatiques, ou encore aviez-vous une certaine forme de stratégie quant à la couverture de votre action?

F. L. – Le pouvoir en place nous infantilisait par des discours paternalistes. D’ailleurs, toutes proportions gardées, je trouve infantilisants et paternalistes les discours tenus aujourd’hui par Jean Charest et Line Beauchamp. Le Devoir nous appuyait, Vrai, l’hebdomadaire dirigé par Jacques Hébert, nous appuyait, nous téléphonions chaque jour, frais virés, à Paul-Marie Lapointe alors journaliste à La Presse. Nous avons été invités à prendre la parole dans une  assemblée publique dans la Beauce. Toutes sortes de personnalités venaient nous rendre visite à Québec. Oui, nous nous sentions appuyés. Mais plus le temps passait, moins on parlait de nous et plus je craignais qu’on nous oublie et rende inutile ce qu’il faut bien appeler notre sacrifice.

De notre point de vue, l’action entreprise par les Trois Braves en 1958 est d’une grande importance historique. Nous remarquons toutefois qu’à l’exception du film L’histoire des Trois, peu de travaux et de réalisations ont été menés autour de votre action, à l’inverse des événements de 1968 qui ont accaparé beaucoup d’attention. Quelle importance historique accordez-vous à la toute première grève étudiante, en 1958? Avez-vous l’impression d’avoir, en quelque sorte, ouvert la voie à la décennie 1960, notamment en ce qui a trait à la prise de parole, à la présence des femmes dans les débats publics, à la mobilisation de la jeunesse, etc.?

F. L. – « Quelle importance historique accordez-vous à la toute première grève étudiante en 1958? » Je pense très sincèrement que c’est vous, étudiants en histoire, futurs historiens et professeurs d’histoire, qui pourriez, devriez  même répondre à cette question. La réaction de l’auditoire à la projection du film de Jean-Claude Labrecque L’Histoire des Trois prouvait bien que notre fait d’armes gagnerait à être connu et analysé par des gens comme vous.

Avec le recul, considérez-vous que votre engagement dans la mobilisation étudiante de 1958 et votre participation à l’action des Trois Braves ont eu une incidence dans la suite de votre cheminement personnel et professionnel, notamment au cours de votre longue et belle carrière à Radio-Canada? Est-ce que cette période et cet engagement ont marqué votre conscience ou votre façon de voir et de comprendre le monde?

F. L. – J’étais timide. Je pense qu’une expérience aussi forte m’a aidée à m’affirmer. Elle m’a confirmée aussi dans mon désir d’aller vivre ailleurs, de quitter cette province étouffante régie par un petit dictateur. Bref d’aller passer quelques années à l’étranger, en l’occurence à Paris. Mon diplôme de Sciences Po m’a aidée à être engagée comme journaliste dans le service d’Affaires publiques de Radio-Canada.  Je demeure profondément convaincue que l’instruction est un droit et qu’elle devrait même être gratuite à tous les niveaux. Être étudiant, c’est un travail exigeant, un travail à plein temps. Je ne suis pas économiste, je ne sais pas s’il faudrait augmenter les taxes ou les impôts mais il y a des pays, comme la France, où l’université est à peu près gratuite.

Finalement, qu’est-ce qui vous interpelle le plus dans la grève étudiante actuelle et la mobilisation estudiantine de 2012? Cela vous remémore-t-il, d’une quelconque façon, votre action de 1958? Quels parallèles dresseriez-vous entre les deux situations et les deux époques?

F. L. – Les grèves de 1958 n’auront duré que quelques jours et même si nous avons été soutenus par les fédérations étudiantes, nous n’étions que trois à Québec. J’admire profondément l’action universitaire actuelle. Je trouve la pensée et les déclarations des représentants étudiants admirablement structurées, je trouve les associations étudiantes démocratiques et disciplinées. Je déplore la violence des casseurs qui perturbent les manifestations et sèment la confusion dans l’esprit du public lui faisant croire les étudiants coupables et fournissant à Charest et à sa ministre des prétextes pour blâmer l’action étudiante.

Merci beaucoup, Francine Laurendeau, d’avoir eu l’intérêt et d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.