Compte-rendu de la position de l’AQDHG à propos de la consultation pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire

Publié le 26 décembre 2013

Par Marc-André Éthier, Université de Montréal, pour l’Association québécoise pour la didactique de l’histoire et de la géographie (AQDHG)[1]

Version PDF

M. Beauchemin et Mme Fahmy-Eid,

L’Association québécoise pour la didactique de l’histoire et de la géographie (AQDHG) a mandaté son conseil d’administration pour participer à la consultation pilotée par le comité que vous formez sur le « renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale ». L’AQDHG regroupe une trentaine de professeurs, chargés de cours et étudiants en didactique de l’histoire et de la géographie dont la grande majorité provient du Québec. Comme suite de la rencontre du porte-parole de l’AQDHG avec vous, nous vous transmettons ce court mémoire qui résume en partie les principales réflexions suscitées par votre document visant à « ouvrir la discussion ».

Ce texte plaide en faveur du renforcement de l’histoire-problème. Il se centre sur la question des liens entre l’histoire comme science, le développement des compétences et l’éducation à la citoyenneté, liens qui furent au cœur de la présentation orale du 4 décembre, puis il réitère quelques propositions complémentaires.

Commençons par ce qui nous parait être l’une des caractéristiques principales de l’histoire : les universitaires pratiquant cette discipline tiennent pour acquis que les réponses qu’ils formulent aux problèmes historiques qu’ils posent seront probablement soumises au débat. C’est pourquoi leurs écrits professionnels rendent toujours compte, sinon de leur cadre théorique ou de leur démarche méthodologique, du moins des preuves sur lesquelles elles et ils appuient leurs arguments. Au demeurant, ces écrits ménagent une place centrale à ce qu’on appelle l’appareil critique. Dans des notes souvent copieuses, cet appareil précise les références des sources dépouillées par son auteur, de sorte que n’importe qui puisse vérifier les appuis de l’argumentaire de ce dernier. Les débats historiographiques se mènent le plus souvent sur l’exhaustivité et la validité des sources ou sur la pertinence de celles-ci par rapport au problème, c’est-à-dire sur la rigueur de leur collecte et de leur critique. En général, les historiennes et historiens se situent d’ailleurs d’emblée par rapport à l’historiographie et, ainsi, débattent même avec leurs prédécesseurs, et ce, dès qu’ils posent le problème que leur enquête veut contribuer à élucider. Le jugement envers une interprétation historique porte également sur la richesse, la finesse et la fidélité du corpus de sources et de l’analyse qui la cautionnent. Plus que son produit, c’est donc la manière dont le travail historien est mené qui déterminerait la valeur que la communauté savante attribue à ses résultats. L’histoire se veut, par nature, méthodique, critique et interprétative.

Par conséquent, si l’histoire doit être enseignée comme science, l’école devrait respecter sa nature disciplinaire et placer l’accent sur la pratique de l’enquête historique, de la formulation d’un problème à la défense d’une réponse, en passant par la constitution et l’analyse d’un corpus documentaire (dont la nature et la forme ont connu plusieurs mutations au cours de l’institutionnalisation de la discipline, y compris ces 30 dernières années), et non sur la restitution d’un ou de plusieurs récits.

Certes, on ne peut attendre d’élèves de 12 ans, voire de 16 ans, qu’ils repèrent ou établissent des sources, pas plus que l’on n’attend pas d’eux qu’ils résolvent les problèmes scientifiques confiés à des chimistes ou à des physiciens aguerris. Cela va de soi. On peut toutefois affirmer qu’ils n’apprendront pas les principes et méthodes de ces sciences, même à leur mesure, s’ils ne leur sont pas enseignés. Un programme de sciences ne comportant aucune expérience en laboratoire ou n’y recourant que de façon plaquée et accessoire serait, à tout le moins, bancal. Il en va de même de l’histoire : penser comme une ou un historien n’est pas inné ; pour que les élèves apprennent les habiletés intrinsèques de l’histoire, il faut les leur enseigner et les leur faire pratiquer longuement. La recherche montre même que, dès le primaire, les élèves adéquatement formés peuvent comprendre et appliquer certains concepts et démarches historiens[2]

De fait, il ne suffit pas d’imposer épisodiquement des exercices pratiques postérieurs ou parallèles au travail de transmission de connaissances par l’enseignant, dirions-nous pour paraphraser le document ouvrant la discussion. Ce serait prendre la fin pour les moyens. Pour être apprises de façon réelle et durable, les méthodes de l’enquête historique doivent au contraire être enseignées systématiquement, former le cœur du programme et lui donner son sens. Il faut en outre faire sentir aux élèves qu’il y a des mystères à percer, des contradictions à dépasser, un débat à trancher ou une énigme à déchiffrer, que tout n’est pas transparent et simple, mais que la raison peut et doit agir, aussi partiels et provisoires ses résultats soient-ils. (Cela dit, un problème qui parait neuf et complexe aux enfants peut être éculé et simple aux yeux d’un spécialiste. Bien que relatives, la signifiance et l’authenticité n’en sont alors pas moins réelles et nécessaires.)

Les élèves ne peuvent, en effet, pas apprendre ni découvrir seuls les principes et méthodes de l’histoire, pas plus qu’ils n’ont la science infuse des faits permettant de comprendre le contenu des sources. En fait, tout comme l’auteur d’une bonne monographie cite au moment opportun toute l’information pertinente (et écarte celle qui est hors de propos), pour que ses lecteurs comprennent son raisonnement, l’enseignant doit, au besoin, fournir à ses élèves des sources primaires et secondaires (y compris le discours magistral, le texte du manuel, etc.) adaptées, diversifiées, riches et significatives lorsqu’ils mènent leur enquête ou par la suite, mais aussi leur apporter son soutien en identifiant, démontrant ou décrivant les stratégies les plus euristiques dans les circonstances.

Nous croyons donc que les éléments du programme qui sont liés à la démarche historienne doivent être valorisés et mis en évidence, et ce, quel que soit l’objet d’étude et l’âge des élèves. Ces éléments se trouvent notamment dans les trois compétences disciplinaires. La première devrait viser plus clairement à amener les élèves à se rendre compte que le réel n’est pas transparent et doit faire l’objet d’un questionnement, d’une problématisation. La deuxième devrait se centrer sur l’analyse, la critique et l’interprétation des sources, y compris la connaissance du contexte dans lequel elles s’insèrent et sans lequel on ne peut les comprendre. La troisième devrait mettre l’accent sur les controverses historiographiques et discours sur le passé qui ont un impact sur la vie publique présente.

Mais l’histoire doit-elle être enseignée comme une science ? C’est notre avis, dans la mesure où nous voulons que les élèves agissent dans la vie publique comme les historiennes et les historiens veulent qu’eux et leurs pairs se conduisent dans leur vie professionnelle, c’est-à-dire en s’interrogeant, en enquêtant avec rigueur et discipline pour trouver les réponses valides et en débattre ou en analysant les réponses déjà disponibles, y compris les discours politiques ou narratifs (notamment ceux émanant des jeux vidéos, des œuvres de fiction écrites ou filmées, des musées, des monuments, etc.) sur le passé. Nous pensons en effet que l’école en général doit cultiver l’esprit critique, mais que cela ne peut se faire qu’à partir de contenus disciplinaires particuliers, comme celui de l’histoire, et que l’éducation à la citoyenneté doit se centrer sur le développement de l’esprit critique à partir d’un objet déterminé.

Ajoutons que, quoi qu’il en soit du titre du programme ou de l’intitulé de ses compétences disciplinaires, un programme d’histoire prétendant ne pas éduquer à la citoyenneté risque plus de conforter une mémoire collective ou de laisser les élèves démunis devant la propagande que d’armer leur esprit de méthodes pour analyser les discours sur le passé. Or, les Minutes du patrimoine, les reconstitutions de la bataille des plaines d’Abraham, les fêtes du bicentenaire de la Guerre de 1812 ou du 150e anniversaire à venir de l’Acte de confédération, pour ne prendre que des exemples fédéralistes, montrent bien l’importance de savoir analyser les usages publics du passé. Choisir de ne pas éduquer à la citoyenneté, ce n’est pas choisir de ne pas former des admirateurs et des adaptes du parlementarisme, du fédéralisme, de l’indépendantisme ou du communisme, c’est plutôt choisir de ne pas former des citoyens autonomes, capables d’assumer leurs choix et leurs identités en toute connaissance de cause et c’est également choisir de s’enfouir la tête dans le sable à ce propos.

Cette tâche est ambitieuse et difficile, car bien des élèves s’interrogent trop peu sur leur monde, voire ignorent comment le faire. Il faut donc les amener à se poser les questions historiques qui sont les plus porteuses d’une réflexion politique et sont à leur portée, surtout s’il est improbable qu’ils se les posent seuls. Au premier rang de ces questions, notons celles liées au contexte, à la périodisation, à la transformation, aux conditions, aux effets et aux facteurs (culturels, démographiques, économiques, sociaux, etc.) de l’oppression et de l’exploitation, mais aussi des luttes menées contre celles-ci, dans leur diversité et leur complexité, ainsi qu’aux différents sens qu’elles avaient pour les agents.

Plusieurs enseignants veulent investir ou continuer de consentir les efforts systématiques requis pour mener à bien toutes ces tâches, mais font valoir que cela passe en partie par l’amélioration de leurs conditions de travail. Il leur faut disposer notamment de plus de temps pour se préparer, corriger et échanger entre eux, d’un accès plus grand à la formation continue (avec des formules comme le Chantier VII, des aménagements d’horaires, des congés de formation, etc.) et d’un matériel d’enseignement et d’évaluation adapté. De même, plusieurs enseignants veulent fonder leurs décisions sur des bases plus solides et veulent, pour ce faire, mener des recherches (de développement, expérimentales, collaboratives, etc.) à propos, par exemple, de la validité et de la fidélité des évaluations, des effets des consignes ou du matériel utilisé, voire de formules d’enseignement plus larges, comme la situation-problème ou l’enseignement thématique de l’histoire. Nous appuyons fortement ces revendications. Seulement, leurs efforts seront vains si l’évaluation demeure incohérente avec les objectifs du programme en regard de la pensée historienne : l’épreuve unique doit être centrée sur l’évaluation de cette pensée. Cette épreuve doit également être confiée à un collectif d’enseignants. Enfin, la souplesse, la simplicité et la stabilité des programmes aideront les enseignants à se consacrer avec sérénité à leur tâche.

En somme, nous croyons que les programmes, progressions et évaluations des apprentissages devraient être centrés sur la démarche et les concepts de la pensée historienne, ainsi que sur les débats historiques permettant de s’interroger sur le Québec d’aujourd’hui.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.

[2] Toutes les références sur lesquelles se fonde ce mémoire seront fournies sur demande.