Quel est le rôle de l’histoire aujourd’hui ?*

Publié le 26 novembre 2013

Martin Pâquet, Département des sciences historiques de l’Université Laval

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Quel est le rôle de l’histoire aujourd’hui ? Vaste question – vaste programme, diraient certains – qui interpelle l’historien et l’historienne dans l’actualité de notre temps.

Photo d'archives. Crédits : Pascal Scallon-Chouinard

Photo d’archives.
Crédits : Pascal Scallon-Chouinard

Dans notre monde où l’accélération des échanges humains et le culte du présent deviennent des normes, la pratique historienne est fortement sollicitée et questionnée sur sa pertinence. Il y a bien sûr les impacts internes de ces sollicitations et de ces questionnements : pratiquer une discipline scientifique telle que l’histoire implique une sensibilité affutée aux nouveaux problèmes, méthodes, sources et enjeux reliés à l’étude du passé. Dans un contexte scientifique où de nouveaux objets d’étude et des approches neuves émergent, il en va aussi du dialogue entre l’histoire et d’autres disciplines des sciences humaines. Enfin, en élargissant la focale au-delà des dimensions scientifiques, l’histoire rencontre aussi d’autres usages publics du passé. Ces derniers relèvent de la mémoire collective et individuelle, mémoire entendue ici comme un sentiment d’appartenance à une communauté qui traverse le temps et les générations. Les usages publics du passé touchent aussi à des pratiques diverses se référant au passé pour des fins esthétiques, médiatiques, juridiques, commerciales, politiques, idéologiques, etc. Les historiens ne sont pas, s’ils l’ont déjà été, les seuls analystes du passé : plusieurs autres intervenants se présentent aussi comme interprètes de ce passé – du juriste au cinéaste, du romancier au professionnel de la parole, du didacticien au journaliste. De plus, la demande sociale en cette matière est forte puisque la connaissance du passé et du présent constitue un élément crucial de l’habilitation citoyenne aujourd’hui. Être un citoyen ou une citoyenne implique la détention d’un savoir pour pouvoir exercer pleinement ses droits dans la Cité. Le savoir relatif au temps – présent, mais surtout passé, l’avenir étant fondamentalement conjectural –  est donc essentiel.

Dès lors, l’historien et l’historienne doivent réfléchir sur les moyens empruntés par leur pratique disciplinaire et sur leur rôle dans la Cité. Pour ce faire, ils doivent réfléchir sur les fins de leur discipline, conçues d’abord comme enquête méthodique poursuivant l’idéal de vérité et produisant des connaissances vraies et vérifiables – les finalités de la connaissance ou épistémologiques. Sur ce, la discipline historique ne peut être réduite à un simple récit : elle implique la production de connaissances sur la réalité à l’instar des autres sciences. L’historien et l’historienne se questionnent par la suite sur leur discipline comme étude ayant le temps comme objet fondamental – une finalité de l’objet ou ontologique. Ce qui pose en soi un problème fondamental : contrairement aux autres disciplines où l’objet est bel et bien réel et concret, l’objet de l’histoire appartient à une réalité passée que l’historien et l’historienne reconstituent par les seules traces qui subsistent jusqu’à présent, d’où l’incertitude plus ou moins grande de leurs résultats d’enquête. Enfin, l’historien et l’historienne ne sont pas des Martiens observant des humains[1] : ils ne peuvent adopter une posture théorique – une posture de surplomb – qui les détachent complètement de leur objet d’étude. À contrario, ils ne peuvent pas non plus être intimement collés à cet objet, puisqu’ils ne sauraient en percevoir et en analyser pleinement les spécificités et les traits communs. Dès lors, ils aménagent une distance avec leur objet d’étude avec leurs méthodes et leurs questionnements qui visent l’établissement de jugements de fait et non de valeur. L’établissement de cette distance découle d’une éthique de responsabilité à visée universelle, consciente des conséquences de l’action des chercheurs, et non d’une morale communautaire ou personnelle. Cette distance est médiatisée grâce à une pratique de la solidarité avec ceux qui furent, ceux qui sont et ceux qui seront – ce sont les finalités éthique et politique.

Une fois ce travail fait, les historiens doivent alors se pencher sur leur rôle dans la société ou, plus exactement, dans la Cité – la polis, d’où le mot politique. Lorsqu’il est question de politique, le sens commun l’assimile aux disputes pour l’exercice du pouvoir et de l’autorité, c’est-à-dire à la politique. Les rappels à l’ordre sont nombreux : l’histoire ne doit pas être politique, la politique ne doit pas se mêler d’histoire. Toutefois, le sens du mot politique varie en genre et en nombre : la politique n’est le politique, entendu ici sous deux dimensions, soit la gestion des divisions du social et la projection vers un futur pensable. En posant la société et le temps comme objet, le politique interpelle l’historien et l’historienne. Bien que, dans l’exercice de leur métier, ces derniers doivent résister aux sollicitations de la politique, ils ne peuvent ignorer lorsqu’il s’agit du politique. En effet, cela relève de la finalité éthique et politique de leur discipline – la pratique de la solidarité avec autrui – et de leur rôle dans la société, finalité et rôle qui impliquent leur adhésion à une éthique de la responsabilité.

Les trois interventions de cette table ronde proposent des points de vue sur trois enjeux fort contemporains, tirés de l’actualité présente, qui interpellent le rôle de l’historien aujourd’hui au Québec. Le premier est celui du débat sur l’enseignement de l’histoire (Lucie Piché) qui place l’usage de l’histoire entre deux visées : l’acquisition d’un savoir scientifique sur le passé et la formation des citoyens actuels. Le deuxième débat pose la question de la relation avec le passé catholique du Québec francophone, une relation qui se transmet de génération en génération avec des modifications, une relation patrimoniale (Catherine Foisy). Le dernier débat renvoie à la grande polémique qui a déchiré la société québécoise l’année dernière, soit celle du Printemps érable (Martin Petitclerc) : elle interroge les aspects de l’engagement social et politique de l’historien et de l’historienne ainsi que des difficultés de la détermination d’un sens à l’événement. Ces points de vue sont ceux d’historiennes et d’historien qui pratiquent leur métier par la recherche et l’enseignement. Ils sont le fait d’observateurs établissant une distance avec leur objet, sans pour autant rompre avec la nécessaire solidarité avec autrui. Elles témoignent de cet élément fondamental de la discipline historique, celui de comprendre, de « rendre raison » du passé, selon la juste remarque d’Yves Gingras[2]. Écoutons-les donc avec notre esprit critique, mais aussi avec profit.

*Ce texte reprend la communication effectuée par Martin Pâquet pour présenter une table ronde sur les rôles de l’histoire aujourd’hui, événement présenté au Musée de la civilisation à Québec le 22 mai 2013.


[1] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 139.

[2]https://histoireengagee.ca/lhistorien-et-le-politique-une-conference-de-m-yves-gingras/