Les « mouvements révolutionnaires » français dans le pli des sciences humaines et sociales. Les extrêmes gauches analysées par la revue Dissidences

Publié le 9 juin 2012

Par Yannick Beaulieu, docteur en Histoire de l’Institut universitaire européen et membre de l’École Française de Rome[1] 

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Marc Bloch écrivait : «Isolé, aucun spécialiste ne comprendra jamais rien qu’à demi, fût-ce à son propre champ d’études. L’histoire ne peut se faire que par entr’aide». Le dialogue entre historiens est une nécessité absolue, il se réalise aussi par les rencontres et les colloques mais surtout par les ouvrages, les articles et les revues. Ainsi, la déclaration d’intention de la revue HistoireEngagée nous a fortement interpelé : «engagement», «historiens insérés dans la Cité», «instrumentalisation de la recherche historique», «thématiques non universitaires», un premier appel à contribution précise les objectifs d’HistoireEngagée : «une histoire accessible, liée davantage aux enjeux actuels et débordant le champ souvent trop restreint du domaine universitaire et des revues scientifiques».

Ces thématiques et problématiques n’ont cessé de préoccuper les membres du collectif puis de la revue Dissidences (http://www.dissidences.net/ et http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/), qui s’attache à étudier les mouvements révolutionnaires de gauche depuis le XIXe jusqu’à nos jours principalement en Europe.

En effet, choisir comme objets d’études et de publications : les mouvements révolutionnaires et les avant-gardes politiques et culturelles, n’est a priori pas anodin et peut révéler sinon un certain type d’engagement politique au moins un engagement intellectuel. Une conception des sciences sociales proches de l’épistémologie de Paul Feyerabend pouvant se résumer à une courte maxime : «tout est bon!» peut d’ailleurs constituer une première légitimité scientifique. S’intéresser aux mouvements et organisations révolutionnaires, qualifiés «d’extrême gauche» ou de «gauchistes» par leurs détracteurs et adversaires politiques a rarement permis d’acquérir une position «institutionnelle» dans le champ universitaire, même durant les années où le marxisme était prépondérant dans le domaine intellectuel et au sein des sciences sociales. Étudier ces mouvements révolutionnaires, revient dans la pratique à «prendre parti», et constitue une forme d’engagement dans le débat de la cité et dans le débat intellectuel. Ces études sont souvent tiraillées entre deux démarches : la voie militante et la voie universitaire. L’engagement est parfois un motif de «disqualification universitaire», ainsi Howard Zinn perd son poste à l’université d’Altanta en 1963 principalement à cause de son rôle de conseiller du Student Nonviolent Coordinating Commitee (SNCC) et de son engagement contre la ségrégation raciale.

Cet argument se révèle spécieux lorsque l’on songe à la qualité des différents travaux de Pierre Vidal-Naquet concernant la guerre et la torture en Algérie, ou de l’ouvrage que Carlo Ginzburg a consacré au procès d’Adriano Sofri. Récemment, certains historiens et sociologues ont approfondi les parcours biographiques et les enjeux concernant la reconversion de certains militants vers l’histoire et les sciences sociales. Ainsi le capital militant —pour reprendre un lexique bourdieusien — pouvait être profitablement réinvesti en un capital scientifique, principalement en histoire et dans les études du mouvement ouvrier. De la sorte, Antonio Moscato, membre de la section italienne de la IVe Internationale depuis 1960, militant successivement des Gruppi comunisti rivoluzionari puis de Rifondazione comunista et enfin de Sinistra critica, rédacteur du journal Bandiera Rossa, fut pendant quelques décennies professeur d’histoire contemporaine et du mouvement ouvrier à l’université de Lecce.

Les mouvements révolutionnaires sont donc au carrefour d’enjeux politiques et mémoriels et s’ils constituent un champ d’études difficile à cerner et en constante mutation, ils peuvent être saisis dans le pli des sciences humaines et sociales.

L’actualité et l’histoire des organisations «d’extrême gauche» : enjeux politiques, mémoriels et scientifiques

Pendant les années soixante et soixante-dix en France, mais plus largement en Europe, on assiste à une envolée des publications et des recherches concernant les marxistes-révolutionnaires, les «oppositionnels de gauche» comme on les dénomme alors, ou les anarchistes. Durant ces années, les recherches historiques concernent principalement les années d’avant la Seconde Guerre mondiale : la Troisième Internationale, les origines du communisme, la Quatrième Internationale, l’anarcho-syndicalisme, le marxisme des origines. Puis les commémorations de Mai 1968 donneront lieu de manière décennale à diverses recherches concernant les mouvements révolutionnaires et notamment la multitude de groupes nés à la fin des années soixante et en activité dans les années soixante-dix. Les années quatre-vingt seront bien évidemment marquées en France par l’élection de François Mitterrand de mai 1981 et dans un même mouvement par les intellectuels dits «de la deuxième gauche». Dans un contexte de victoire de Tocqueville sur Marx et donc de rétraction du champ d’études, l’attention se déplace de «l’extrême gauche» vers un paradigme en construction «l’altermondialisme».

Mais l’attention pour les mouvements révolutionnaires ou plus précisément pour l’extrême gauche ou les extrêmes gauches remonte en France aux mobilisations sociales de 1995 qui secouent le pays. Concomitamment on assiste à un retour de l’engagement des intellectuels, dont la figure de proue fut sans conteste Pierre Bourdieu, prenant le parti des manifestants. Après la chute du mur de Berlin partout en Europe, les organisations d’extrême gauche connaissent un relatif déclin et un repli certain. Elles sont touchées par une diminution des effectifs militants, une série de mauvais résultats électoraux et le retour du fractionnisme. Par conséquent elles doivent affronter une baisse de leurs ressources financières, et n’ont que très peu de temps, de moyens et d’énergies pour des activités de recherches ou culturelles.

Le mouvement social de 1995, puis les événements de Seattle en 1998 remettent les «extrêmes gauches» au centre de l’actualité médiatique. Les recherches de nature historique ou sociologique reprennent à la fin des années 90. Plusieurs raisons expliquent cette renaissance et ce regain d’intérêt : l’actualité et la nouveauté des mouvements altermondialistes dans lequel nombre de militants actifs dans les années 70 vont s’investir souvent avec des formes d’engagements différents et protéiformes, très éloignées du modèle marxiste-léniniste. Christophe Aguiton, membre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à l’origine du syndicat Solidaires unitaires démocratiques (SUD), actif dans ATTAC, au sein de la fondation Copernic et ailleurs constitue alors un idéal-type de cette trajectoire et de ce type d’engagement militant. Le début des années 2000 est marqué également par des résultats électoraux meilleurs pour Arlette Laguiller, qui se porte candidate à l’élection présidentielle de 2002 où elle obtint 5,72 pour cent des suffrages. Apparaît alors dans le champ médiatique Olivier Besancenot, nouveau porte-parole de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Deux formations, la LCR et Lutte Ouvrière, captent les votes des électeurs jusque-là fidèles au Parti communiste français, que de nombreux analystes décrivent comme un parti sur le déclin, paralysé par un refus de trancher entre différentes positions idéologiques et stratégiques qui le traversent et le divisent. Il paye également une politique d’alliance avec le Parti socialiste qui parfois déroute et devient contre-productive au sein de certaines franges militantes et d’électeurs. De manière empirique, on constate deux phénomènes : un regain de l’engagement de jeunes militants dans ces organisations et concomitamment une recrudescence, limitée, certes, mais bien réelle, des recherches historiques et sociologiques universitaires (surtout de niveau masters) ayant les extrêmes gauches comme objet. Plusieurs thématiques proches incluant certaines organisations d’extrême gauche ont la faveur de ces recherches : la lutte armée et Mai 1968. Mai 68 est l’objet de commémorations plus ou moins développées, notamment en fonction du contexte politique et culturel des années anniversaire. Si 1988 avait été une année plus discrète sur le sujet, au contraire, 2008 a vu pléthore de colloques, manifestations et publications.

Cet intérêt scientifique pour les extrêmes gauches est tout d’abord d’ordre historique. Les historiens du mouvement ouvrier, devenus historiens du mouvement social dans les années 80, ont toujours étudié ces dissidences idéologiquement à la gauche des Partis communistes. Les directeurs du dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron (http://biosoc.univ-paris1.fr/), ont, dès son origine, constitué une équipe responsable d’un corpus de personnalités d’extrême gauche. Les années 1990 ont été marquées par un renouvellement de l’histoire politique et un glissement important de l’histoire des idées politiques vers les organisations, les personnels politiques, puis vers une histoire culturelle du politique. Ont alors vu le jour des travaux concernant les organisations politiques d’extrême gauche ou la presse de ces organisations.

Les chercheurs en science politique ont développé une approche des extrêmes gauches qui est épistémologiquement plus problématique et qui s’insère dans les controverses liées aux études portant sur le communisme depuis la chute du Mur en 1989. On distingue deux périodes, et deux approches conceptuelles, dès la fin des années soixante-dix : l’extrême gauche sera sous diverses formes associée à la notion de violence politique, que cette violence soit réelle ou discursive, puis au terrorisme. Les analyses concernant les contextes allemands et surtout les années de plomb italiennes sont nombreuses et constituent pratiquement un champ d’études des sciences politiques. Paradoxalement, il existe peu de recherches concernant par exemple les activités d’Action Directe, groupe armé anarcho-communiste, ou de la mouvance autonome hexagonale (même s’il est possible de consulter le mémoire en ligne de Sébastien Schifres ou de trouver un ouvrage original de témoignages et de contextualisation concernant le MIL). Ces analyses ont parfois comme inconscient une critique des impasses suscitées par Mai 1968 et en filigrane une condamnation du «gauchisme», comme les partis communistes ou les partis sociaux-démocrates pouvaient le développer durant ces années. L’autre axe consiste à une analyse comparée ou conjointe des «extrêmes», en politique, et d’études incluant les extrêmes de gauche et celle de droite, souvent associé à une définition restrictive et orientée de «populisme». Cet axe a connu un deuxième souffle, notamment après la victoire du Non au traité constitutionnel européen en 2005 en France.

Cet intérêt concernant les extrêmes gauches est cyclique, fluctuant au gré de l’actualité médiatique et politique : la découverte du passé trotskyste de Lionel Jospin, les scores élevés de la LCR et les inquiétudes des leaders du Parti Socialiste, la création du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ou l’affaire Julien Coupat, individu accusé d’avoir formé une cellule invisible qui aurait saboté une caténaire de ligne TGV. Néanmoins, les chercheurs en sciences humaines et sociales s’attardent de façon régulière et depuis maintenant un certain temps sur les organisations, les militants, les discours et les pratiques de ces extrêmes gauches.

Un champ d’études difficile à définir et en constante mutation

Si l’on se place dans une perspective constructiviste, puisqu’il existe des sujets connaissant, nous pouvons dégager un objet d’étude. Intuitivement, il apparaît que les militants, les idéologies, les pratiques des organisations d’extrême gauche sont autant d’objets d’études et constituent donc un «champ d’études». De plus, une des difficultés à établir de manière scientifique ce champ d’études consiste à trouver une dénomination pertinente : doit-on traiter des mouvements révolutionnaires, au risque d’inclure des organisations d’extrême droite, de recouvrir des périodes chronologiques très larges? Doit-on plutôt utiliser le vocable «d’avant-gardes» qui peuvent être déclinées en autant d’avant-gardes possibles : politiques, culturelles, intellectuelles, artistiques, sportives, architecturales? Doit-on recourir au terme «d’extrême gauche», qui est en soi déjà fortement connoté? En effet, très souvent, et c’est un autre élément de cette complexité, ces mouvements et organisations — objets d’études et de recherches — ont été nommés de manière souvent péjorative par des adversaires politiques ou des essayistes peu empathiques : ainsi le recours à l’adjectif «extrême» n’est pas neutre, tout comme les qualificatifs de «trotskistes», «bordiguistes» (NDLR : courant marxiste qui se reconnaît dans les idées de Lénine sur la question du parti, antistalinien et oppositionnel de gauche s’inspirant d’Amedeo Bordiga), «gauchistes», «ultra-gauche», pour nommer ces mouvements radicaux très à gauche…

D’autres mouvements, organisations ou individus se sont autodéfinis comme «autonome», «radicaux», «libertaires» etc… et cela entraîne parfois une réification de tendances, de regroupements d’individus. De plus, le matérialisme historique (NDLR : conception marxiste de l’histoire qui veut que le déroulement des événements historiques soit influencé par les rapports sociaux) habite, consciemment ou inconsciemment, nombre des acteurs de ces mouvements politiques. Imbibés par l’idée de progrès de l’histoire, les militants de ces mouvements reconstruisent souvent leurs mémoires, leurs témoignages et leurs récits de vie, leurs expériences politiques et bien souvent ne laissent qu’une part très réduite à la contingence. Alors les organisations politiques ou les trajectoires politiques et militantes semblent s’organiser selon des habitudes et un agencement rationnel, selon des finalités ou des plans préétablis, alors qu’évidemment cela ne peut pas toujours être le cas. Les objets d’études évoluent, apparaissent ou disparaissent, se transforment.

Le rapport de ces militants à l’histoire du mouvement ouvrier est complexe. Généralement, et à la différence d’autres organisations politiques, ces militants ont un goût prononcé pour l’histoire. Ils mélangent alors érudition et contestation des historiens dits «officiels» ou reconnus. Dans le cadre de leur formation «idéologique» au sens large, des cadres, des personnes-ressources ou des leaders charismatiques ont transmis leur cosmogonie et leurs interprétations de l’histoire. L’identité — ou du moins le positionnement idéologique — des individus, de ces organisations et de ces tendances par rapport à la société, au sein même du mouvement ouvrier et dans les relations interorganisations et interindividuelles dépendent d’une lecture et/ou d’une relecture de moments-clés de l’histoire dite révolutionnaire ou du mouvement ouvrier, et d’analyses de l’actualité politique, économique et sociale. Rappelons que les différentes organisations politiques situées le plus à gauche de l’échiquier politique se distinguent à la fois par de grandes césures philosophiques, ainsi les libertaires et les anarchistes se réclament de Proudhon ou de Bakounine et les marxistes-léninistes et/ou révolutionnaires de Marx puis de Lénine ou de Trotsky; mais également par des analyses fort divergentes de divers événements historiques. Par exemple la révolte de Kronstadt en 1921, contre le pouvoir bolchevique russe, ou bien les désaccords concernant la nature du régime soviétique des années cinquante puis soixante qualifié d’État socialiste bureaucratique dégénéré ou d’État capitaliste bureaucratique ou le caractère révisionniste de Mao aident à comprendre une organisation comme Socialisme ou Barbarie. Ces désaccords sont des éléments déterminants pour les militants marxistes-léninistes, plus souvent connus sous le vocable de trotskistes, ils ont également justifié les scissions de Il manifesto du Parti communiste italien, la création et les scissions d’un certain nombre de groupe maoïstes.

L’existence de ces organisations, les trajectoires de leurs militants et cadres, étant fluctuantes, leur étude est difficile. D’autant que, selon les périodes et les a priori de la recherche, le chercheur en sciences sociales va restreindre ou au contraire élargir son champ d’études non seulement aux organisations politiques mais également aux associations, aux fondations, à certains militants illustres, à certains compagnons de route, aux maisons d’édition. Le champ d’études s’étend également lorsque l’on s’écarte de l’histoire politique stricto sensu, qui consiste à une histoire des idées politiques et des partis politiques et que l’on s’attache à décrire certaines pratiques politiques radicales : par exemple, pour les autoréductions de facture d’électricité ou les réquisitions d’immeubles inoccupés. Les nombreux combats politiques radicaux étendent d’autant plus le champ d’études : le féminisme, la lutte contre le nucléaire, l’antifascisme radical, la lutte pour l’égalité des droits… La notion d’«aire» politique, fréquemment utilisée par les historiens et politistes italiens, désigne parfaitement à la fois des lieux, des rassemblements d’individus, des réseaux, et des pratiques aussi bien que des positions idéologiques et programmatiques. À l’image des mouvements altermondialistes, ces structures, de types associatives, sont changeantes pas toujours pérennes et pour le chercheur se pose constamment la question des sources exploitables.

Une autre difficulté concernant ces objets d’étude est l’accès aux archives et leur conservation. Très souvent, ces organisations politiques ont connu des périodes de clandestinité, parfois de violentes scissions, des changements de personnels dans leurs instances de direction et un culte du secret s’est souvent instauré, en partie justifié par une étroite surveillance de la police ou d’adversaires politiques, prenant parfois une tournure paranoïaque. Une étude comparée des archives disponibles à la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) ou à l’International Institute of Social History permet de mettre en lumière les disparités entre les mouvements et organisations d’extrême gauche ainsi qu’entre les dons d’archives privées de militants. Le difficile accès aux sources se combine avec ce qu’on pourrait qualifier «d’histoire révélée», dans un sens biblique, ou «d’histoire officielle» produite par ces organisations. En effet, presque tous les courants d’extrême gauche sont touchés par une graphomanie de leurs militants et une propension à l’écriture de témoignages, d’autobiographies, de thèses de congrès, d’explications de vote, d’articles de journaux. La liste est longue de leurs productions écrites, publiées ou non, qui forment à la fois un corpus de textes à étudier et une sorte «de récit à prétention historique» de ces organisations.

«L’hommage» de Gérard Filoche à Daniel Bensaïd est édifiant à plus d’un titre. En effet, dans un concert d’hommages respectueux, reconnaissants, voire hagiographiques, Gérard Filoche, chef d’un courant minoritaire de la LCR jusqu’en 1995 —date de son entrée au Parti socialiste — rédige un texte court qui condense plusieurs décennies d’opposition idéologiques, politiques, tactiques et stratégiques avec Bensaïd qui a appartenu au courant majoritaire de la LCR. Pris dans ces débats théoriques qui se transforment en guerres picrocholines, leurs analyses politiques concernent très souvent des situations politiques d’autres pays que la France, et leurs interprétations historiques divergentes ont constitué la charpente de ces organisations. Ces divergences d’analyses, profondément ancrées, persistent donc même après la mort. Ce n’est pas un hasard si Gérard Filoche s’en prend dans les commentaires qui suivent son billet au Que sais-je? intitulé Les trotskysmes rédigé par Daniel Bensaïd. Comme Alain Krivine, autre dirigeant du courant majoritaire de la Ligue communiste puis de la Ligue communiste révolutionnaire, tous deux ont publié leurs mémoires, recoupant la période de leur activité au sein de la LCR. Ces ouvrages proposent non seulement des itinéraires personnels mais également une «histoire» de cette organisation. Bon nombre de «révolutionnaires professionnels» de toutes orientations idéologiques se sont livrés à l’exercice des mémoires, de l’autobiographie ou de la biographie (mais lorsque celle-ci n’existait pas, certains historiens n’ont pas hésité à en «compiler une» avec talent dans le cas d’Errico Malatesta). Ainsi, même dans le cas d’une organisation politique —très fermée — comme Lutte ouvrière, l’unique témoignage d’un militant est celui de son leader historique mais peu connu du grand public Robert Barcia alias Hardy qui s’intitule : «la véritable histoire de Lutte Ouvrière»!

Une démarche à la fois transdisciplinaire et critique : la revue Dissidences

Un certain nombre de ces militants ou ex-militants des groupes révolutionnaires ont «investi» les sciences humaines et sociales, selon un procédé désormais bien connu de réemploi de leur capital culturel dans une profession intellectuelle : l’enseignement et la recherche. Sont-ce des étudiants-militants poursuivant ensuite leur carrière universitaire comme pour les anciens maoïstes ou trotskystes et, croisant leur centre d’intérêt, qui engagent des recherches sur le mouvement ouvrier ou les classes populaires? Ou bien des militants professionnels (on disait alors «révolutionnaires professionnels») qui, à un moment de leurs vies, «rentabilisent» leur savoir, leur notoriété, leur capital culturel et militant dans le monde universitaire? Cela complexifie ainsi la réception des ouvrages édités sur les mouvements révolutionnaires, puisqu’il est nécessaire de s’interroger sur la place de l’auteur, de savoir «d’où il écrit».

L’étude des extrêmes gauches se place dans cet «héritage naturel» que constitue le «Maitron» : un ensemble de biographies individuelles, pour donner «corps et chairs» aux entrelacs d’idéologies et résolutions de congrès qui constituent ces organisations révolutionnaires. De surcroit, ces études ne peuvent se limiter à de simples biographies collectives, mais doivent reprendre une méthodologie sociologique pour aboutir à une réelle prosopographie (NDLR : étude biographique, sociologique et historique d’un groupe et d’une catégorie d’individus) des mouvements révolutionnaires. Cette démarche a été initiée par la thèse de doctorat fondatrice de Jean-Paul Salles consacrée à la LCR entre 1968 et 1981, sa réception a d’ailleurs été très finement analysée par Vincent Chambarlhac et souligne la problématique du «qui parle?» et «qui rend compte?». La prosopographie est désormais une méthode efficace partagée entre plusieurs disciplines : l’histoire, la sociologie ou les sciences politiques et s’applique avec des résultats probants à l’étude des mouvements révolutionnaires.

Ceux-ci doivent bénéficier non seulement du renouveau de la sociologie des mouvements sociaux, des militants ou du syndicalisme. La sociologie bourdieusienne permet d’analyser avec finesse par exemple l’habitus (NDLR la socialisation et ses conséquences sur les comportements des individus) des militants, les rapports de domination au sein de la société et au sein des organisations politiques. Les concepts de «capital symbolique», «capital culturel», sont importants pour comprendre les trajectoires, «carrières» militantes et les récits de vie des «révolutionnaires». Les cadres d’analyse de la sociogenèse sont également pertinents pour comprendre les évolutions «humaines» et idéologiques de ces mouvements. La sociologie pragmatique (NDLR somme des différents courants sociologiques français inspirés par l’ethnométhodologie, la sociologie des sciences et la sociologie de la critique) peut aussi contribuer à dépasser les catégories déterministes de «militants» : une personne ne peut-elle se résumer qu’à son appartenance politique? N’évolue-t-elle pas d’une organisation vers une autre, ou vers aucune autre? Quelles sont les formes et les modalités des engagements?

Néanmoins l’étude des mouvements révolutionnaires et de leurs militants est traversée par des questionnements qui ne peuvent être résolus que par une approche transdisciplinaire. Les identités, la mémoire collective, les interactions et les réseaux, l’individuel et le collectif, le privé et le public, les entretiens et les récits de vie, l’histoire orale, les sources judiciaires et policières, les publications, les organes de presse, la contextualisation, les perceptions de la réalité, des situations politiques, économiques sont autant de thématiques et de problématiques qui recoupent nos objets d’études et qui sont explorées par les sciences humaines et sociales.

Cette volonté de considérer et d’étudier les «extrêmes gauches» comme un objet d’études légitime, tout en utilisant différentes approches épistémologiques, méthodologiques et disciplinaires sont les raisons d’être et d’agir de la revue Dissidences. (www.dissidences.net et http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/).

Pour en savoir plus

BARCIA, Robert, alias Hardy. La véritable histoire de Lutte Ouvrière, entretien avec Christophe Bourseiller. Paris, Denoël Impacts, 2003, 336 p.

BEAULIEU, Yannick et Jean-Paul SALLES. «Les jeunes Français et Italiens de la IVème Internationale (Secrétariat Unifié). Une étude comparée de leur formation au sein de la LCR et des Gruppi Comunisti Rivoluzionari». Dans BANTIGNY, Ludivine et Arnaud BAUBÉROT, dir.  Hériter en politique. Paris, PUF, 2011, p.167-183.

BEAULIEU, Yannick. «L’extrême gauche italienne n’existe pas! Mise en perspective historique d’une “aire” politique : la Nuova Sinistra (1960-1980)». Dans BIARD, Michel, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA, dir. «Extrême» : Identités partisanes et stigmatisations des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle). Rennes, PUR, 2012, p. 339-357.

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[1] Cet article et son contenu n’implique que son auteur. L’auteur est membre du comité de rédaction de la revue Dissidences. L’auteur tient aussi à remercier tout particulièrement Christian Beuvain, Vincent Chambarlhac, Jean-Guillaume Lanuque et Frédérique Marchand pour leurs relectures et conseils du présent article.