Avis du CRIFPE concernant la consultation sur l’enseignement de l’histoire nationale

Publié le 4 février 2014

Par Alexandre Joly-Lavoie, Université de Montréal, Frédéric Yelle, Université de Montréal, David Lefrançois, Université du Québec en Outaouais, Marc-André Éthier, Université de Montréal, Vincent Boutonnet, Université du Québec en Outaouais et Julia Poyet, Université du Québec à Montréal, pour le Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE)[1]

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Dans leur ouvrage Le niveau monte : réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Baudelot et Establet (1989) montrent bien que la critique facile voulant que chaque génération d’élèves soit plus cancre que la précédente ne date pas d’hier et qu’elle n’est pas fondée. Le Québec n’échappe pas à cette tendance nostalgique.

Comme il fallait attribuer les maux de l’éducation (analphabétisme fonctionnel, ignorance, décrochage, générations sacrifiées, etc.) à des boucs émissaires, des cibles furent choisies dont, entre autres, le (socio)constructivisme.

Présente depuis l’annonce du Renouveau pédagogique par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MÉLS), la contestation à ce sujet s’est faite vive pour ceux qui y voyaient un détournement de l’école par les didacticiens (Baillargeon, 2009, 2013), au profit d’une « idéologie » fausse et dangereuse, dont les enfants québécois feraient les frais. Depuis, de multiples attaques ont cherché à discréditer aux yeux du public, mais aussi des universitaires et des responsables gouvernementaux, le (socio)constructivisme, présenté comme une idée sans fondements (Baillargeon, 2009 ; Gauthier, Martineau, Bissonnette et Cerqua, 2013).

Comme le document de consultation sur le Renforcement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire appelle une discussion sur « l’approche par compétences et sa version constructiviste », il nous est apparu opportun de faire le point à ce propos.

Pour déconstruire quelques idées fausses qui résistent

Il est peu utile d’épiloguer, dans ce court document, sur les différences entre les deux postures : constructivisme et socioconstructivisme. Nous ne les distinguerons pas explicitement.

Des élèves délaissés, des enseignants sans fonctions ?

Les détracteurs du (socio)constructivisme présentent bien souvent les élèves comme des apprenants livrés à eux-mêmes, en quête d’une découverte naturelle et naïve mue par une curiosité intrinsèque rousseauiste. Cette critique n’est pas nouvelle. Elle fut adressée à Dewey que certains associaient à tort au mouvement de l’Éducation nouvelle (Westbrook, 1993).

Si l’on se base sur l’approche vygotskienne, l’élève n’est pas laissé à lui-même, sans aide extérieure. Bien au contraire, sa façon de voir et de comprendre le monde s’élabore à travers une négociation collective de sens. Pour l’enseignant, cela peut prendre plusieurs formes, comme l’usage de questions, l’émission d’informations, la démonstration de démarches ou encore l’enseignement de moyens adaptés à la construction cognitive en cours, ce qui n’exclut pas l’enseignement de manière explicite de concepts, de méthodes d’analyse, etc., lorsque l’élève fait face à des obstacles en situation d’apprentissage.

Toutefois, affirmer devant un élève le caractère erroné ou boiteux de son système d’explication ne l’en persuadera pas forcément. C’est pourquoi il ne suffit pas d’exposer les élèves à une conception homologuée comme un savoir scientifique pour qu’ils apprennent ladite conception et pour qu’ils la transfèrent hors de la classe. Ils ne changeront pas de conception si celle qu’ils ont les satisfait dans les situations où ils peuvent s’en servir, même si elle est insuffisante pour expliquer des phénomènes plus complexes, mais qui ne les concernent pas. En fait, la conception scientifique risque plus d’être ignorée ou de voir certains de ses éléments être assimilés à la conception erronée, qui continuera d’agir furtivement. Pour rompre avec cette conception, l’élève doit éprouver lui-même la nécessité de la réviser sous la pression de la conscience d’un conflit qu’il ignorait entre certaines de ses croyances ou d’un conflit entre ses conceptions anciennes et de nouveaux éléments. Il faut donc confronter les élèves à un conflit cognitif ou à un conflit sociocognitif pour faire évoluer leurs conceptions. Un conflit cognitif est une expérience qui prouve aux élèves que leur conception est insuffisante dans une situation courante et qu’une autre conception est plus efficace ou plus opératoire. Un conflit sociocognitif confronte les élèves entre eux, les différentes réponses les invitant à remettre en doute leurs certitudes (Éthier, 2000).

On ne perçoit donc pas l’élève comme un contenant vide qu’il faut remplir, mais bien comme un agent issu de sa société et possédant, dès son entrée à l’école, un vaste éventail de représentations sociales que l’enseignant doit prendre en considération dans son enseignement, afin que le temps investi en classe soit rentable et pertinent (Dalongeville, 2003 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 2007 ; Huber, 2003).

Le (socio)constructivisme : relativiste ?

On accuse à tort tous les (socio)constructivistes de faire abstraction des savoirs au profit de compétences informes et floues qui font la part belle à un relativisme à tout crin ou à un idéalisme immatérialiste. Les connaissances déclaratives et l’identification de rapports existant entre des faits occupent pourtant une place importante dans la démarche d’apprentissage effectuée par les élèves. Ainsi, même Glasersfeld (2001) reconnait-il l’existence de deux types d’apprentissages : « [c]e qui est conventionnel doit être appris, pour ainsi dire, par cœur ; ce qui est basé sur des opérations rationnelles devrait être compris » (p. 2). Si le (socio)constructivisme accorde autant d’importance à la compréhension, c’est qu’il estime que les savoirs partiels et isolés seront oubliés (Barth, 1985). Toutefois, la compréhension et le développement de savoirs ne se font pas par magie. Il faut enseigner explicitement à l’élève des stratégies d’enquête critique, la métacognition et le travail réflexif, afin de lui permettre d’apprendre et d’utiliser les stratégies les plus appropriées, lorsqu’il fait face à des situations nouvelles.

Le (socio)constructivisme est une théorie qui, parmi d’autres, cherche à expliquer comment un humain apprend, qu’il s’agisse d’un fonctionnaire qui doit apprendre comment manipuler son nouvel ordinateur ou d’un élève du secondaire qui doit comprendre le concept de responsabilité ministérielle que son enseignant explique oralement à toute sa classe. Il insiste sur le fait que c’est en interaction avec un « objet de savoir » et en tenant compte de ses représentations personnelles et de ses connaissances (y compris tous les outils socioculturels – comme la langue – par la médiation desquels l’apprenant interagit avec cet objet) qu’une personne se l’approprie, lui donne du sens et s’en construit une compréhension . Par exemple, un historien se construit sur plusieurs années une compréhension des Rébellions de 1837-1838 en compulsant et en organisant en réseau de sens de nombreuses informations sur le sujet. Dans ses écrits, il offre « sa » compréhension de cet épisode. Or, la réflexion sur l’épistémologie de l’histoire (Marrou, Marwick, Veyne, etc.) a bien mis en évidence que « cette » compréhension ne donne pas un accès direct à la « vérité » des Rébellions qui restent, comme tout évènement historique, un « construit » et non un « donné ». À bien des égards, il n’y a rien de plus (socio)constructiviste que les historiens…

Enseignement explicite et posture (socio)constructiviste

L’école québécoise doit se donner des objectifs éducatifs ambitieux, mais réalistes, en fonction des résultats de la recherche. Sur les moyens d’enseignement efficace, la perspective cognitiviste de Hattie et Yates (2013) est utile, mais certaines de leurs affirmations nous incitent à la prudence quant aux conclusions tirées par les recherches analysées dans leur synthèse. Ainsi, si les auteurs soulignent, par exemple, des limites inhérentes à l’enseignement direct (Hattie et Yates, 2013, chap. 6), ils caricaturent aussi l’enseignement « progressiste-par-découverte-(socio)constructiviste » (traduction libre). Selon eux, cette approche s’apparenterait en effet à une pédagogie du laissez-faire (p. 73). Ce qu’ils proposent, dans leur plus récent ouvrage, au sujet de l’enseignement explicite est parfois amalgamé à l’enseignement frontal. Pourtant, ils décrivent une approche plus complexe, davantage axée sur l’apprentissage de stratégies, comme l’analyse de documents en histoire (p. 74), en alliant la modélisation, la pratique guidée et la pratique autonome, tout en portant une attention particulière à la rétroaction. Par conséquent, un tel enseignement explicite ne peut servir à réhabiliter un enseignement magistral traditionnel axé sur la seule transmission de connaissances et n’est pas incompatible avec une posture (socio)constructiviste du rapport aux savoirs et de l’apprendre.

Ce qu’il faut, en somme, ce sont des stratégies enseignées par le maitre qui répondent à un « besoin » de l’élève. Il est possible que les élèves ne ressentent pas ce besoin, au départ, mais que l’enseignant le leur fasse ressentir en organisant le cours de la bonne manière, avec tout ce qu’il faut pour créer le conflit. Certaines recherches de nature longitudinale ont insisté sur les capacités des élèves de s’engager dans une démarche d’apprentissage signifiante et montré l’efficacité d’un enseignement partant d’une situation complexe afin de provoquer un déséquilibre (Dean et Kuhn, 2006), tandis que la « direct instruction appears to be neither a necessary nor sufficient condition for robust acquisition or for maintenance over time » (p. 384). Des recherches de qualité portant sur les approches (socio)constructivistes en enseignement de l’histoire existent en sciences de l’éducation et ont des impacts sur la pratique enseignante. Il suffit de voir le nombre de « récits de pratique » publiés, par des enseignants en exercice, dans des revues professionnelles, telles que Traces, Enjeux de l’univers social ou Vivre le primaire, pour constater que ces recherches portent fruit et sont réinvesties dans le milieu de l’enseignement.

Pour en savoir plus

BAILLARGEON, Normand. Contre la réforme. La dérive idéologique du système d’éducation québécois. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2009, 174 p.

BAILLARGEON, Normand. « Débat sur l’enseignement de l’histoire : sur quelques points aveugles »Revue d’histoire de l’éducation, vol. 25, no 2 (automne 2013), p. 108-114.

BARTH, Britt-Mari. « Jérôme Bruner et l’innovation pédagogique »Communication et langages, vol. 66, no 1(1985), p. 46-58.

BAUDELOT, Christian et Roger ESTABLET. Le niveau monte : réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles. Paris, Éditions du Seuil, 1989, 198 p.

DALONGEVILLE, Alain. « Notion et pratique de la situation-problème en histoire ». Enseñanza de las ciencias sociales des Universités de Barcelone, no. 2 (2003) p. 1-13.

DEAN JR, David et Deanna KUHN « Direct instruction vs. discovery: The long view »Science Education, vol, 91, no 3 (14 décembre 2012), p. 384-397.

DE VECCHI, A et N. CARMONA-MAGNALDI. Faire vivre de véritables situations-problèmes. Paris, Hachette, 2007, coll. « Hachette Éducation », 251 p.

ÉTHIER, Marc-André. Activités et contenus des ouvrages scolaires québécois d’histoire générale (1985-1999) relatifs aux causes de l’évolution démocratique. Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2000, 259 p.

GAUTHIER, Clermont, Stéphane MARTINEAU, Steve BISSONETTE et Anthony CERQUA. Les réformes du curriculum et des programmes. Quinze ans après les États généraux sur l’éducation. Mémoire déposé auprès du Conseil supérieur de l’éducation. Montréal, CRIFPE, 2013.

HATTIE, John et Gregory C. R. YATES. Visible Learning and the Science of How We Learn. New York, Routledge, 2013, 368 p.

HUBERT, Michel. « La situation-problème comme facilitateur de l’activité du professeur d’histoire ». Enseñanza de las ciencias sociales des Universités de Barcelone, no 3 (2003), p. 29-38.

VON GLASERFELD, Ernst. « Constructivisme radical et enseignement ». Perspectives, vol. 3, no 2 (2001), p. 191-204.

WESTBROOK, Robert B. « John Dewey (1859-1952) »Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. 1, no 1-2 (1993), p. 277-293.


[1]Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a lancé, en novembre 2013, une consultation visant le renouvellement de l’enseignement de l’histoire du Québec. Dans le cadre de celle-ci, les organisations et personnes intéressées par l’enseignement de l’histoire ont été invitées à déposer un mémoire afin de présenter leur point de vue sur la question. Le texte ci-dessus est l’un des mémoires déposés lors de cette consultation.