La rénovation urbaine de la Basse-Ville d’Ottawa : le réveil des citoyens

Publié le 29 octobre 2013

Par Caroline Ramirez, doctorante au département de Géographie de l’Université d’Ottawa, et Anne Gilbert, professeure au département de Géographie de l’Université d’Ottawa

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Introduction

Étude de la mobilisation contre la rénovation urbaine de la Basse-Ville Est

Avec l’approbation du projet de rénovation de la Basse-Ville Est par le Conseil de la Ville d’Ottawa le 21 mars 1966, s’amorça dans le cœur francophone de la capitale une ère de transformations majeures. Le quartier fut en grande partie rasé et, du fait du retard dans la reconstruction et de la désorganisation de la Ville dans le relogement des habitants, la population se déplaça en grand nombre vers d’autres quartiers ottaviens ou traversa la rivière des Outaouais pour rejoindre Hull et Gatineau, du côté québécois. Les institutions autour desquelles s’articulait la vie communautaire furent pour certaines démembrées, les autres déplacées et isolées par un réaménagement routier qui fit de ce lieu de la vie française à Ottawa une zone de passage plutôt qu’un point d’ancrage de la communauté.

Les oppositions au projet furent pourtant nombreuses. Un mouvement de citoyens pour la défense du quartier s’organisa ainsi à partir de 1969, près de trois ans après le début de la rénovation. Appuyé au départ par les autorités municipales qui devaient s’assurer de mécanismes pour faire le lien avec les résidents du quartier, il s’en distança progressivement pour devenir leur porte-parole et agir comme le défenseur de leurs droits. Ses appels à la préservation de l’esprit du quartier et à la défense de son patrimoine sont évocateurs d’une prise de conscience par les francophones du rôle joué par la configuration du cadre de vie sur la cohésion communautaire.

À partir des archives du Comité du réveil de la Basse-Ville conservées au Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa, plus précisément du dossier C57, nous avons reconstruit la trame des événements entourant la création du comité et l’évolution de son action jusqu’à sa dissolution discrète en 1978.  Nous avons ainsi mis en lumière le changement de perspective du comité, depuis l’accompagnement des résidents en quête d’un dédommagement avantageux pour la perte de leur foyer jusqu’à la proposition d’une vision de la Basse-Ville comme milieu de vie particulier car canadien-français, dont les institutions populaires doivent être défendues. Ce déplacement de la revendication de l’espace privé à l’espace public témoigne du « réveil » des francophones d’Ottawa à la question urbaine. Le Comité du réveil de la Basse-ville leur aura en effet permis de fourbir leurs armes dans ce dossier qui deviendra un enjeu important de la lutte pour la consolidation de lieux de vie français dans une ville appelée à de nombreuses autres transformations.

Le programme de la Ville d’Ottawa et la création du comité

Publiées au mois de février 1958, les Urban Renewal Notes du Ministère canadien de l’Aménagement et du Développement ont été utilisées comme un outil de référence par les responsables du Département de l’aménagement de la Ville d’Ottawa qui s’apprêtaient alors à déposer, auprès des instances fédérales, une demande de financement pour réaliser une étude qui définirait les espaces devant être ciblés prioritairement par la rénovation urbaine. Concept alors peu connu et mal maîtrisé par les municipalités, la rénovation urbaine est définie dans ce document comme « une tentative de corriger certaines erreurs du passé » (p. 1, traduction des auteures). Plus précisément, cette intervention consiste à « renouveler les communautés urbaines pour un meilleur cadre de vie » et constitue « un processus qui implique la coopération du gouvernement aux trois niveaux (groupes communautaires, hommes d’affaires et citoyens privés) ». La rénovation urbaine implique ainsi « l’intérêt citoyen et la participation par l’intermédiaire de groupes locaux, de clubs d’intérêt, des contribuables, des églises, etc. » (p. ii, traduction des auteures).

Malgré ce positionnement très clair en faveur de la participation citoyenne dès 1958, ce n’est qu’en 1969, soit plus de dix ans plus tard, que le Ministère des Affaires municipales de l’Ontario assujettit clairement le financement des projets municipaux de rénovation urbaine à la preuve de l’existence d’une participation citoyenne. Le 27 août 1969, alors qu’est entamé depuis près de trois ans un projet de rénovation d’envergure impliquant expropriations et démolitions dans le quartier de la Basse-Ville Est, la Ville d’Ottawa accorde pour la première fois un financement à un partenaire social, en l’occurrence le Social Planning Council of Ottawa (SPC), pour mener à bien une mission de mobilisation citoyenne. Dans le certificat d’approbation du Bureau des commissaires, instance supra-décisionnelle de la municipalité, on peut lire (traduction des auteures) :

Plus tôt cette année le Ministre des Affaires municipales a envoyé une directive aux municipalités impliquées dans des projets de rénovation urbaine dans laquelle il indiquait que “la participation citoyenne doit être reconnue comme une part intégrale de la rénovation urbaine et pratiquée par les municipalités comme une affaire de politique publique”. La directive se poursuit jusqu’à affirmer qu’une “municipalité doit montrer de manière à satisfaire la province qu’un programme de participation citoyenne existe”. Afin de satisfaire ces nouvelles exigences de la province en lien avec la participation citoyenne, et parce qu’il est déjà convenu qu’il s’agit là d’un impératif si l’on souhaite mener à bien un projet satisfaisant, des discussions ont eu lieu avec le SPC autour de la possibilité d’utiliser leurs compétences. Suivant ces discussions, le SPC, sur une base expérimentale et sans aucun engagement en termes de partage des coûts, a placé un travailleur à temps plein dans la zone de rénovation et, en guise de résultat, un comité de citoyens a été formé.

Mais ce comité de citoyens, créé un peu avant l’intervention du SPC mais consolidé grâce à elle, n’est pas le premier à avoir été créé dans la Basse-Ville de l’Est. En 1966, la Ville d’Ottawa avait en effet déjà mandaté officiellement un groupe de citoyens, afin de répondre aux craintes des habitants et échanger des informations sur le processus de rénovation. Ce comité était toutefois composé d’élites éduquées et aisées, et certains de ses membres n’habitaient même pas la Basse-Ville bien qu’ils y entretenaient des intérêts d’affaire et de commerce. Quoique concernés par la préservation de la communauté, ils n’étaient pas, pour plusieurs, représentatifs de la population du quartier. Dans un article du journal Le Droit paru le 31 mars 1969 et intitulé « Le réaménagement de la Basse-Ville : une non-participation de la masse ! », il est justement reproché à la Ville d’avoir créé ce premier comité de citoyens tardivement, en même temps qu’elle validait le projet de rénovation, ne laissant de fait aucune place à un véritable travail de concertation préalable avec les habitants. Peu investi dans le processus de rénovation et ne présentant aucune organisation formelle qui aurait pu satisfaire la nouvelle requête de la province quant à la participation citoyenne et assurer le maintien du financement à la Ville d’Ottawa, ce comité formé de toutes pièces par la municipalité allait disparaître deux ans après sa mise sur pied pour laisser place à un nouveau comité de citoyens, beaucoup plus engagé dans sa communauté.

Avant même que la Ville ne finance les services du SPC pour répondre aux exigences du Ministère des Affaires municipales, un autre comité de citoyens avait en effet vu le jour dans la Basse-Ville, dénonçant l’immobilisme du premier. Le 23 septembre 1968, dix citoyens de la Basse-Ville s’étaient en effet rencontrés à la Salle Ste-Anne, espace communautaire central du quartier, se proposant de devenir un groupe-conseil pour les habitants confrontés à la rénovation de leur quartier et aux avis d’expropriation. Le comité définissait son rôle comme suit, dans le compte-rendu de la réunion : « Les gens qui ont des « troubles » avec la ville ne savent pas où aller pour chercher conseil. Un comité comme le nôtre pourrait défendre les intérêts de ceux qui sont mal pris. » C’est le 6 novembre 1968 qu’est officiellement créé le Comité du réveil de la Basse-Ville Est (CRBVE). Trente personnes sont présentes à la réunion, parmi lesquelles environ deux tiers de propriétaires,  ainsi qu’un avocat et un évaluateur à titre de conseillers. Le but du comité est redéfini : il cherche à « grouper le plus grand nombre possible de citoyens propriétaires et locataires qui sont prêts à donner de leur temps et leurs énergies pour protéger leurs intérêts ainsi que ceux de tous les citoyens. »

Avec la création du comité se multiplient les rencontres entre les représentants municipaux et les citoyens, comme en témoignent les documents d’archives du Bureau des commissaires et de la correspondance des maires. D’abord portant sur des bâtiments ou des rues en particulier, les revendications du comité s’inscrivent, avec les années, de plus en plus dans un objectif de véritable changement social, défendant désormais un projet communautaire et non plus seulement les droits de quelques individus, généralement propriétaires. Comment s’est effectué ce changement de paradigme ? Pourquoi et comment le comité est-il parvenu à se positionner comme le défenseur de la communauté et de ses institutions ? Dans ses interactions avec la Ville d’Ottawa et ses rapports avec les politiques mises place, le comité passe en effet d’une position relativement passive d’intervention, où il se contente de répondre aux « offensives » municipales, à celle d’un véritable « groupe de pression » – pour reprendre la typologie de Barthélémy (1994:87-114), citée par Boudesseul (2005:183) –, avançant des contre-propositions élaborées, dépassant les plans initiaux des aménageurs pour le quartier.

Mobilisation initiale autour d’un enjeu au niveau individuel : le logement

Informer les propriétaires et les locataires

Lors de sa deuxième rencontre, le 30 octobre 1968, le groupe de citoyens, qui allait former une semaine plus tard le Comité du réveil de la Basse-Ville Est, identifie trois enjeux auxquels il se propose de répondre : informer les citoyens, guider les propriétaires n’ayant pas encore vendu, et accompagner les démarches des locataires déplacés. Toutefois, les personnes présentes étant pour la majorité propriétaires dans la Basse-Ville, le comité compte se concentrer en priorité sur la défense des intérêts de ces derniers et encourage les locataires à se regrouper de leur côté. Le 6 novembre 1968, date officielle de la création du Comité du réveil de la Basse-Ville Est, le débat tourne cette fois autour de l’estimation de la valeur des propriétés. Doit-on faire confiance aux évaluations de la Ville ? Vaut-il mieux vendre ou attendre de se faire exproprier ? Lors de cette réunion, on propose par ailleurs de diviser le comité en plusieurs sous-comités spécialisés (propriétaires, locataires, diffusion de l’information, griefs, etc.).

À ses débuts, le comité s’attache ainsi très clairement à la défense des intérêts privés des citoyens. Il répond aux inquiétudes immédiates des résidents autour de l’achat par la Ville des propriétés et de la question du relogement. Aucune réflexion n’est à ce moment entamée à l’échelle du quartier et de sa communauté. Le comité ne se perçoit pas comme le défenseur d’une minorité francophone et des lieux de sa vie quotidienne.  Il agit pour des résidents aux prises avec un problème bien particulier, celui de devoir se reloger à un prix acceptable et de négocier au mieux les conditions de leur départ.  S’il cherche à bien les informer et les sensibiliser, à leurs donner les ressources pour qu’ils jouent un rôle actif dans la définition des enjeux et la quête de solutions, il ne s’aventure pas encore au-delà de la défense de leur espace privé.

Prendre en main le relogement : créer une coopérative d’habitations

Pour pouvoir dépasser son rôle d’antenne d’information et assurer un accompagnement plus poussé des habitants, le Comité entame une réflexion sur les conditions du relogement et envisage de devenir un véritable acteur dans ce domaine, et non plus un simple intermédiaire.

Ainsi, le 20 novembre 1968, alors qu’il se réunit en prévision de la rencontre avec M. Burns, directeur du Département de la rénovation urbaine à la Ville, le comité envisage pour la première fois la possibilité de former une coopérative d’habitations. L’objectif général du comité reste toutefois assez limité, consistant encore, tel qu’écrit dans le compte-rendu de la rencontre, à « protéger les propriétaires et locataires dans leurs relations avec les représentants de l’Hôtel-de-Ville ». Les questions qui seront posées aux fonctionnaires municipaux traduisent également un souci constant autour des droits des propriétaires et des locataires du quartier : les inquiétudes portent sur les raisons des expropriations des maisons récentes et en bon état, sur les critères d’évaluation des maisons par la mairie, sur le délai d’attente avant la vente, sur la priorité de relogement des anciens habitants dans le secteur exproprié, et sur l’accès à une maquette du plan.

Le projet de coopérative d’habitations n’en est qu’à ses débuts et il restera en suspens pendant plusieurs années, laissant le temps aux citoyens du comité de se former à la question et d’entamer les démarches règlementaires auprès de la Ville – qui ralentira d’ailleurs considérablement les démarches du comité par sa lenteur administrative. Toutefois, assurer la réalisation et la gestion d’un ensemble de logements dans la Basse-Ville traduit une prise de conscience de l’importance de reloger les habitants dans le quartier en même temps qu’une volonté de ne pas laisser à la Ville seule la tâche de la reconstruction. Face à la transformation rapide du quartier, aux expropriations qui se multiplient, au retard dans la construction des nouveaux logements, à l’inadaptation de leur taille et de leur mode d’attribution, aux locations de courte durée entretenant les perceptions de dégradation et d’instabilité sociale, le comité comprend qu’il doit prendre en main une partie des changements de la Basse-Ville Est.

Changement de paradigme : le comité au secours de sa communauté et de ses institutions

Un souci communautaire et identitaire naissant

Le 8 janvier 1969, soit un peu moins de cinq mois après la première rencontre du groupe de citoyens, le comité étudie les plans proposés par la Ville et s’accorde en particulier autour d’un projet : celui d’une école polyvalente dans le quartier, dont la construction débuterait en janvier 1970. C’est la première fois que les discussions portent sur la réalisation d’un bâtiment public, pouvant servir l’ensemble de la communauté, et non pas sur la défense des propriétaires face aux expropriations de maisons individuelles. D’ailleurs, les expropriations et démolitions qui permettraient la réalisation de l’édifice sont perçues comme une nécessité qui contribuera au bien-être de la communauté. On voit dans l’école une future source de fierté pour la communauté et l’occasion pour les francophones de s’épanouir.

Un autre sujet de préoccupation du comité, lors de la réunion du 22 janvier 1969, est révélateur d’une prise en considération nouvelle des intérêts de la communauté dans son ensemble et de l’importance de lutter non plus seulement pour les droits des propriétaires et locataires, mais également pour le maintien de ces derniers dans le quartier. On s’inquiète ainsi de l’inscription des lettres « O-C », pour « Ottawa City », en rouge, sur les façades des maisons expropriées et appartenant désormais à la Ville. Ces lettres, censées faciliter la livraison d’huile, constituent également, d’après les membres du comité, un incitatif à la vente pour les autres propriétaires puisqu’ils rendent directement visibles, dans l’espace quotidien du quartier, le départ des habitants – ces inscriptions seront enlevées en avril 1969 après la plainte des citoyens. Lors de la réunion, on qualifie ces inscriptions de démoralisantes, d’irrespectueuses et même de véritable atteinte à la dignité humaine. L’un des membres les voit même comme une insulte aux Canadiens français. Cette théorie du complot à l’égard des francophones est partagée par plusieurs des habitants. Déjà le 31 décembre 1968, Mgr. Charles-Auguste Demers, curé de la paroisse Ste-Anne, correspondant au territoire de la Basse-Ville Est, soupçonnait la municipalité, dans un article du journal Le Droit, de vouloir détruire le caractère « canadien-français » du quartier.

Une préoccupation sociale

Peu à peu, le comité développe un véritable argumentaire autour de la nécessité de défendre les résidents les plus durement affectés par la rénovation et les institutions du quartier. Le 3 mars 1969, un texte est réalisé par le comité, intitulé « Le Réveil des citoyens de la Basse-Ville Est – Conseils à tous les citoyens touchés par le projet de rénovation urbaine ». Le document est divisé en différentes sections, s’adressant tour à tour aux propriétaires, aux locataires, aux personnes âgées, et aux commerçants. Les préoccupations sociales y occupent une place importante : les locataires gagnant entre 5000 et 8000 $ par an y sont présentés comme les plus fragilisés par le projet de rénovation. On évoque par ailleurs la difficulté des personnes âgées à quitter non seulement une maison, mais aussi une vie et des souvenirs. Le mémoire fait usage du « nous » et adopte un ton fédérateur.

La vocation sociale et le souci du comité de défendre la communauté s’accentuent. Le 9 juillet 1969, à l’occasion d’une assemblée extraordinaire du comité, on exprime ainsi des doutes quant à la possibilité du Patro de poursuivre son action auprès de la jeunesse du quartier, s’il est relocalisé tel que le prévoient les plans de rénovation urbaine. Édifié à la fin des années cinquante sous l’égide de l’Église, il offre alors un éventail d’activités sportives, récréatives, éducatives, voire pastorales. Animé par de nombreux bénévoles, et soutenu par les élites du quartier, le Patro est un haut-lieu de la vie du quartier. Or l’espace qu’on lui réserve est nettement trop petit pour le maintien de tous ses programmes. Le dossier est fédérateur. Et il servira de bougie d’allumage pour la mobilisation du comité autour d’autres enjeux que le logement.

L’année 1970 en est une de transition pour le comité : la Ville le dote de locaux et d’un financement, toujours dans le but de satisfaire les exigences de la province. Dans un rapport du conseil municipal du 4 mai 1970, on considère ainsi qu’il est important qu’ait lieu un travail concerté entre le Département de la rénovation urbaine et le comité de citoyens « à la fois par choix car il semble important d’avoir un dialogue continu avec ceux directement affectés par la rénovation urbaine, et également parce que la province requiert une participation citoyenne active contre sa participation à hauteur de 25 pour centau financement du projet ». Cette année-là, le comité se consacre essentiellement à la finalisation d’un projet de coopérative d’habitations, délaissant les autres causes jusqu’au début de l’année 1971. Offrir à la population des logements à bas prix est en effet urgent : les expropriations et les démolitions se poursuivent, et les habitants les plus pauvres s’avèrent incapables de se reloger dans le quartier.

La défense des institutions

C’est au début de l’année 1971 que le comité prend véritablement en main la défense des institutions de la Basse-Ville Est et que son discours devient plus agressif. Le 8 février 1971, lors d’une rencontre rassemblant acteurs associatifs et institutionnels de la Basse-Ville Est ainsi que les responsables municipaux de la rénovation urbaine, le groupe de citoyens recommande que le terrain qui avait été réservé par la Ville à la construction de l’aréna accueille en fait un centre communautaire comportant éventuellement une piscine intérieure. Le comité exprime son inquiétude face à l’intention de la Ville de démolir la piscine du Patro dès l’été 1971, avant même d’avoir une date pour la construction de la nouvelle : le Patro se retrouverait alors sans structure pour que ses jeunes pratiquent la natation.

Le 24 mars 1971, il est cette fois question de la discontinuité des services de pré-maternelle, dispensés depuis décembre 1969 dans les locaux du Patro suite à la pression des mères de la Basse-Ville qui avaient constaté qu’aucun service de ce type n’était disponible pour les familles francophones et défavorisées du quartier. Les activités destinées aux personnes âgées inquiètent tout autant.

La mobilisation se fait particulièrement forte en septembre 1971, alors qu’une polémique se développe autour de l’achat, par la municipalité d’Ottawa, de deux patinoires situées à proximité du Patro. Perdant l’accès à ces patinoires, les résidents locaux, soutenus par le comité, s’insurgent, exprimant également leur frustration face aux retards dans les différentes constructions prévues par le projet de rénovation, les qualifiant de véritables nuisances au fonctionnement de la vie communautaire dans la Basse-Ville Est.

Le 17 octobre 1972 signe une victoire du comité puisque, lors d’une assemblée publique en présence du maire, la Ville d’Ottawa entérine les choix des citoyens de la Basse-Ville quant à la localisation des différentes institutions destinées à la communauté : le centre communautaire, auquel on adjoindra le Patro, les services sociaux et la clinique Sainte-Anne resteront dans la Basse-Ville et l’aréna sera localisée dans un quartier voisin, celui de la Côte-de-Sable.

Vers une véritable revendication du contrôle du milieu de vie

La réévaluation du plan de rénovation

Fort de ses dernières réussites, le comité n’hésite plus à s’opposer frontalement aux décisions du conseil municipal. Ainsi, il ne lui faut que quelques jours pour réagir suite à l’annonce, le 8 février 1973, par le directeur adjoint du Département des services communautaires de la Ville d’Ottawa, que la construction de la nouvelle rue St-Patrick déplacerait 80 familles, alors que les logements actuellement disponibles dans le quartier ne peuvent en accueillir que 36. Le 12 février 1973, le comité envoie une lettre au maire, exigeant que la réalisation de l’artère soit retardée d’un an, afin que soit terminée la construction d’un bloc d’habitations qui permettrait d’éviter le départ des familles devant être expropriées. Devant l’absence de réponse de la municipalité, le comité écrit au journal Le Droit, dénonçant l’indifférence du maire et indiquant son intention d’engager un avocat pour défendre les intérêts des citoyens.

Le 30 mars 1973, le maire fait une sortie publique contre le comité après que celui-ci ait été mandaté par 125 citoyens réunis lors d’une assemblée le 29 mars pour se doter des services d’un avocat et entreprendre une poursuite judiciaire contre la Ville qui ne respectait pas ses engagements d’aide au relogement des habitants expropriés. Les tensions s’apaisent enfin le 18 avril 1973, suite à une rencontre entre le comité et le responsable du Département des services communautaires : il y est décidé que le plan de rénovation sera gelé le temps qu’il soit réévalué par les citoyens. Les travaux déjà en cours se poursuivent mais plus aucun logement n’est exproprié le temps qu’un accord soit trouvé sur une alternative au plan actuel.

Les contre-propositions du comité

De concert avec le comité, les services de la Ville doivent donc travailler à un plan amélioré de rénovation urbaine. Le 4 mars 1974, le directeur de l’aménagement communautaire annonce toutefois que les travaux pour l’un des blocs d’habitations, qui auraient permis d’accommoder les habitants devant être déplacés par la réalisation de l’artère St-Patrick, connaissent un important retard. Il en va de même pour le centre communautaire : les bâtiments de l’ancien Patro ayant déjà été démolis, ses services doivent se reloger temporairement dans une synagogue de l’avenue King Edward. De fait, les perspectives sociales du comité se heurtent à un constat : le plan est déjà bien avancé et il sera difficile de faire valoir les intérêts de la communauté et de moduler la vision de la Ville, d’autant plus que de nombreux habitants ont déjà quitté le quartier.

Ce constat n’empêche pas les citoyens de camper sur leurs positions. Le 12 décembre 1974, le président du comité refuse, au nom des habitants du quartier, les quatre alternatives présentées par la firme Murray & Murray, chargée de la rénovation urbaine. Mais le comité ne se présente pas seulement comme une simple force d’opposition : il formule en effet des contre-propositions, définissant enfin une vision complète pour le quartier. Les 19 propositions de changement recommandées par les citoyens consistent, entre autres, à n’implanter aucune ambassade dans le secteur, à créer une coopérative d’alimentation, à s’assurer que les marchands locaux seront prioritaires pour s’installer dans le futur centre d’achat, que les citoyens garderont une marge de contrôle sur l’aspect de leur futur environnement résidentiel et sur la détermination des critères de démolition ou de préservation des maisons et, enfin, que priorité sera donnée aux gens de la Basse-Ville pour le relogement dans les nouvelles habitations du quartier. Surtout, les citoyens désirent préserver le caractère francophone et ouvrier de leur Basse-Ville. Ils invitent la Ville à poursuivre seulement l’aménagement des terrains vagues, qui sont nombreux après les démolitions. Ainsi, de l’urbanisme jusqu’à la gestion du cadre de vie, le comité parvient à se positionner comme un véritable vecteur de changement, affirmant sa capacité subversive.

Épilogue

Dans une lettre datée du 24 janvier 1975, Ginette Gagnon-Ouellette, vice-présidente du comité, s’inquiète de voir que les propositions et demandes des citoyens n’ont toujours pas été intégrées aux plans des urbanistes-architectes Murray & Murray, pourtant présents à de nombreuses consultations avec les habitants au cours des quatre derniers mois. Cette lettre exprime le profond sentiment de frustration des citoyens et du comité, qui ne se sentent toujours pas entendus, et qui se posent en victimes d’un véritable « massacre urbain » et « d’erreurs monumentales ». Un passage en particulier est très représentatif du sentiment que l’expertise citoyenne semble méprisée par la municipalité et Murray & Murray :

Quand les spécialistes reconnaîtront-ils qu’il existe dans la Basse-Ville une sagesse populaire qui fait appel au gros bon sens et non à des traites d’urbanisme ? […] On est pas des architectes mais on sait ce qu’on veut, […] on leur a assez dit. Et nous crirons (sic) à qui veut l’entendre que l’assaut bulldozzers versus la Basse-Ville a non seulement été un massacre urbain, mais une trahison à la morale des bonnes gens de la Basse-Ville, nous irions jusqu’à dire meurtre social. C’est dommage de ne pas reconnaître le moment opportun de transformer un désastre urbain en réussite urbaine ! Il est encore temps de finir en beauté, les lots vacants y sont, les maisons ne sont pas toutes démolies et les citoyens sont prêts à rebâtir mais avec des planificateurs qui comprennent et respectent notre culture et qui donnent priorité aux citoyens plutôt qu’à un esthétique sophistiqué (sic).

L’appel des citoyens n’a donc pas été entendu, ou très mal et trop tard. Le 26 avril 1976, à l’occasion d’une rencontre avec le nouveau maire Lorry Greenberg, aux idées progressistes à l’égard du patrimoine et très conscient de la nécessité de ménager la communauté de la Basse-Ville Est, déjà très éprouvée, le comité n’a plus qu’à tirer le bilan de six ans de lutte pour les citoyens du quartier. On recommande simplement que soit assurée la participation des habitants pour la mise en œuvre des futurs plans, que l’on permette à deux représentants des citoyens de rencontrer régulièrement le responsable de la rénovation urbaine, qui tire à sa fin, et d’attendre une réinspection des maisons avant d’envisager de mener à bien les dernières démolitions prévues.

Le dernier rapport du comité à être publié est celui du 25 janvier 1978. La Ville est alors depuis plusieurs années entrée dans une phase d’aménagement plus respectueuse des acquis physiques du passé, en lien avec le financement des niveaux provincial et fédéral qui se sont déplacés vers les actions de restauration et de réhabilitation à partir de 1974, délaissant les interventions de type rénovation urbaine qui ont rarement fait leurs preuves. Le rapport se contente d’énumérer les différentes actions entreprises pour aider à l’évaluation des maisons du quartier qui pourraient bénéficier d’un financement pour les embellir et les conserver.

Conclusion

Placé face au délitement et à la fuite de la communauté qu’il avait cherché à défendre, le Comité du Réveil de la Basse-Ville Est connaîtra un essoufflement progressif à la fin des années 1970, faute de causes à défendre et usé par l’indifférence de la municipalité. Véritable porte-parole de citoyens d’abord assez amorphes face à un projet qui les dépassait et qu’ils ne comprenaient pas, le comité, tout en étant conscient de l’enjeu linguistique de sa lutte, n’est pas parvenu à se positionner comme véritable agent de changement social, se perdant dans des revendications trop souvent ponctuelles et s’avérant incapable de formuler un programme communautaire large, servant des perspectives à long terme. Il faut toutefois saluer le caractère novateur de la démarche du comité :

Le Comité du Réveil de la Basse-Ville d’Ottawa, créé au cours des années 60 pour donner une voix à la population majoritairement francophone de la Basse-Ville, confrontée à la démolition de son quartier dans le contexte d’un projet de rénovation urbaine, offre un des premiers exemples de mobilisation communautaire ponctuelle. […] Comme d’autres créés à l’époque, ce comité appartient au mouvement communautaire plus large que Bagaoui et Dennie associent au « type de syndicalisme du cadre de vie » (1999 : 80). Tout en exerçant des pressions auprès des gouvernements pour réclamer des équipements et des services collectifs pour la population de leur quartier, ces comités de citoyens francophones s’élargissent à de nouveaux champs d’intervention, qui marquent une rupture avec les pratiques traditionnelles, en se situant « hors de la seule logique de l’Église catholique et des écoles[1]. »

L’éveil de la conscience citoyenne permise par le comité, qui contribua à mettre à jour les droits des habitants et les devoirs de la Ville à leur égard, ne résista toutefois pas aux nombreux départs et aux démolitions. Privée de son cadre physique, la communauté n’avait plus de raison d’être. Il persiste, aujourd’hui, chez les anciens habitants, la mémoire d’une grande injustice. Car, si les habitants ont parfois été gagnants au niveau individuel, ils sont incontestablement perdants au niveau collectif : plusieurs infrastructures communautaires leur ont été enlevées et la mixité sociale et l’unité identitaire du quartier ont disparu.

Pour en savoir plus

BAGAOUI, Rachid et Donald DENNIE. « Le développement économique communautaire : nouveau départ pour le mouvement associatif franco-ontarien »Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire, vol. 5, n° 1 (1999), p. 55-94.

BARTHÉLÉMY, Martine. « Le militantisme associatif ». Dans PERRINEAU, Pascal, dir. L’engagement politique. Déclin ou mutation ? Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 87-114.

BOUDESSEUL, Gérard. Écologisme et travail : usages de l’espace vécu chez les militants Verts. Paris, L’Harmattan, 2005, coll. « Sociologies et environnement », 256 p.

CODERRE, Cécile et Madeleine DUBOIS. « Solidarité et citoyenneté : initiatives pour contrer la pauvreté chez les francophones dans Ottawa-Carleton »Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire, vol. 6, n° 2 (2000), p. 61-86.


[1] Cécile Coderre et Madeleine Dubois, « Solidarité et citoyenneté : initiatives pour contrer la pauvreté chez les francophones dans Ottawa-Carleton », Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire, vol. 6, no 2 (2000), p. 63.