Le sergent d’armes, gardien de l’autorité parlementaire

Publié le 30 octobre 2014

Par Martin Pâquet, professeur au département des sciences historiques de l’Université Laval

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Kevin Vickers.

Certains s’étonnent du sang-froid de Kevin Vickers, sergent d’armes à la Chambre des communes, au moment de son entrée en Chambre des communes le 23 octobre dernier. En effet, le sergent d’armes n’a que très peu manifesté son émotion. En fait, en traduisant l’éthos de sa fonction, sa réaction est similaire à celle de René Jalbert à l’Assemblée nationale en mai 1984 : les officiers de police comme les militaires doivent se montrer impassibles en toutes situations. Sa réaction est aussi typique d’une tradition culturelle précise : celle des régimes parlementaires, dont le sergent d’armes est un gardien attitré.

Une fonction ancienne

Fonction qui se développe dans les parlements à partir du Moyen Âge, le sergent d’armes a entre autres comme responsabilité de maintenir l’ordre dans la Chambre ou dans l’Assemblée.

Les premiers sergents d’armes sont apparus sous Philippe Auguste, roi de France, au moment des Croisades. Assurant la protection du souverain, ils portent une masse décorée, à la fois comme arme et comme symbole de l’autorité royale. L’origine de leur rattachement au Parlement n’est toutefois pas claire. Il semble que, dès 1322, le premier sergent d’armes a une fonction de portier au Parlement anglais. Avec la séparation entre les deux chambres – la Chambre des lords et la Chambre des communes – en 1341, le sergent d’armes demeure le représentant du Roi, un Roi qui n’hésite pas à faire pression sur l’Orateur – le Président de l’une ou l’autre des chambres – pour faire valoir son autorité. Néanmoins, sa fonction se transforme en 1415, où le sergent d’armes veille désormais à maintenir le privilège parlementaire au cours des sessions et à assister l’Orateur. Une fois la session terminée, le sergent d’armes retourne alors au service du Roi.

De simple agent de la paix, le sergent d’armes gagne en puissance avec l’établissement d’une tradition parlementaire britannique. En effet, il participe au cérémonial du pouvoir, cérémonial dont il est l’un des acteurs principaux. À chaque début de séance, il entre dans la Chambre en portant la masse d’armes, symbole de l’autorité du Parlement. Sans la masse, les débats parlementaires ne sont pas légitimes puisqu’ils ne peuvent se réclamer d’une quelconque souveraineté. À l’origine, la souveraineté est celle du seul Roi ou Reine, puis à partir de la Glorieuse Révolution de 1688, celle du Roi en son Parlement : cette trinité composée du Roi, de la Chambre des lords et de la Chambre des communes. Avec l’expansion de l’Empire, les parlements des colonies puis des États se réclamant du régime britannique – celui d’une monarchie constitutionnelle avec une démocratie parlementaire – conservent la fonction du sergent d’armes, chargé du maintien de l’ordre et du cérémonial.

Une enceinte sacrée

Puisque l’autorité nécessite l’établissement d’une tradition pour se perpétuer, il faut comprendre que l’enceinte du Parlement est considérée comme sacrée dans nos démocraties. Cette sacralisation du lieu découle de celles des églises au Moyen Âge, où on reconnaissait notamment le droit d’asile en interdisant toute arrestation d’une personne se réfugiant dans le lieu de culte. Dans notre monde contemporain, ce caractère sacré n’est plus celui du culte rendu à une puissance surnaturelle : il repose sur le respect de la puissance séculière de l’État, plus particulièrement le respect de l’autorité constituée par le Parlement.

Ainsi, nul homme armé n’a le droit de pénétrer à l’intérieur de l’Assemblée ou de la Chambre et de perturber les travaux parlementaires : c’est un geste qui s’assimilerait alors à l’abus de pouvoir, sinon au coup d’État. Le cas le plus connu dans l’histoire du système parlementaire britannique est celui du Rump Parliament­ – le Parlement Croupion – au moment de la révolution cromwellienne. Après la défaite des armées du roi Charles 1er, les partisans d’Oliver Cromwell occupent les accès du Parlement et le « purgent » en excluant les députés récalcitrants, ne retenant que les parlementaires sympathiques à la cause cromwellienne – d’où le nom de Rump Parliament. Le passage au pouvoir d’O. Cromwell n’est pas marqué par un développement subséquent de la démocratie. Il établit un régime très autoritaire en dissolvant finalement le 20 avril 1653 un Rump Parliament fortement déconsidéré. Sir Henry Vane s’oppose de vive voix à cette dissolution. Devant ses récriminations, O. Cromwell ordonne alors au sergent d’armes de procéder à son arrestation : Vane est emprisonné par la suite à l’île de Wight.

Antonio Tejero Molina, 23 February 1981. Photographie de Manuel Pérez Barriopedro.

Ailleurs dans le monde, un cas plus récent dans une autre monarchie constitutionnelle est celui de la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Antonio Tejero, avec la prise du Congrès des députés – qui fait partie des Cortès, le Parlement espagnol – le 23 février 1981. En s’adressant en pleine nuit à la télévision, le roi Juan Carlos provoque l’avortement du coup d’État et appelle à l’arrestation des putschistes. Ici, Juan Carlos se montre soucieux de deux principes symboliques au cœur du politique : il se réclame de la Constitution espagnole – source du Droit garantissant l’ordre public et la paix civile –, il s’oppose à la violation du lieu – le Parlement – représentant l’autorité dans cette monarchie constitutionnelle. Une fois les putschistes incarcérés, le Parlement reprend immédiatement ses activités le 25 février, avec le cérémonial de l’investiture du nouveau président du gouvernement, Leopoldo Calvo-Sotelo. Le message du cérémonial est explicite : l’autorité en Espagne se fonde désormais sur la démocratie, et la reprise des activités parlementaires traduit une volonté d’établir une tradition pérenne en ce sens.

Veiller au maintien de l’ordre

Dès l’instauration d’un régime parlementaire dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord, le sergent d’armes, qui est soit un ancien militaire ou un policier à la retraite, veille à la quiétude des travaux et à tous les aspects matériels de la vie parlementaire. Ainsi, la Tactique de l’Assemblée législative du Parlement du Canada-Uni stipule en 1862 que « ce fonctionnaire est à la nomination de la Couronne, bien qu’il soit entièrement aux ordres de l’Assemblée législative ». Il « relève directement de l’Orateur, duquel il reçoit toutes les instructions nécessaires ». Responsable des messagers et des serviteurs de la Chambre, le sergent d’armes « siège à la barre de la Chambre, et est chargé de veiller au maintien de l’ordre dans les couloirs et les galeries[1]. » Encore aujourd’hui, cette fonction est de son ressort. Parmi les divers incidents récents, mentionnons celui où Kevin Vickers chasse la page Brigette DePape qui, au cours du discours du Trône le 3 juin 2011, proteste contre les politiques du gouvernement conservateur avec une affiche « Stop Harper ».

Il est aussi du devoir du sergent d’armes « d’exécuter les ordonnances de la chambre, d’arrêter et emprisonner tous ceux qui sont condamnés à cette peine par l’Assemblée[2]. » Cette dernière disposition n’est pas un vain ornement honorifique ou un simple vestige du passé médiéval : le sergent d’armes peut en effet emprisonner les contrevenants. Pour avoir insulté et menacé le député Samuel Sherwood en Chambre, un autre député, Joseph Le Vasseur Borgia, est arrêté et mis sous la garde du sergent d’armes par ordre de l’Assemblée le 10 mars 1819. Au moment de l’affaire Blanche Garneau en 1922, John H. Roberts, l’éditeur de l’hebdomadaire The Axe, attaque l’intégrité de deux députés de l’Assemblée législative. Furieux devant cette atteinte aux privilèges de la Chambre, le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau institue une procédure exceptionnelle : l’Assemblée législative se constitue en commission spéciale et cite J. H. Roberts à comparaître. Jugé coupable, le journaliste reste sous la garde du sergent d’armes jusqu’à ce que le Parlement ait statué sur son sort. Il est condamné par la suite à une peine de prison d’un an pour calomnie, peine qu’il purge à la Prison de Québec où il est transféré par le sergent d’armes.

Le sergent d’armes René Jalbert intervient pour convaincre Denis Lortie de mettre fin à la fusillade. Image de l’Assemblée nationale.

Avant le geste de Kevin Vickers, le fait d’armes le plus spectaculaire est bien sûr celui de René Jalbert, sergent d’armes à l’Assemblée nationale du Québec et major retraité du Royal 22e Régiment. Le caporal Denis Lortie entre le 8 mai 1984 dans l’édifice du parlement et, à coups de rafales de mitraillette, tue trois personnes et en blesse treize autres. Une fois assis sur le siège du Président dans le Salon bleu, Lortie, toujours lourdement armé et en proie au délire, prend en otage les fonctionnaires présents. René Jalbert intervient alors et négocie avec le forcené, usant auprès de lui de son autorité d’ancien militaire. L’action du sergent d’armes empêche ainsi le groupe tactique d’intervention, composé de tireurs d’élite[3], d’abattre Lortie sur-le-champ. La négociation se poursuit en dehors du Salon bleu, où le caporal soumet sa reddition quatre heures après. Pour son sang-froid, René Jalbert reçoit la Croix de Vaillance, la plus importante médaille décernée en reconnaissance « d’actes de courage remarquables dans des situations extrêmement périlleuses[4]. » La situation, d’ailleurs, était d’une tension extrême : la vie des otages était menacée, l’enceinte sacrée du Parlement était profanée par un homme armé. Le sergent d’armes montre alors son souci constant de la vie humaine, mais aussi sa connaissance intime des institutions : en entrainant dans son bureau le forcené, Jalbert sauve des vies et assure le respect de l’autorité constituée par le Parlement et, ce faisant, de l’État démocratique.

Conclusion

En vidant son chargeur sur le forcené Michael Zehaf-Bibeau le 22 octobre 2014, le sergent d’armes Kevin Vickers n’a pas seulement agi en officier de police confronté à une situation d’urgence où la vie d’innocents est en danger. En veillant au maintien de l’ordre dans l’enceinte sacrée du Parlement canadien, il témoigne de l’éthos de sa fonction, celle du gardien de l’autorité parlementaire, dont le devoir est d’assurer le respect de l’institution démocratique. Par cet événement tragique, mais aussi par ses gestes du rituel parlementaire quotidien, Kevin Vickers s’inscrit désormais dans une tradition culturelle dont l’ultime visée est la pérennité de l’État, cet instrument collectif cherchant à assurer le bien commun.

Pour en savoir plus

« On n’avait pas ce genre de menace en 1984 vis-à-vis les institutions publiques ». Radio-Canada.ca (8 mai 2014), [En ligne]http://ici.radio-canada.ca/regions/quebec/2014/05/08/006-jacques-larose-temoignage-lortie.shtml.

Défense nationale, Distinctions honorifiques et reconnaissance pour les hommes et les femmes des Forces canadiennes, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2008, 148 p.

DESCHÊNES, Gaston. « Charles Garneau, premier sergent d’armes de l’Assemblée législative (1867-1875) ». Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 27 no 1-2 (décembre 1998), p. 14-19.

GENÊT, Jean-Philippe. La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre. Paris, PUF, 2003, 416 p.

MAITLAND, Frederic William. The Constitutional History of England. A Course of Lectures Delivered, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 (1908), 580 p.

PÂQUET, Martin. « Le ‘’sport de la politique’’. Transferts et adaptations de la culture politique britannique au Québec, 1791-1960 ». Dans DESTREMPES, Hélène, Denise MECKLE, Jean MORENCY et Martin PÂQUET, dir. Des cultures en contact : visions de l’Amérique du Nord francophone. Québec, Nota Bene, 2005, p. 149-171.


[1] Gaston Deschênes, « Charles Garneau, premier sergent d’armes de l’Assemblée législative (1867-1875) », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 27 no 1-2, décembre 1998, p. 14.

[2] Ibid.

[3] « On n’avait pas ce genre de menace en 1984 vis-à-vis les institutions publiques », Radio-Canada.ca, 8 mai 2014, en ligne.

[4] Défense nationale, Distinctions honorifiques et reconnaissance pour les hommes et les femmes des Forces canadiennes, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2008, 148 p.