Retour sur la journée d’étude « L’histoire orale en vaut-elle la peine ? Avantages et contributions d’une pratique en milieu francophone »

Publié le 4 mai 2015

Andréanne LeBrun, candidate au doctorat en histoire à l’Université de Sherbrooke

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Affiche de la journée d'étude.

Affiche de la journée d’étude.

Le 10 avril dernier s’est tenue à Sherbrooke une journée d’étude portant sur l’histoire orale coorganisée par les candidates à la maîtrise en histoire Myriam Alarie et Christine Labrie ainsi que par la professeure Louise Bienvenue. Constatant depuis la dernière décennie un regain d’intérêt à l’endroit de cette pratique de la part des historiens québécois (en témoignent notamment la création du Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia (CHORN) en 2006 et la parution prochaine d’un numéro spécial de la Revue d’histoire de l’Amérique française sur les sources orales), elles proposaient de s’interroger sur ses avantages, ses limites et ses perspectives d’avenir. Si l’histoire orale se prête bien à la multidisciplinarité, les organisatrices ont choisi de rassembler uniquement des historiens afin de réfléchir sur les réticences qui semblent être le propre de leur profession. C’est donc dans une ambiance décontractée que 15 intervenants d’horizons variés ont puisé dans leur expérience pour répondre à la question « L’histoire orale en vaut-elle la peine ? ». Saluons le fait qu’il s’agisse d’un des rares évènements du genre en histoire à être consacré à des enjeux d’ordres méthodologique et épistémologique.

Dans son mot d’introduction, Louise Bienvenue distinguait les experts de l’histoire orale des explorateurs, qui ont croisé cette pratique sur leur route un peu par hasard. Je m’inscris dans cette seconde catégorie. Par conséquent, c’est en toute humilité que ce compte-rendu entend partager les réflexions qui sont ressorties de cette journée stimulante avec ceux et celles qui n’ont pu y assister.

De l’histoire orale au patrimoine culturel immatériel : le cas français

La journée a débuté par une conférence d’ouverture de Florence Descamps, spécialiste française de l’histoire orale, maître de conférences à l’École pratique des hautes études et auteure, notamment, de l’ouvrage L’historien, l’archiviste et le magnétophone[1]. Exprimant d’emblée l’impression de vitalité qu’elle a de l’histoire orale au Québec et au Canada, elle s’est prêtée au jeu des comparaisons en soutenant que l’histoire orale, en France, souffre d’invisibilité. La cause : une institutionnalisation très faible et un retard dans le numérique.

Mme Florence Descamps. Crédit : CFQLMC - Gilles Durand.

Mme Florence Descamps. Crédit : CFQLMC – Gilles Durand.

Au détour d’un survol de l’historiographie française, Descamps a retracé la tendance positiviste à rejeter l’oralité au profit du document écrit, tendance particulièrement marquée jusqu’à la fin des années 1960. Elle a d’ailleurs fait allusion à la méfiance de l’historien envers le témoignage individuel associé aux pratiques journalistiques, comme si en utilisant les outils des autres, celui-ci risquerait de perdre son identité. En France, l’intégration de l’oralité en histoire a été encouragée par le rapprochement entre la discipline et les sciences sociales dans les années 1970-1980, notamment sous l’influence de l’historiographie anglo-saxonne. On observe alors la dissémination de l’entretien comme outil pour le présent et le passé, caractéristique d’une histoire engagée. La Nouvelle histoire, l’histoire des mentalités, de même que l’Histoire du temps présent ont contribué à réhabiliter les témoignages individuels; les travaux de Pierre Nora sur les Lieux de mémoire en particulier auraient répondu à l’engouement médiatique pour la mémoire populaire. À la même période, un concept concurrent s’est imposé dans le champ français, celui des archives orales. Ce dernier sous-entend que l’oralité ne peut être qu’une source, et non une histoire. Depuis la fin de la décennie 1990, elle est partie prenante de la boîte à outils de l’historien. Descamps a toutefois souhaité mettre en garde contre la perte d’acuité méthodologique et de vigilance épistémologique que peut entraîner sa banalisation. Plus récemment, elle constate l’explosion des usages sociaux du témoignage, encouragée par la reconnaissance de la notion de patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO en 2006. Bref, pour Descamps, la demande sociale et mémorielle serait le moteur de la patrimonialisation des archives orales. Dans ce mouvement de redéfinition terminologique, la France serait passée d’une histoire « recherche-action » à une conception identitaire, patrimoniale et archivistique de la mémoire orale.

Mémoire collective et patrimoine

La première communication de la journée, donnée par Catherine Foisy, professeure adjointe au Département de sciences des religions de l’UQAM, portait quant à elle sur l’avenir de la patrimonialisation de la mémoire catholique québécoise contemporaine. Faisant écho à un article publié par Descamps en 2009[2], Foisy a relevé l’invisibilité croissante des acteurs catholiques dans la société québécoise. Afin de pallier cette lacune, elle a suggéré d’utiliser l’histoire orale pour établir des ponts entre le passé et le présent. Pour étayer son propos, elle s’est appuyée sur ses recherches sur les missionnaires québécois, un cas qui lui apparaît exemplaire tant par l’invisibilité des acteurs étudiés que par l’importance de la mémoire de ce phénomène majeur. Pour conclure son exposé, Catherine Foisy a lancé une question au public : que faire de ses sources orales une fois qu’on les a utilisées ? La question n’est pas banale, car en ouvrir l’accès implique que d’autres puissent se les réapproprier. Lors de la période de discussion, Florence Descamps s’est dite heureuse et surprise de la référence à son article, car en France il n’a été suivi d’aucun effet. Le constat qu’elle y faisait est resté le même : le processus de patrimonialisation des archives orales catholiques en France serait toujours au point mort faute de demande sociale.

Jean-René Thuot, professeur d’histoire au Département des lettres et humanités de l’UQAR, a ensuite partagé son expérience dans le cadre de son projet de reconstitution des paysages ruraux anciens dans la région de Lanaudière. Puisque ses recherches ont rapidement révélé les limites des sources écrites, il en est venu à la conclusion qu’il avait besoin des yeux d’informateurs sur le terrain pour décortiquer l’évolution de l’architecture domestique depuis l’époque préindustrielle. Outre la fierté des participants de contribuer à la mise en valeur leur patrimoine ancestral, ces sources lui ont ouvert l’accès à des informations autrement inaccessibles : sur une succession problématique par exemple, ou encore sur un incendie, une faillite, les réseaux familiaux, la disponibilité des matériaux, les artisans… Ce dernier élément a attiré l’attention de Thuot vers la culture du bâti, ouvrant du coup un nouveau volet dans sa recherche. Il a également noté certaines limites inhérentes à sa démarche. Ainsi, puisque les récits des participants vont rarement plus loin que leurs grands-parents, il recueille peu d’échos du XVIIIe siècle. De plus, involontairement, l’historien se retrouverait selon lui à intervenir sur le récit; par mimétisme, les participants auraient tendance à adopter la perspective du chercheur. Il souhaiterait d’ailleurs évaluer l’impact de cette « mise en forme des imaginaires » au sein des collectivités étudiées. Visiblement enthousiaste face aux possibilités qu’offrent les sources orales pour l’étude des paysages anciens, Thuot a insisté sur le fait qu’elles mettent à mal l’image d’un monde rural figé dans le temps.

Pour sa part, Serge Dupuis, stagiaire postdoctoral à la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN) de l’Université Laval, a utilisé des sources orales dans différents projets menés entre 2007 et 2011 auprès de Canadiens français en Nouvelle-Angleterre, en Ontario et en Floride. Rappelant qu’il s’agit de sources incontournables lorsqu’on traite de populations minoritaires ou marginalisées, il a noté le peu de sources écrites disponibles pour étudier les francophones hors Québec. Pour lui, les sources orales ont représenté des sources complémentaires utiles pour collecter des récits inédits qui, autrement, disparaîtraient. Cette menace concernerait les 60 000 Canadiens français ayant immigré en Floride entre 1945 et 1970 qui n’ont à peu près pas écrit sur leur expérience. Les sources orales permettraient aussi d’étudier l’évolution d’une perception populaire par rapport à un événement marquant. Il a donné l’exemple du rapatriement constitutionnel de 1982, d’abord perçu comme un échec chez les communautés francophones minoritaires pour ensuite voir son souvenir être transformé par l’interprétation favorable de l’article 23 de la Charte des droits et libertés sur le régime scolaire des minorités. Insistant sur la nécessité de problématiser toute source, Dupuis a terminé son exposé en soulignant que les sources orales peuvent parfois semer le doute sur certaines informations apportées par les sources écrites. À quoi donner préséance lorsque les sources écrites et orales se contredisent ?

La discussion s’est donc tournée vers l’habitus de l’historien à hiérarchiser ses sources. Constatant que l’écrit conserve encore sa position dominante, Descamps a invité les participants à repenser leurs pratiques en consultant en premier lieu des sources orales pour délimiter leur problématique. Sans nier la pertinence de ce commentaire, Dupuis a répondu que de passer d’abord par le dépouillement des sources écrites lui a permis d’obtenir des entrevues plus riches et d’éviter d’avoir à faire une seconde entrevue après avoir omis un élément.

Aude Maltais Landry, qui vient de compléter une maîtrise en histoire à l’Université Concordia, a justement choisi d’inverser la démarche traditionnelle en utilisant d’abord des sources orales puis des sources écrites en complément. Celle qui a auparavant travaillé sur Wapikoni mobile a mené un projet d’histoire orale avec la communauté innue de Nutashkuan sur la Côte-Nord portant sur la création de cette réserve dans les années 1950. Elle s’est plus précisément intéressée à la compréhension qu’ont les Autochtones de leur histoire. Le récit collectif dominant, selon Maltais Landry, proposerait une histoire d’entraide entre les communautés blanche et autochtone. Les témoignages récoltés traduiraient cependant une expérience marquée par le racisme et l’exclusion géographique. À ses yeux, l’histoire orale permettrait d’éviter que les témoignages autochtones servent de « complément à la version occidentale de l’histoire » en révisant la trame narrative préétablie.

Dépasser les sources traditionnelles

Le panel suivant s’est concentré sur l’utilité des sources orales pour dépasser les sources traditionnelles. Pour Jocelyn Saint-Pierre, historien retraité de l’Assemblée nationale du Québec qui a notamment supervisé le projet de reconstitution des Débats de l’Assemblée législative, les sources orales seraient un complément indispensable aux recherches en histoire politique québécoise contemporaine. Il a d’ailleurs souligné que l’histoire du journalisme parlementaire féminin n’aurait pu se faire sans sources orales. Son exposé était truffé d’anecdotes savoureuses apprises au cours de ses entretiens. Les participants ont sans doute été impressionnés par sa courageuse entreprise dans le cadre son projet sur l’histoire de la Tribune parlementaire. En effet, l’historien a accepté de montrer certains extraits retenus aux témoins, renouant ainsi avec le partage de l’autorité à la base du projet d’histoire orale. Étonnamment, très peu de corrections ont été faites. Qui plus est, sur une centaine d’entrevues, seules trois personnes auraient demandé à conserver l’anonymat.

Martin Petitclerc, professeur au département d’histoire de l’UQAM et directeur du Centre d’histoire des régulations sociales, a ensuite présenté la démarche d’un projet réalisé en partenariat avec des milieux syndicaux québécois qu’il mène actuellement avec Martin Robert, candidat au doctorat en histoire à l’UQAM. Celui-ci porte sur l’histoire des lois spéciales et du droit de grève au Québec depuis 1964. Des entrevues réalisées auprès de représentants syndicaux permettent d’aller au-delà des textes officiels, qui traduiraient essentiellement le point de vue de l’État et des cours de justice, afin de comprendre comment s’est organisée la résistance et comment la répression a été vécue. Leurs recherches font notamment ressortir la brutalité particulière des lois spéciales au Québec par rapport au reste du Canada. Enfin, Petitclerc a souligné le défi que peut représenter pour le chercheur le fait d’interroger des personnes habituées au jeu de l’interview, une remarque qui a fait sourire bien des participants ayant visiblement déjà expérimenté pareille situation.

Panel composé, de gauche à droite, de Martin Petitclerc, Jocelyn St-Pierre, Chrstine Labrie, Myriam Alarie et, à l'arrière, du président de séance Harold Bérubé. Crédit : CFQLMC - Gilles Durand.

Panel composé, de gauche à droite, de Martin Petitclerc, Jocelyn St-Pierre, Chrstine Labrie, Myriam Alarie et, à l’arrière, du président de séance Harold Bérubé. Crédit : CFQLMC – Gilles Durand.

Pour sa part, la candidate à la maîtrise en histoire à l’Université de Sherbrooke Christine Labrie a proposé une analyse des profils et des parcours de 18 Québécoises nées entre 1930 et 1950 au Québec qui, par choix ou non, n’ont jamais eu d’enfant. Le recours aux témoignages oraux, a-t-elle expliqué, s’est révélé incontournable dans le cadre de ses recherches étant donné le manque de données qualitatives et l’absence de perspectives à long terme des sources disponibles. Les récits de vie collectés lui ont permis d’étudier la construction identitaire de ces femmes. Elle a insisté sur le fait qu’ils l’ont amené à dépasser ses présupposés et à revoir son hypothèse de départ d’une marginalisation due à l’association entre féminité et maternité. Sa communication a laissé entrevoir des perspectives fort intéressantes pour la suite de son projet.

Dans le cadre de sa maîtrise à l’Université de Sherbrooke, Myriam Alarie s’est penchée sur les missions des sœurs Notre-Dame-des-Anges de 1961 à 2006 à Bequimão au nord-est du Brésil. Contrairement à d’autres participants de cette journée d’étude, ce n’est pas l’absence de sources écrites qui l’a amené à considérer les sources orales. En fait, en consultants les abondantes archives de l’institut des sœurs missionnaires de Notre-Dame des Anges, elle s’est retrouvée avec davantage de questions que de réponses. La collecte de six récits de vie de missionnaires lui a donc permis d’accéder à d’autres fenêtres analytiques en faisant ressortir les variabilités individuelles. Ses travaux mettent ainsi de l’avant la signification de l’expérience missionnaire pour chacune de ces femmes en fonction de son parcours. En somme, pour Alarie, l’abondance de sources ne justifierait pas d’éviter les sources orales, bien qu’elle reconnaisse que cela puisse représenter une charge de travail supplémentaire. À l’inverse, a-t-elle affirmé, cette considération devrait être naturelle lorsque l’objet d’étude le permet et refuser d’y réfléchir constituerait un choix méthodologique discutable.

La rencontre

Le dernier panel a abordé la rencontre entre l’historien et les acteurs historiques, mettant ainsi de l’avant la dimension humaine de l’histoire orale. Sharon Gubbay Helfer, chercheure indépendante affiliée à l’Institut des études juives canadiennes ainsi qu’au CHORN, et la muséologue Marie Lavorel, spécialisée dans la patrimonialisation des mémoires sensibles, ont proposé une réflexion sur la contribution d’un projet d’histoire orale sur la communauté juive de Sherbrooke au vivre-ensemble québécois. Initié par un membre de cette communauté, ce projet est aujourd’hui porté par une équipe multidisciplinaire qui prévoit réaliser une trentaine d’entrevues auprès de Juifs ayant vécu à Sherbrooke. Celles-ci seront rassemblées dans une base de données multimédia à l’aide du logiciel Stories Matter, développé spécifiquement pour la pratique de l’histoire orale par le CHORN. L’objectif est de concevoir une exposition muséale à partir de ces témoignages afin d’élargir la mémoire collective québécoise sur ses diverses origines. En somme, cette communication constituait une analyse des processus collaboratifs visant à travailler avec et non sur une communauté. Pour ce faire, deux visions doivent apprendre à cohabiter, ce qui ne se ferait pas sans heurts d’après Sharon Gubbay Helfer : celle d’un projet d’histoire orale et celle d’une quête identitaire.

Enfin, cinéaste documentariste et chargée de cours au Département d’histoire et à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, Stéphanie Lanthier a puisé à même son expérience pour mettre de l’avant la richesse de l’enseignement de l’histoire orale aux étudiants de premier cycle. Cet enseignement serait, pour elle, l’occasion de réfléchir avec eux sur les règles du métier d’historien, sur les limites de l’objectivité et sur le sens de l’engagement en histoire. Pour étayer son propos, a-t-elle confié, elle présente en classe des exemples d’entretiens filmés qu’elle a réalisés. L’entretien mené par Louise Bienvenue avec l’historien Jean-Marie Fecteau, par exemple, illustrerait selon elle l’utilité sociale et professionnelle d’un récit de carrière. Dans un deuxième temps, Lanthier a fait ressortir la parenté entre l’enquête orale et le cinéma documentaire. Selon elle, toutes deux miseraient sur l’empathie, sur l’intimité du face à face et sur une relation de confiance entre l’intervieweur et l’interviewé qui reposerait sur un pacte de sincérité. À ce sujet, elle a présenté un extrait tiré de son long métrage documentaire Les Fros mettant de l’avant le désir du témoin de se raconter et de prendre parole, mais aussi la puissance évocatrice des silences. Souhaitant laisser l’auditoire réfléchir sur la conscience d’autrui qui s’installe lors d’un entretien, Lanthier a terminé sur une question qui reviendrait presque à chaque tournage : « Je vous regarde ou je regarde la caméra ? »

Perspectives d’avenir

La journée s’est clôturée par une table ronde regroupant Denyse Baillargeon, pionnière de l’histoire orale au Québec, Louise Bienvenue, Florence Descamps et Steven High, professeur et co-directeur du CHORN à l’Université Concordia. Denyse Baillargeon a d’abord pris la parole pour revenir sur son parcours. Elle a raconté au public qu’au début, elle faisait de l’histoire orale, « au moment où c’était un statement », pour ensuite faire de l’histoire avec des sources orales lorsque c’est devenu monnaie courante. Elle a d’ailleurs mentionné que le projet politique de l’histoire orale se serait étiolé et a souligné la difficulté de bien initier les étudiants à cette pratique, considérant la somme de travail que cela représente.

Pour Louise Bienvenue, qui mène présentement une enquête d’histoire orale auprès d’anciens pensionnaires et éducateurs de l’institution pour jeunes délinquants Boscoville, les témoignages permettraient de travailler avec une matière humaine et d’aller au-delà des discours institutionnels. Bienvenue a par ailleurs insisté sur le plaisir des rencontres et sur l’énergie qu’apporte le travail en équipe, puis a relevé le danger que peut représenter l’idée de vouloir devenir trop orthodoxes. Selon elle, l’histoire orale s’harmoniserait bien à la sensibilité actuelle en histoire pour les questions identitaires et pour le point de vue de l’acteur.

La table ronde, composée de gauche à droite par Florence Descamps, Louise Bienvenue, Denyse Baillargeon et Steven High. Crédit : CFQLMC - Gilles Durand.

La table ronde, composée de gauche à droite par Florence Descamps, Louise Bienvenue, Denyse Baillargeon et Steven High. Crédit : CFQLMC – Gilles Durand.

Florence Descamps a rejoint le pronostic de Bienvenue en prédisant un avenir prometteur à l’oralité puisque celle-ci touche à la fois la mémoire, l’histoire, le patrimoine et l’identité, des notions qui se trouveraient au cœur de nos sociétés individualistes. L’histoire orale, a-t-elle observé, séduit généralement les néophytes qui découvrent l’ivresse d’une source inédite, l’empathie avec une collectivité et une source de plaisir intellectuel et social. Enfin, faisant écho à la communication de Lanthier, Descamps a souligné que ce dialogue avec les témoins de l’histoire est déclenché parce que quelqu’un écoute. Or, contrairement au magnétophone, la caméra introduit l’œil d’un tiers. Quel impact cela peut-il produire sur l’interviewé, a-t-elle demandé ?

D’après Steven High, nous serions présentement en train de vivre une période exceptionnelle pour l’histoire orale comme en témoigne le fait que plusieurs projets de recherche en histoire orale ont reçu des prix prestigieux en Amérique du Nord au courant des cinq dernières années. Or, a-t-il fait observer, l’histoire orale semble demeurer marginale dans les milieux universitaires, entre autres parce que les historiens auraient beaucoup investi dans la séparation entre le passé et le présent. Il a ainsi rejoint les propos de Baillargeon qui notait que, bien que l’utilisation de sources orales soit devenue pratique courante, le projet d’une histoire orale qui partage l’autorité, lui, ne le serait pas; les historiens conserveraient ainsi le contrôle de l’écriture de l’histoire. Cependant, selon High, ces derniers ne devraient pas avoir le monopole sur le passé. Ainsi, il lui apparaît capital que les historiens entrent en conversation avec d’autres initiatives d’histoire, à savoir des approches pédagogiques, archivistiques, juridiques, théâtrales, cinématographiques ou communautaires. Il a ainsi relevé la résistance à l’idée que l’histoire soit multidisciplinaire et engagée; une résistance qui risquerait selon lui d’isoler de plus en plus la discipline au sein du milieu académique. Phénomène curieux, High a noté qu’environ 75 % des affiliés au CHORN étaient des femmes. Pourquoi ? Cette question est malheureusement restée sans réponse.

Pour conclure, j’aimerais attirer votre attention sur la grande diversité des démarches et des expériences partagées lors de cette rencontre. Les organisatrices ont su rassembler un heureux mélange de chercheurs aguerris et d’autres qui en étaient à leurs premières armes avec l’histoire orale. Ce brassage d’idées a fait ressortir de nombreuses pistes de réflexion pour l’avenir. Parmi les idées phares de la journée figurent les enjeux relatifs au poids de la demande sociale dans le processus de valorisation des témoignages oraux et ceux liés à la gestion des archives orales, lesquels se conjuguent à l’urgence de collecter les récits mémoriels. Un autre aspect majeur concerne la tendance des historiens à reléguer les sources orales au second plan; les chercheurs ont été conviés à renouveler leurs pratiques en utilisant les témoignages oraux en amont de leur démarche. Ils permettraient en outre à l’historien de sortir des sentiers battus et de déconstruire ses a priori. Plus globalement, ce fut l’occasion d’aborder le rôle de l’historien dans la « fabrication » des matériaux historiques. Par ailleurs, on constate la prédominance d’un rapport vertical entre l’historien et les témoins-sources. Certains ont cependant exprimé une volonté de démocratiser le passé et de se réconcilier avec une histoire vivante et engagée, tout en soulevant les défis que cela représente. Bref, pour les participants à cette journée d’étude, l’histoire orale en vaut assurément la peine.

L’une des rares critiques que l’on pourrait adresser à l’évènement serait toutefois de ne pas avoir eu assez de temps pour approfondir certaines de ces réflexions… Lorsqu’on reproche à une journée au programme aussi costaud d’avoir été trop courte, c’est définitivement signe de sa pertinence et de son succès !

[1] Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière (CHEFF), réed. 2006, 864 p.

[2] Florence Descamps, « Mémoire religieuse, patrimoine immatériel du religieux. Pour la constitution d’archives orales de la foi catholique », In Situ / Revue des patrimoines, [en ligne], Ministère de la Culture et de la communication, no 11, 2009, http://insitu.revues.org/4576.