Avis de l’Institut d’histoire de l’Amérique française dans le cadre de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire

Publié le 22 décembre 2013

Par Harold Bérubé, professeur au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke et président du conseil d’administration de l’IHAF, pour l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF)[1]

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Un avis qui s’inscrit dans la continuité

C’est avec intérêt que le Conseil d’administration (CA) de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) a continué à suivre les débats entourant la réforme du programme d’enseignement de l’histoire au secondaire, étant déjà intervenu à deux reprises pour faire connaître sa position sur la question. Dans un avis transmis au ministère de l’Éducation du Québec en 2006, le CA s’était prononcé sur la version révisée du programme Histoire et éducation à la citoyenneté destiné aux élèves du 2e cycle du secondaire[2]. Il soulignait la présence d’un certain nombre de problèmes importants :

  • la structure même du programme, qui imposait une approche chronologique en première année et une approche thématique lors de la deuxième;
  • la périodisation utilisée, qui était inconsistante d’une année à l’autre, mais parfois également au sein d’un même module (par exemple, un module consacré à des questions socioéconomiques était structuré selon des événements politiques);
  • l’absence d’un inventaire des connaissances historiques que devraient acquérir les élèves;
  • la marginalisation des autochtones dans le programme;
  • une dimension comparative qui, si elle est la bienvenue, n’était pas axée sur les pôles de comparaison les plus pertinents;
  • la marginalisation des éléments qui caractérisent et singularisent l’histoire du Québec à l’échelle occidentale, ainsi que les aspects plus conflictuels de cette histoire.

Dans un second avis transmis au ministère de l’Éducation en 2009, le CA saluait certaines des révisions apportées au programme, mais notait la persistance de failles déjà évoquées dans le premier avis, à savoir le maintien d’une structure chronologique/thématique, ainsi que le flou concernant les connaissances que doivent acquérir les élèves et leur évaluation[3]. Dans ce deuxième avis, le CA insistait également plus nettement sur la tendance présentiste du programme et sur l’instrumentalisation de l’histoire qui en découlait, instrumentalisation qui était renforcée par l’importance accordée à l’exercice de la citoyenneté comme finalité pédagogique.

Un accord mesuré avec la démarche de consultation

Le CA ne peut donc qu’être d’accord avec plusieurs des propositions que contient le document de consultation Pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire. Cela dit, ses membres souhaiteraient souligner qu’ils sont inconfortables avec le caractère directif du document, mais également avec la rapidité et la discrétion de ces consultations, qui sont peu propices à un débat public et ouvert sur cet enjeu important.

Le CA considère ainsi qu’il y a un certain flou dans le document de consultation en ce qui concerne les notions, visiblement considérées comme synonymes, de « cadre national », de « trame nationale », de « nation », « d’espace de mise en scène » et de « récit ». Le CA considère qu’il y a bien une nécessité pédagogique de baliser la matière à enseigner, et donc que la référence explicite au territoire québécois soit nécessaire. Il est par ailleurs évident que la nation, comme communauté politique, a occupé une place très importante dans l’histoire du Québec, et donc qu’une place conséquente doit lui être accordée dans le programme, notamment pour l’enseignement de l’histoire des XIXe et XXe siècles.

Cela étant dit, si le CA est préoccupé par la dimension moralisatrice de l’éducation à la citoyenneté, il l‘est également par la conception normative de la nation qui semble se dégager du document de consultation (une communauté française de mémoire et de destin qui remonterait à la Nouvelle-France et qui, au-delà des conflits, serait le lieu symbolique de « nos rassemblements », p. 4).

D’ailleurs, le CA émet de sérieux doutes quant à la possibilité de comprendre l’histoire des autochtones ou l’histoire de la Nouvelle-France, pour ne nommer que deux exemples, en s’en remettant à une conception de la nation qui remonte, comme l’a montré la science historique, au tournant du XIXe siècle (et débattue constamment par la suite, notamment au Québec). La science historique est une science critique et si on doit veiller à ce que cette dernière ne soit pas instrumentalisée par une conception présentiste de la citoyenneté, il faut également prendre garde de l’instrumentaliser par une conception présentiste ou essentialiste de la nation (quelle qu’elle soit).

Si cela n’est pas incompatible avec la reconnaissance d’un « cadre national » qui circonscrit le territoire pédagogique des connaissances à acquérir, il est contraire à l’esprit même de la science historique de postuler, a priori, l’existence d’une trame nationale linéaire qui permettrait de dégager un seul sens, voire même une essence, de l’histoire d’une collectivité. Pour le CA de l’IHAF, il est évident, tout en reconnaissant que les divisions entre l’histoire sociale et l’histoire politique soient tout à fait contreproductives, que la science historique actuelle a profondément invalidé le postulat d’une telle trame linéaire nationale. Certains le déploreront. Il nous semble néanmoins que c’est en remettant en question les certitudes du présent que l’histoire est la plus formatrice. Cela vaut pour les différentes conceptions de la citoyenneté, tout comme pour les différentes conceptions de la nation.

De plus, comme l’Institut se compose d’historiens et d’historiennes aux sensibilités politiques diverses, et que son membership ne se limite pas aux seuls historiens québécois, l’Institut n’entend pas prendre position sur la teneur du cadre national en tant que tel, et encore moins sur les orientations politiques de ce cadre.

Les balises scientifiques pour un enseignement disciplinaire de l’histoire

Bref, nous sommes en faveur de l’utilisation du cadre national pour le programme de 3e et de 4e secondaire puisqu’il fournit une intelligibilité aux faits et événements historiques ayant eu cours dans l’espace québécois; sans sa prise en compte, il est difficile de discerner les similitudes et les spécificités de l’expérience historique du Québec dans le monde. Cependant, il nous apparait essentiel qu’on ne fasse pas abstraction d’une réflexion critique sur le caractère changeant et mouvant de la référence nationale dans l’histoire québécoise. La discipline historique est une science critique dont l’objet se meut dans le temps. Comme science, elle récuse les jugements de valeur fondés sur des catégorisations idéologiques.

Le document de consultation propose de prendre une saine distance par rapport à l’ambition du programme actuel de faire de l’histoire un véhicule pour la transmission de leçons civiques, ambition moralisatrice qui, comme on l’a dit, instrumentalise l’histoire à des fins qui ne sont pas les siennes. Comme praticiens et praticiennes de cette discipline scientifique, nous estimons que Clio ne donne pas de leçons de morale : elle cherche à comprendre ce qui s’est passé. Cette meilleure compréhension du passé constitue en elle-même une précieuse contribution à l’éducation citoyenne.

Comme le notent également les auteurs du document de consultation, les historiens ont pratiquement disparu dans le programme de 2006. Sans nier l’apport des spécialistes de la pédagogie et de la didactique, le CA de l’IHAF espère que la nouvelle version du programme accordera aux historiens québécois qui œuvrent dans l’enseignement supérieur une place majeure dans la révision du programme, car il en va de l’apprentissage même d’une discipline scientifique. Au nom de ce principe, on ne peut exclure les praticiens de cette discipline dans l’élaboration du programme.

Nous sommes également favorables à un meilleur équilibre entre connaissances et compétences dans l’enseignement de l’histoire du Québec au secondaire. Nul doute que les élèves doivent être confrontés à certaines pratiques liées à l’histoire – notamment l’analyse critique de sources, la confrontation d’interprétations divergentes, la mise en rapport de l’histoire et de la mémoire –, mais ils doivent également disposer d’un bagage de connaissances qui dépasse le simple apprentissage par cœur de faits et de dates. Ce bagage de connaissances doit tenir compte de la progressivité des apprentissages : les élèves en 3e et 4e secondaires ne sont pas des étudiants à l’université se spécialisant dans une discipline pour l’obtention d’un emploi. Comme le soulignent les recherches en sciences cognitives et en philosophie de l’éducation[4], ils sont d’abord des novices qui transitent vers l’étape des débutants avancés. Ils doivent donc maîtriser des règles de base et des savoirs factuels avant de les mettre en contexte pour mieux les problématiser – l’acquisition des compétences étant postérieure à cette étape.  Dans la prise en compte de la progressivité des apprentissages, il s’agit pour ces élèves de 3e et de 4e secondaires de maîtriser des faits et certains concepts de base, par exemple les notions d’industrialisation ou d’urbanisation, de genre ou de classe, qui inscrivent l’histoire du Québec dans le cadre plus général de l’histoire occidentale. Il s’agit parallèlement de bien saisir les différentes trames compréhensives – politique, économique, sociale et culturelle – qui composent l’histoire de la société québécoise et la singularisent.

Nous insistons sur ce point. Sans ces opérations préalables relatives aux connaissances, développer des compétences devient un exercice des plus périlleux. En effet, une compétence comme l’interprétation implique le choix d’un angle d’approche et des perspectives relatives à un problème donné[5]. Pour que ce choix ne soit pas l’expression d’une simple opinion personnelle – toutes les interprétations ne se valent pas –, il est nécessaire d’avoir des critères de validation de ce choix. D’où l’importance des faits en histoire : la factualité – comme rapport à la réalité empirique – est l’assise première de la validation des choix opérés dans notre discipline scientifique.

À cet égard, le CA appuie l’idée de renoncer au découpage chronologique/thématique privilégié par le programme actuel. Comme nous l’avons expliqué plus tôt, cette façon de faire ne peut que nuire à la compréhension et à l’interprétation de l’histoire de la société québécoise par les élèves. Qui plus est, elle induit des redondances dans le développement des apprentissages, redondances qui sont préjudiciables à la compréhension des continuités et des ruptures qui scandent l’expérience historique au Québec. Elle implique aussi une difficulté pratique : la lourdeur de la matière et de l’approche pédagogique fait en sorte que les enseignants et les enseignantes ont bien du mal à se rendre jusqu’à la période contemporaine (de 1960 à nos jours) et à la traiter en profondeur. C’est un paradoxe d’ailleurs dans ce programme qui mise avec autant d’insistance sur la formation citoyenne que d’escamoter ainsi les épisodes plus récents de notre histoire, soit ceux qui sont potentiellement les plus à même d’éclairer la dynamique sociétale actuelle.

Les recommandations de l’Institut

En somme, le CA de l’IHAF recommande que le programme d’enseignement de l’histoire au secondaire :

  • soit révisé avec la participation d’une majorité d’historiens œuvrant dans l’enseignement supérieur ;
  • soit arrimé à une réflexion critique sur le cadre national du Québec et les mutations dans le temps de ce cadre et de ses caractéristiques ;
  • inclut une dimension comparative et une sensibilité aux phénomènes transnationaux qui permettent de bien mesurer ce qui distingue l’histoire québécoise, mais également ces traits qui l’inscrivent dans une trame plus large ;
  • dans un souci de progressivité des apprentissages, renoue avec la transmission d’un ensemble de connaissances – faits et événements, concepts et interprétations validées par ces faits et événements –, connaissances préalables aux compétences liées à la pratique de l’histoire ;
  • allie les différentes facettes de la connaissance historique dans le cadre d’un cours organisé sur une base chronologique souple et étalé sur deux ans ;
  • soit axé sur l’enseignement de l’histoire pour elle-même, y compris dans ses dimensions plus conflictuelles, en éliminant les objectifs liés à l’éducation à la citoyenneté qui reposent sur des jugements moraux.

Nous espérons que ces réflexions puissent servir de base à une discussion plus large sur les différents enjeux soulevés dans le document de consultation.

Pour en savoir plus

DREYFUS, Hubert L. On the Internet. Thinking in Action. Londres, Routledge, 2008, 192 p.

PICHÉ, Lucie. Avis sur le projet de réforme du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle du secondaire. Montréal, Institut d’histoire de l’Amérique française, juin 2009.

PICHÉ, Lucie et Marc VALLIÈRES. Avis sur le projet de réforme du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle du secondaire. Montréal, Institut d’histoire de l’Amérique française, août 2006.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.

[2]Lucie Piché et Marc Vallières, Avis sur le projet de réforme du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle du secondaire, Montréal, Institut d’histoire de l’Amérique française, août 2006.

[3] Lucie Piché, Avis sur le projet de réforme du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle du secondaire, Montréal, Institut d’histoire de l’Amérique française, juin 2009.

[4] Hubert L. Dreyfus, On the Internet. Thinking in Action, Londres, Routledge, 2008, 192 p.

[5] Idem.