La grève et l’autonomie des universités

Publié le 12 juin 2012
Piroska Nagy

6 min

Par Piroska Nagy, Professeure d’histoire du Moyen Âge à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM)

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Les débats qui nous occupent jour et nuit depuis plus de 16 semaines, et particulièrement depuis la promulgation de l’odieuse Loi 78 qui fait même descendre, outre les grands-mères à casserole, les juristes en toge dans la rue, laissent de côté quelque chose d’essentiel, une réalité aussi fondamentale qu’historique. De quoi je parle? Arrêtons-nous un petit instant… et essayons, avec Jean Charest et ses ministres successifs de l’Éducation (et du Loisir et du Sport) qui nous y forcent, de concevoir une université sans grève, sans associations étudiantes, sans autonomie, tournant tout rond, telle une machine impeccable, sans la moindre intervention collective des étudiants et des professeurs !

Ce n’est pas moi qui fantasme. C’est bien ce que suggère l’attitude du gouvernement qui a refusé, pendant plus de 11 semaines, de parler aux étudiants en grève ; qui n’a pas hésité à faire (… ou laisser ?) intervenir les policiers sur les campus universitaires ; qui a convoqué une table de négociation composite le 4 mai, dont la Fédération québécoise des professeurs d’université était très curieusement exclue ; qui, même dans les dernières semaines, refuse encore de discuter du fond des questions avec les étudiants souhaitant un gel de la hausse et de convoquer les États généraux de l’Université, réclamés depuis si longtemps, pour réfléchir sur le devenir de l’université au Québec ; qui tente de réduire, par sa Loi 78, les associations d’étudiants à des clubs de rencontre de jeunes ; enfin qui prive par la même loi les professeurs, devenant alors de simples salariés d’entreprise, d’une part essentielle de leur autonomie intellectuelle en classe. Sans même parler de la violence policière et judiciaire, nous pouvons nous rendre à l’évidence : notre gouvernement souhaite orienter, gérer, administrer l’université sans demander leur avis à ceux-là mêmes qui la constituent et sans qui il serait difficile de donner un seul cours, ce qui reste, si je ne m’abuse – et malgré sa récente réorientation vers les activités de recherche, au nom de « l’excellence », du prestige et de la concurrence – la mission fondamentale de l’université.

C’est pourquoi je propose ici un petit retour donc aux origines, à la définition de ce qu’était, de ce qu’est encore, l’université. Quand bien même énormément de choses ont changé depuis sa création médiévale, il demeure, comme l’a rappelé Christian Rioux dans les pages du Devoir le vendredi 25 mai, en citant un prof anglais : seuls les professeurs et étudiants peuvent dire, « l’université, c’est nous ! »

Prenons l’exemple le plus connu, et l’un des plus précoces, de constitution d’université : Paris. C’est après un siècle d’existence de diverses écoles sous contrôle ecclésial qu’y émerge entre la fin du XIIe siècle et 1230, l’universitas. Ce terme latin désigne une association d’intérêts communs, jurée en l’occurrence par les étudiants et les maîtres des écoles de Paris, afin de se défaire de l’autorité de l’évêque. C’est au prix d’âpres luttes contre les autorités de l’Église, de la royauté et de la ville, qu’ont été reconnus les piliers de l’institution historique de l’université, repris respectueusement par les fondations ultérieures : un statut juridique autonome ; le droit de définir ses statuts et les conditions de l’octroi des diplômes ; une autonomie intellectuelle, pédagogique et de gestion. Aussi est-il légitime, face aux policiers et aux ministres, de rappeler à chaque occasion, de réclamer s’il le faut, aujourd’hui encore, le respect de cette large et fort importante autonomie de l’université. L’autonomie universitaire revendiquée dans ces circonstances graves n’est pas une question conjoncturelle mais essentielle, et ceci depuis les origines de l’institution.

Or dans ces luttes dont l’université est née, l’arme principale des étudiants et des maîtres était… la grève. Si la première grève (cessatio, cessation des cours) date de 1219, c’est la Grande Grève de l’Université de Paris entre 1229 à 1231 – où, pendant deux ans, maîtres et étudiants ont fait sécession de la ville pour tenir cours ailleurs (!), en donnant notamment naissance à l’université d’Orléans – qui a déterminé la reconnaissance définitive de l’autonomie juridique et intellectuelle de l’université, accordée par le pape Grégoire IX le 13 avril 1231 dans sa Bulle Parens Scientiarum. La grève a montré non seulement l’unité du monde académique, mais aussi sa puissance dans un monde où l’université – et ce qu’elle représentait : le savoir – était en passe de devenir un troisième pouvoir, aux côtés du pouvoir ecclésiastique et laïque.

La grève universitaire n’est donc pas une invention d’étudiants désinvoltes de notre temps, une exagération pour nommer le « boycott » ou la cessation des cours. Il s’agissait dès le départ d’une arme politique décidée par une collectivité : cette association de maîtres et d’étudiants qu’on appelait alors université. Le terme même de grève nous ramène au Paris du XIIIe siècle, à la fameuse place de Grève (l’actuelle place de l’Hôtel de Ville) où allaient les ouvriers désœuvrés selon le Livre des métiers d’Étienne Boileau (1261).

Ainsi, c’est au nom des étudiants et des professeurs actuels, qui sont en train de se réapproprier pleinement l’université, l’universitas, cette association d’intérêts communs qui est la leur, la nôtre, pour y former des citoyen-ne-s, que l’auteure de ces lignes prie Monsieur Charest et ses ministres (de l’Éducation, du Loisir et du Sport, mais aussi des Finances, du Développement économique, et j’en passe…) d’arrêter de rêver et de promouvoir une université-entreprise où professeurs et étudiants dociles et apolitisés feront machinalement leurs études dans les seuls intérêts du marché du travail et des banques, en oubliant tant leur passé que leur avenir.

Ils ne le feront pas. Nous ne le ferons pas.