Des patriotes au goût du jour

Publié le 20 mai 2013

Mathieu Arsenault, candidat au doctorat en histoire à l’Université York

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Le Vieux de 37. Aquarelle (1904) par Henri Julien (1852-1908).

Le Vieux de 37. Aquarelle (1904) par Henri Julien (1852-1908).

Pour sa dixième édition, la Journée nationale des Patriotes se met à l’heure de la République. Avec ce thème, le Mouvement national des Québécoises et Québécois a choisi de souligner le 175e anniversaire de l’éphémère proclamation de la République du Bas-Canada survenue lors de la seconde rébellion de 1838. Certes, l’occasion est belle. Pendant que le reste du Canada célèbre la Fête de la Reine, ou le Victoria Day, les Québécois sont invités à commémorer leur « tradition républicaine » et à marcher, au son du slogan « Le Québec demain, sera républicain », derrière une bannière réclamant l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur. Il ne fait aucun doute que les marcheurs du 20 mai vont considérablement gonfler les rangs de la petite phalange d’abolitionnistes qui manifestaient contre la monarchie en brandissant carrés rouges, fleurdelisés et tricolores à la face de James Wolfe sur les Plaines d’Abraham le 29 mars dernier. À Montréal comme à Québec, ces manifestations expriment néanmoins un même courant de contestation des institutions monarchiques qui se fait de plus en plus présent au Québec. Parallèlement, dans le reste du Canada, les célébrations du jubilé de Diamant, le mariage princier et l’engouement du Premier ministre Harper envers les symboles renforçant les liens avec la monarchie et la famille royale ne cessent de stimuler l’attachement à la Couronne. À n’en point douter, l’attitude face à la tradition monarchiste offre une autre manifestation des deux solitudes : pendant que sa popularité ne cesse de croître au Canada, il n’y a qu’au Québec que la tendance est à la baisse, et ce, depuis 2009.

En mettant l’accent sur la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada, la Journée nationale des Patriotes offre l’occasion de revenir sur la représentation républicaine qui domine actuellement l’historiographie des Rébellions. Reléguant le nationalisme des hommes de 1837-1838 au second plan, ce courant insiste sur la nature patriotique, civique et républicaine de la pensée patriote. La fameuse proclamation d’indépendance en dix-huit points du Président Robert Nelson, que nous sommes invités à commémorer, s’inscrit dans cet esprit. Parce qu’ils établissent l’absolution de toute allégeance à la Grande-Bretagne, la cessation de toute connexion politique entre la puissance coloniale et le Bas-Canada, ainsi que l’adoption d’une forme de gouvernement républicain pour le nouvel État, les deux premiers points de la déclaration risquent d’être fort populaires lors des festivités de notre journée nationale; et pour cause. En revanche, il est intéressant d’examiner d’autres facettes de ce document historique trop souvent délaissé, notamment les points 3, 4 et 18. Abordant respectivement la question des autochtones, de la laïcité et du statut de la langue dans le nouvel État, ces aspects négligés de la déclaration témoignent d’une perspective républicaine sur des enjeux qui, bien que très différents des défis actuels  du Québec, demeurent d’une étonnante actualité.

« A Québec bilingue is a better Québec »?

Des opposants au projet de loi 14 qui manifestent contre le renforcement de la Charte québécoise de la langue française en février 2013. Photo Robert Skinner, <em>La Presse</em>.

Des opposants au projet de loi 14 qui manifestent contre le renforcement de la Charte québécoise de la langue française en février 2013. Photo Robert Skinner, La Presse.

Lors des célébrations de 2011, un tollé a éclaté à propos d’une affiche bilingue annonçant la fermeture de la Caisse Desjardins de Saint-Léonard pour la Journée nationale des Patriotes/Patriot’s National Holiday. Tout de suite, le collectif Impératif français s’est saisi de l’affaire en soulignant que cette affiche était, de la part de l’institution financière, « un signe de mépris envers ses membres et une insulte envers le peuple québécois ». Bien que la caisse « fautive » ait rapidement imprimé une affiche unilingue française, pour plusieurs le mal était fait : « La caisse populaire viole la [loi] 101 et banalise la Journée nationale des Patriotes en l’anglicisant en un Patriots National Holiday. »

Bien que notre propos ne soit pas de discuter de la gravité de l’offense, ni même de remettre en question le statut unilingue français du Québec depuis l’adoption des lois 22 et 101, cet incident nous offre une porte d’entrée privilégiée sur l’article 18 de la Déclaration d’indépendance de 1838. De manière étonnante, la dernière ligne de la déclaration stipule que l’« on se servira des langues française et anglaise dans toutes matières publiques ». La République du Bas-Canada, étoile filante dont nous célébrons le passage dans l’histoire québécoise il y a 175 ans, devait donc être bilingue! Certes, Papineau avait fait rupture avec Nelson, et ce, juste avant que ce dernier se prépare à la proclamation de l’indépendance. Il ne faudrait toutefois pas voir dans cette attitude favorable au bilinguisme un caprice du chef patriote anglophone. À dire vrai, force est de constater que, pour les Patriotes, l’enjeu de la langue ne revêt pas encore l’importance qu’il va prendre après l’échec des Rébellions et l’union des Canadas. Pour les hommes de 1837-1838, cette question secondaire ne devait pas faire dévier la lutte de son objectif politique principal. Comme le souligne entre autres Michel Ducharme, « le discours politique des Patriotes n’est pas, à proprement parler, nationaliste. Il est simplement républicain. (Ducharme, 156) » À la différence des Réformistes qui ont dominé l’espace politique à partir de 1840, les Patriotes ne raisonnent donc pas en nationalistes. Si Éric Bédard a bien démontré à quel point la cohésion sociale est fondamentale pour les réformistes qui veulent que les Canadiens français forment un bloc compact et homogène parlant d’une seule voix (Bédard, 322), il faut comprendre qu’il s’agit là d’une rupture en réaction à l’incertitude qui plane sur le futur des Canadiens français après l’Acte d’Union. Pour les Patriotes, qui pensent le « peuple » en termes républicains et non pas la « nation » en termes culturels ou ethniques, la langue n’est pas un cheval de bataille.

Tel que le démontre Allan Greer, ce n’est qu’en situation d’urgence, lorsque les conflits civils font rage à partir de 1837, que les Patriotes commencent à agir comme si la langue « déterminait une frontière nette entre amis et ennemis (Greer, 169). » Autrement dit, pour les Patriotes, c’est la transformation du conflit politique en crise révolutionnaire qui fait « que la langue et l’origine nationale deviennent souvent les indicateurs rudimentaires de l’allégeance politique (Greer, 173). » Dans l’ensemble, les Patriotes ne s’opposent pas aux anglophones. Au contraire, comme le souligne la 55e des 92 Résolutions, ils cherchent plutôt, dans la mesure du possible, à « travailler de concert » avec eux dans la lutte pour un « gouvernement impartial et protecteur. » Jouissant d’un rapport de force à la Chambre d’assemblée, les Patriotes ne voient pas encore l’enjeu de conservation national qui obnubilera les politiciens post-1840. Clairement, ils ne sont pas hantés par le spectre de la disparition de la nationalité canadienne-française. Devant composer avec cette angoisse, les Réformistes ont réorienté la lutte pour l’émancipation politique en une lutte pour la survie de la nationalité canadienne. S’éloignant du rêve républicain, ils ont voulu « sauver les meubles » et faire de leur mieux pour conserver l’essentiel, notamment la langue.

Lu à la lumière de la Déclaration d’indépendance de 1838, l’émoi soulevé par l’affiche de Saint-Léonard apparait donc quelque peu ironique. Les Patriotes eux-mêmes ne se seraient pas offusqués de ce bilinguisme qui, pour tout dire, n’est pas en contradiction avec leur patriotisme. Le peuple qu’ils défendent, et dont ils se réclament, ne se définit pas par la culture ou l’origine ethnique, mais se compose plutôt de tous ceux qui partagent les objectifs politiques en faveur d’un gouvernement républicain responsable et patriotique. En d’autres mots, les Patriotes ne combattent pas un ennemi national, mais plutôt un ennemi politique, celui de la corruption du pouvoir par les élites coloniales. De la même manière qu’elle se manifeste dans l’ouverture envers le concitoyen anglophone, cette perspective républicaine se matérialise dans une égalité qui transcende les frontières ethniques.

 Pas de réserves ni de discrimination raciale

Immédiatement après avoir proclamé l’indépendance de la nouvelle république, le troisième aliéna du document de 1838 proclame « [q]ue sous le Gouvernement libre du Bas-Canada, tous les citoyens auront les mêmes droits; les Sauvages [Amérindiens] cesseront d’être sujets à aucune disqualification civile quelleconque (sic), et juiront (sic) des mêmes droits que les autres citoyens de l’État du Bas-Canada. » En déclarant l’égalité inconditionnelle des citoyens, incluant ceux qui sont d’origine autochtone, les Patriotes confirment que le peuple auquel ils font référence ne se définit ni par la culture ni par l’origine ethnique de ses membres. Pour eux, la diversité et l’hétérogénéité du corps social ne représentent pas un danger. Comme l’explique Maurizio Viroli, l’Autre n’est pas une menace au patriotisme tel qu’exprimé par les révolutionnaires bas-canadiens, au contraire il s’avère un allié potentiel dans le combat politique : « Where as the enemies of republican patriotism are tyranny, depostism, oppression, and corruption, the enemies of nationalism are cultural contamination, racial impurity, and social, political, and intellectual disunion (cité dans Ducharme, 156). » En résumé, la référence au peuple chez les Patriotes est inclusive; elle absorbe tout individu sans distinction ethnique. Inversement, l’attitude de François-Xavier Garneau vis-à-vis des Amérindiens tranche avec le discours républicain. Parce que l’historien nationaliste qui écrit dans la période post-Rébellions définit la nationalité autour de marqueurs culturels, la figure de l’Amérindien est placée sous le signe de l’altérité. Il est l’Autre, celui dont la langue, les lois et la religion sont étrangères aux Canadiens. Enfin, tout comme le rapport à l’ethnicité inclus dans la Déclaration d’indépendance permet de marquer une différence entre le patriotisme et le nationalisme, l’attitude face à la religion répond à la même logique.

Une Charte de la laïcité pour le Bas-Canada

Entre la sempiternelle affaire du crucifix de l’Assemblée nationale, le tristement célèbre code de conduite d’Hérouxville, les accommodements raisonnables, la Commission Bouchard-Taylor, les frasques du maire Jean Tremblay et le contesté projet de Charte de la laïcité du Parti Québécois, il fait nul doute que la question de la place de la religion dans la société québécoise est un sujet qui polarise toujours les opinions. Évidemment, il serait déraisonnable de placer les Patriotes dans le contexte des accommodements raisonnables ou d’imaginer Papineau se prononcer sur le port du hijab. Chose certaine, l’alinéa 4 de la Déclaration d’indépendance permet de mettre en perspective l’attitude républicaine des Patriotes sur la place de la religion dans l’État et l’exercice des cultes religieux. Il y est spécifié que « toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie, et toute personne a le droit d’exercer librement la religion et la croyance que lui dicte sa conscience. » Dans l’esprit républicain qui anime les révolutionnaires bas-canadiens, la séparation de l’Église et de l’État va évidemment de soi. La souveraineté vient du peuple et non d’un monarque élu de Dieu. Si la fidélité de la hiérarchie catholique bas-canadienne aux autorités coloniales et son opposition à la lutte des Patriotes n’a pu que faciliter l’adoption de la laïcité pour le nouvel État, l’instauration de la liberté de culte témoigne, une fois de plus, de la prédominance du patriotisme républicain sur le nationalisme dans la pensée patriote : « The crucial distinction [between republicanism and nationalism] lies in the priority or the emphasis: for the patriots, the primary value is the republic and the free way of life that the republic permits; for the nationalists, the primacy values are the spiritual and cultural unity of the people (cité dans Ducharme, 156). » L’unité : voilà encore le maître-mot des nationalistes réformistes dont Éric Bédard nous rappelle la « peur bleue de la division, probablement typique des nations minoritaires qui craignent pour leur survie (Bédard, 127). » Contrairement aux Patriotes qui prônent la laïcité de l’État, le souci de cohésion et d’unité qui motive l’action des Réformistes les amène à considérer l’Église comme une alliée qui va « moraliser le peuple, [et] le rendre meilleur afin que la société puisse renforcer ses liens (Bédard, 232). » De même, la liberté de culte ne fait pas de sens pour les Réformistes : s’« il faut rester catholique, c’est tout simplement pour éviter, tout comme en politique d’ailleurs, les divisions inutiles et fratricides (Bédard, 252). »

"Assemblée des six-comtés", par Charles Alexander Smith

« Assemblée des six-comtés », par Charles Alexander Smith

En conclusion, il apparait évident que la célébration du républicanisme des Patriotes offre beaucoup plus que l’occasion de promouvoir l’abolition de la monarchie ou de réclamer le renvoi du lieutenant-gouverneur. Tel qu’il se présente dans la Déclaration d’indépendance de 1838, ce républicanisme invite avant tout à penser différemment l’avenir politique du Québec et de son peuple, voire carrément à modifier la façon de définir ce peuple. Évoluant dans un contexte qui leur est spécifique, les Patriotes n’ont pas pensé leur lutte à la lumière du nationalisme. Contrairement aux Réformistes qui viendront après eux, ils n’avaient pas à s’inquiéter de l’avenir de la société qu’ils ont voulu émanciper. Motivés par un projet politique républicain, ils n’ont pas hésité à y intégrer « tout individu, quelque soit son origine, sa langue ou ses croyances religieuses (Ducharme, 157). » La République qu’ils ont imaginée et qu’ils considéraient comme un passage obligé pour la jeune colonie francophone d’Amérique était inclusive et ouverte sur la diversité culturelle, religieuse et linguistique. Cela dit, il convient de reconnaître les limites de cette ouverture alors fondée sur une conception républicaine de la vertu politique et du courage civique. En penseur républicain, les Patriotes ont cherché à réduire considérablement les droits politiques des femmes et à les exclure de la sphère politique formelle (Ducharme, 148-155). Mal agencée à nos valeurs contemporaines, cette politique masculine qui institutionnalise la discrimination basée sur le genre ne fait certes pas des hommes de 1837-1838 un modèle à suivre; au contraire, elle les rapproche de leurs homologues des autres Révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles (Greer, 175-198).

Aujourd’hui, il est difficile d’avoir la même certitude que les Patriotes en affirmant que « Le Québec demain, sera républicain ». Néanmoins, brandir le drapeau tricolore de 1837-1838 permet de s’inscrire dans l’héritage politique de ce rêve républicain que la répression et l’Acte d’Union de 1840 ont remplacé par une lutte pour la survivance nationale. Bien que la vigilance reste de mise quant à la protection du fait français en Amérique, il est évident que l’angoisse de la disparition qui tenaillait les Réformistes a fait place, à partir de la seconde moitié du XXe siècle du moins, à une nouvelle confiance. La Journée nationale des Patriotes, en offrant l’occasion aux Québécois de parader avec le tricolore dans les rues, nous amène à notre tour à réfléchir sur le sens du politique. Le Québec a-t-il besoin de « Réformistes » soucieux de conserver la nationalité avant tout, ou de « Patriotes » travaillant d’abord à l’avènement d’un nouveau régime politique inclusif? Évidemment, ni l’un ni l’autre des courants de pensée exprimés au XIXe siècle n’a la solution à nos défis contemporains. Néanmoins, ils permettent d’envisager certains enjeux fondamentaux autrement, puis de voir sous un autre éclairage les différentes options qui s’offrent à nous.

Pour en savoir plus

BÉDARD, Éric. Les Réformistes: Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle. Montréal, Boréal, 2009, 418 p.

DUCHARME, Michel. Le concept de liberté au Canada à l’époque des Révolutions atlantiques 1776-1838. Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 350 p.

GREER, Allan. Habitants et Patriotes: La Rébellion de 1837 dans les campagnes du Bas-Canada. Montréal, Boréal, 1997, 386 p.

VIROLI, Maurizio. For the Love of Country: An Essay on Patriotism and Nationalism. Oxford, Clarendon Press, 1995, 214 p.