La grève dans l’industrie de la construction. Condamnés au gel et au recul

Publié le 24 juin 2013

Par Jacques Rouillard, professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université de Montréal et auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire du syndicalisme québécois

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La grève des travailleurs de la construction déclenchée le 17 juin permet d’évaluer l’état des relations de travail au Québec et de mesurer l’avancement de la condition des travailleurs salariés. Les travailleurs de la construction, qui forment un groupe important de syndiqués, sont parmi les premiers à se syndiquer au XIXe siècle et à joindre majoritairement les syndicats internationaux venus des États-Unis. Ils ont eu traditionnellement un bon rapport de force lors des négociations et leurs conditions de travail ont eu un effet de démonstration sur les contrats de travail obtenus par d’autres groupes de syndiqués.

Leur arrêt de travail actuel se situe dans un contexte social qui s’est imposé depuis le début des années 1980 et qui influe sur les rapports collectifs de travail. Il rompt avec le modèle antérieur basé sur l’idée voulant que la croissance économique se traduise par une amélioration de la condition des travailleurs salariés, c’est-à-dire de meilleurs salaires, des heures de travail plus courtes et des avantages sociaux plus généreux. La norme voudrait plutôt qu’il faille travailler davantage et se contenter d’un salaire qui augmente au niveau de l’indice des prix à la consommation. Ce raisonnement signifie que les salariés sont condamnés au même niveau de vie sans pouvoir tirer profit de l’enrichissement de la société.

Car il y a bien un enrichissement de la société depuis les quarante dernières années qui se manifeste par la croissance du produit intérieur net et par une augmentation de la productivité du travail. Cette dernière mesure s’exprime dans un rapport entre la croissance de la production des entreprises et le nombre d’heures de travail nécessaire pour l’obtenir. Elle est la source de l’enrichissement de la société : on produit davantage avec une réduction du temps et de la force de travail. Cet enrichissement permet de travailler moins et de toucher un meilleur revenu afin de profiter des fruits de la croissance économique.

Du début du XXe siècle jusqu’à la fin des années 1970, les travailleurs salariés profitaient de la croissance de la productivité. Ils voyaient leur salaire augmenter au-delà de l’inflation, leurs heures de travail connaître une diminution et leur protection sociale s’améliorer largement sous l’effet de la syndicalisation. Par exemple, ils ont vu leurs heures hebdomadaires de travail passer de 60 à 40 heures de 1900 à 1960 et leur pouvoir d’achat s’accroître considérablement. Également, la rémunération horaire réelle moyenne des salariés a augmenté de 140 pour cent de 1940 à 1980. Leur niveau de vie et leur bien-être se sont donc substantiellement améliorés avec comme conséquence qu’ils ont pu se procurer des appareils électriques et une voiture, prendre des vacances, permettre à leurs enfants de se scolariser, etc. Mais depuis plus de trente ans, l’horloge s’est arrêtée : les hausses salariales ne dépassent pas l’inflation, qu’on soit syndiqué ou pas, et les heures de travail restent à peu près stables. En général, les salariés ne voient donc pas la couleur de la richesse à laquelle ils contribuent par leur travail.

La grève de juin 2013

Voyons ce qu’il en est des travailleurs de la construction. Dans les années 1960 et 1970, leur militantisme leur a valu l’obtention de la syndicalisation obligatoire (en 1968), des augmentations salariales qui dépassaient l’inflation et la mise en place d’un régime universel d’avantages sociaux. Depuis les années 1980, les arrêts de travail sont devenus beaucoup plus rares dans la construction : la dernière grève d’importance est survenue en 1995.  Ainsi, les pertes de temps reliées à des conflits de travail, toutes proportions gardées, sont même trois fois moins nombreuses au Québec qu’en Ontario de 1998 à 2007[1]. D’autre part, la croissance annuelle des salaires de ces ouvriers n’a pratiquement pas dépassé l’inflation. Leur pouvoir d’achat est donc resté à peu près stable depuis les années 1990[2]. Quant à leur semaine de travail de 40 heures, elle est demeurée la même depuis longtemps, en fait depuis la Deuxième Guerre mondiale lorsque la journée du samedi est devenue chômée.

Cette perspective historique permet de mieux comprendre la grève déclenchée le 17 juin. Les cinq grands groupes syndicaux sont unis dans leurs revendications au sein de l’Alliance syndicale et les diverses associations patronales font leurs principales demandes de manière commune. L’augmentation des salaires n’est pas tellement en cause, à mon avis, c’est davantage la volonté des employeurs de modifier la semaine de travail et la rémunération du temps supplémentaire qui est à la source du conflit.

Les syndicats réclament des augmentations salariales qui représentent une moyenne annuelle de 3,2 pour cent sur quatre années alors que les employeurs proposent une moyenne annuelle de 1,7 pour cent. Ce sont des positions de négociation, et il y a lieu de parier que les hausses devraient se situer autour de 2 pour cent. Cela correspondrait à la hausse de prix à la consommation, niveau où se sont situées les augmentations salariales des conventions collectives de 2010 à 2013. Les négociateurs syndicaux et patronaux se satisferaient probablement de ce qui est plus ou moins la norme depuis plus de trente ans : se coller à l’inflation. Quant aux autres réclamations syndicales, elles sont très modestes.

En revanche, les employeurs sont à l’offensive en effectuant une requête majeure qui bouleverse la vie de famille de ces travailleurs. Ils proposent de rallonger la plage des heures de travail en la faisant débuter à partir de 5h30 plutôt que 6h30 le matin. Pour la plupart d’entre eux, cela va signifier de devoir se lever du lit vers 4h-4h30 pour rejoindre des lieux de travail qui changent continuellement et qui peuvent être situés loin de leur domicile. En plus, les employeurs exigent de pouvoir faire travailler leur main-d’œuvre le samedi si les travailleurs n’ont pas complété les 40 heures de travail à cause d’intempéries. Rappelons que la journée chômée du samedi est un acquis depuis la Deuxième Guerre mondiale à Montréal et ailleurs au Québec dans les années 1950.

La publicité patronale dans les journaux fait valoir que le patronat répond aux préoccupations des travailleurs pour concilier le travail et la vie familiale. Au contraire, ces mesures constituent un sérieux handicap qui rend très problématique cette conciliation. D’autres demandes patronales sabrent également dans les conditions de travail (abolition du temps double pour le temps supplémentaire, abolition du temps payé en cas d’intempéries, etc.). En fait, on veut augmenter la flexibilité et la productivité du travail dont les ouvriers ne tirent pas bénéfice. On verra bien l’issue.

Cette négociation reflète bien que les syndicats se trouvent plutôt sur la défensive alors que la partie patronale avance des pions importants qui constitueront des reculs pour les travailleurs. Se pose alors la question : à quoi doit servir la croissance économique ? À améliorer le sort du plus grand nombre ou se préparer à travailler plus et à voir végéter son pouvoir d’achat. Où est le progrès et pour qui ?

Pour en savoir plus

DELAGRAVE, Louis. Histoire des relations de travail dans la construction au Québec. Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, 270 p.

DIONNE, Bernard. Le syndicalisme au Québec. Montréal, Boréal, 1991, 128 p.

ROUILLARD, Jacques. L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique. Montréal, VLB, 2009, 394 p.

ROUILLARD, Jacques. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire. Montréal, Boréal, 2004, 335 p.


[1] Louis Delagrave, Histoire des relations de travail dans la construction au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, p. 209.

[2] Ibid., p. 211.