La loi spéciale et son contexte historique. La désinvolture du gouvernement quant au droit de grève

Publié le 7 juillet 2013

Par Martin Petitclerc, professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et membre du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS), et Martin Robert, étudiant à la maîtrise en histoire à l’UQÀM et assistant de recherche au CHRS[1]

Version PDF
La loi spéciale adoptée le 1er juillet 2013 n'est pas la première du genre dans l'histoire du Québec. Ci-dessus, une affiche de la CEQ dénonçant la Loi 111 mise en place par le gouvernement de René Lévesque en 1983 afin d'assurer la reprise des services dans les collèges et les écoles du secteur public.

Affiche de la CEQ dénonçant la Loi 111 instaurée sour le gouvernement de René Lévesque en 1983.

Lundi le 1er juillet, l’Assemblée nationale a adopté une loi d’exception visant à mettre un terme à la grève en cours dans le secteur de la construction. Signe que l’exception est devenue la règle, cette loi spéciale est la trente-sixième depuis l’instauration, en 1964, du Code du travail actuellement en vigueur au Québec. D’ailleurs, dès le premier jour de grève des travailleurs et travailleuses de la construction, la loi spéciale était déjà sur toutes les lèvres, y compris celles de la ministre Maltais. L’histoire méconnue des lois spéciales est essentielle pour comprendre cette grande désinvolture du pouvoir politique à l’égard de l’exercice d’un droit pourtant fondamental, souvent considéré comme l’une des grandes libertés qui distinguent les pays démocratiques des états dictatoriaux.

Aussitôt reconnu, aussitôt contesté

En encadrant étroitement le processus de négociation collective, le Code du travail de 1964 reconnaît un droit de grève aux travailleurs et travailleuses syndiqué-e-s du Québec, y compris au sein de la fonction publique. Ce droit est toutefois conditionnel au respect des nombreuses règles relatives à la reconnaissance syndicale, à la négociation collective, au maintien des services essentiels, etc. Une grève « légale » désigne donc un arrêt collectif de travail qui respecte les multiples conditions spécifiées dans le Code du travail, par opposition aux grèves « illégales » qui ne les respectent pas.

Au fil des années, plusieurs nouvelles règles s’ajoutent, notamment pour plusieurs employé-e-s de la fonction publique, qui doivent respecter les ordonnances du Conseil des services essentiels. Cela dit, aussi restreint fût-il, le droit de grève accordé aux salarié-e-s est dès le départ menacé par l’adoption de nombreuses lois spéciales. Ainsi, pendant la seule décennie qui suit l’adoption du Code du travail, les différents gouvernements du Québec ont recours à onze lois d’exception afin de suspendre le droit de grève, de contraindre au retour au travail et d’imposer les termes des conventions collectives.

En 1976, l’élection du Parti québécois, qui affirme avoir un « préjugé favorable pour les travailleurs », laisse croire un temps à un plus grand respect du droit de grève. Toutefois, la suite des événements aura raison de cet optimisme. D’une part, rappelons que les « chartes » québécoise et canadienne reconnaissent seulement la liberté individuelle de s’associer, ce qui n’inclut pas le droit de grève. D’autre part, l’adoption de lois « matraques » pendant le deuxième mandat du gouvernement péquiste représente, de l’avis de plusieurs observateurs, l’une des attaques les plus féroces de l’histoire québécoise et canadienne à l’encontre du mouvement syndical.

« L’exceptionnalisme permanent »

Évidemment, d’autres gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral ont eu recours à des lois spéciales au cours des années. Si, à première vue, le nombre de lois spéciales ne diffère pas vraiment entre le Québec et l’Ontario, une analyse plus approfondie montre que les textes de loi sont nettement différents. En effet, l’étude comparative permet aisément de constater qu’à partir du début des années 1980, les lois d’exception québécoises sont nettement plus répressives.

En fait, l’histoire des lois spéciales québécoises correspond à un long processus d’accumulation de sanctions pénales et de mesures disciplinaires à l’égard des grévistes et de leurs associations. Progressivement, aux lourdes amendes s’ajoutent dans les textes de loi la perte du droit syndical de percevoir les cotisations, le remboursement des journées de grèves perdues, les pertes d’ancienneté, les congédiements sommaires, l’interdiction d’exercer des fonctions administratives dans les syndicats, le recours aux poursuites collectives en dommages, etc. Certains articles s’en prennent directement, sinon à la lettre, du moins à l’esprit des chartes des droits et libertés, comme ceux relatifs au renversement du fardeau de la preuve pour les accusés, à la culpabilité par simple association, etc.

La plupart de ces articles, notamment après l’infâme loi 111 de 1983, sont repris textuellement dans les lois suivantes. C’est d’ailleurs ce qui explique le caractère nettement disproportionné des sanctions pénales et mesures disciplinaires de la loi spéciale pour mettre fin à la grève étudiante de 2012. En effet, à l’exception de la section portant sur les manifestations, la plupart des articles de la loi 12 reprennent textuellement ceux de la loi spéciale de 2005, dont l’originalité est d’avoir été adoptée avant même qu’il n’y ait grève dans la fonction publique. La loi de 2005 reprenait à son tour l’essentiel des sanctions pénales et des mesures disciplinaires d’une loi de 1999, adoptée dans ce cas pour mettre fin à la grève des infirmières et des infirmiers.

La récente loi spéciale du gouvernement Marois, appuyée par tous les partis politiques à l’exception de Québec solidaire, apparaît donc bien comme l’aboutissement historique d’une logique d’« exceptionnalisme permanent », pour reprendre l’expression de Leo Panitch et Donald Swartz. Selon ces auteurs, cette logique serait en fait celle d’une stratégie politique implacable de répression du droit de grève dans le contexte du capitalisme néolibéral.

Pressions sur l’élite

Rappelons pourtant que la grève a été l’un des principaux moyens pour faire pression sur les élites économiques et politiques afin de favoriser une plus grande justice sociale. De grandes grèves « illégales » du passé, conspuées autrefois parce qu’elles nuisaient au sacro-saint développement économique, apparaissent aujourd’hui comme d’importants moments de lutte démocratique. Ironiquement, malgré toute la mauvaise foi dont il était capable, le régime anti-syndical duplessiste n’a jamais pu s’appuyer sur un dispositif répressif aussi puissant que celui de la loi spéciale.

Il faudra bien un jour réfléchir aux enjeux politiques soulevés par le recours continuel au pouvoir extraordinaire de l’Assemblée nationale pour suspendre arbitrairement le droit de grève, selon les humeurs des partis politiques en place. S’il faut continuellement sacrifier des droits aussi fondamentaux que celui-là pour satisfaire des intérêts économiques à court terme, aussi bien dire que notre société de droits est pratiquement condamnée. Car si l’exceptionnalisme permanent se poursuit, il y aura un jour bien peu de gens pour défendre activement cette idée toute simple, au cœur de chaque grève, selon laquelle c’est l’économie qui devrait être mise au service des travailleurs et des travailleuses, des citoyens et des citoyennes, et non l’inverse.


[1]Cet article découle d’une recherche en cours, menée en collaboration avec la CSN, la CSQ, la FTQ et la FIQ, dans le cadre du Service aux collectivités de l’UQAM. Ce texte a d’abord été publié dans l’édition du vendredi 5 juillet 2013 du Devoir, nous le reproduisons ici avec l’autorisation des auteurs.