L’évolution du concept de la toxicomanie au Canada, ou comment le legs des mœurs chrétiennes amplifie un problème de santé publique

Publié le 7 août 2015

Par Marie-Pier Arsenault, MD, et Sarah McConnell-Legault, MD[1]

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La consommation de drogues, mais surtout les conséquences néfastes et parfois funestes de cette consommation, ont tenu une place prépondérante dans les journaux québécois à l’été et à l’automne 2014. En effet, l’épidémie de décès par surdoses et l’abus d’opiacés d’ordonnance ont fait les manchettes pendant plusieurs semaines. Depuis ce temps, ces sujets se sont progressivement effacés des médias provinciaux, créant une impression de volatilité du phénomène. Pourtant, la toxicomanie est certainement un des plus vieux problèmes de santé connus et demeure fréquente à travers les générations et les sociétés, ce qui en fait un important enjeu de santé publique. Les surdoses sont d’ailleurs un phénomène chronique et cyclique. Malgré cela, la représentation des drogues dans la presse n’est pas un thème soutenu, mais apparaît plutôt au gré des exacerbations, créant alors un évènement dont il est de bon ton de parler pour un instant. Une étude française (Fortunée, 2005) fait non seulement le constat de la faible appropriation de ce thème dans les médias, mais remarque également qu’il y a eu évolution dans la manière de traiter du sujet. Celle-ci allant d’un danger menaçant le corps social à une problématique plus complexe amenant à la marginalité et la précarité. Ces analyses démontrent une évolution récente dans l’interprétation sociétale de ce qu’est la toxicomanie. Nous nous sommes intéressées à ce phénomène et proposons ici une courte mise en contexte du rapport des Canadiens aux drogues dans le siècle dernier afin de mieux comprendre l’évolution de la conception de la toxicomanie dans notre pays. Cette perspective historique nous permet de faire une mise au point sur les enjeux actuellement éprouvés au Québec et de démontrer comment ils demeurent intrinsèquement reliés à notre passé collectif.

Perspective historique

Au début du XIXe siècle, l’utilisation de substances telles que les narcotiques est déjà répandue dans la population et communément prescrite par les médecins comme traitement de la toux et de la douleur. Alarmées par les effets de la période d’instabilité économique et sociale, certaines communautés religieuses tentent néanmoins de sensibiliser la population par une campagne massive et soutenue contre plusieurs vices qui leur semblent perturber la cohésion sociale. Cette campagne des « réformateurs moraux » engendre la criminalisation de l’utilisation, de la vente et de l’importation de drogues, en débutant par l’opium au début du XXe siècle, jusqu’à la marijuana en 1923. La prohibition de la consommation de l’opium n’a toutefois pas diminué son utilisation au pays, mais a plutôt mené les consommateurs à se procurer de la marchandise de moins bonne qualité via le crime organisé.

Bien qu’avec le temps, certains membres de la communauté médicale constatent un phénomène de dépendance, la question est largement marginalisée et les enjeux de toxicomanies liés à cette consommation passent sous le radar jusqu’à la Révolution tranquille. Jusqu’aux années soixante, la prise de substances illicites ne représente pas un problème social significatif et l’État se contente d’emprisonner les utilisateurs pris en flagrant délit sans que la population générale ne s’en alerte. En arrière-plan toutefois, un changement de mentalité émerge chez les travailleurs sociaux et les médecins, qui considèrent de plus en plus la prise chronique de drogues non pas comme un crime, mais plutôt comme une maladie. Malgré tout, ils demeurent plutôt silencieux, se soumettant au système répressif des autorités gouvernementales du temps. Au début des années soixante, suite à la pression du lobby des réformateurs moraux et l’apparition de conflits intergénérationnels, les gouvernements augmentent les peines d’emprisonnement pour possession, trafic et importation de toutes les drogues. Au même moment, dans un but de confrontation, le mouvement hippie augmente sa consommation de drogues. Conséquemment, le taux d’arrestation global pour possession de drogues augmente et les réformateurs moraux deviennent de plus en plus mal à l’aise devant les arrestations d’adolescents et de jeunes adultes « blancs », allant même jusqu’à remettre en question leur propre approche répressive.

La fin des années soixante et le début des années soixante-dix marquent le début d’un changement de mentalité et d’un revirement législatif. D’une part, les communautés religieuses voient leur influence se dissiper. D’autre part, les différents travailleurs de la santé gagnent le respect et la confiance du public, notamment par l’utilisation d’un discours scientifique et la création d’ordres professionnels. La médicalisation de problèmes autrefois considérés comme des vices sociaux leur permet de s’immiscer dans les débats sur la santé publique et c’est ainsi que les communautés médicales redéfinissent publiquement la consommation chronique de drogues comme une maladie. Dans la foulée, le jeune premier ministre fédéral Pierre-Eliott Trudeau reflète bien l’humeur générale avec sa désormais célèbre citation voulant que « L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation ». Cette nouvelle orientation gouvernementale entraîne la modification de la législation concernant l’encadrement des « vices », marquant ainsi le début d’une dissociation avec l’idéologie plus répressive des réformateurs moraux. Le gouvernement, alors confronté à une augmentation globale de consommateurs et donc à une judiciarisation de ses citoyens, opte pour un entre-deux et diminue les peines reliées à la possession de drogues. L’État décide également de contrôler l’alcool et le jeu dans une optique de diminution de la criminalité et d’augmentation des sources de revenus.

Ce tour d’horizon sur l’évolution de la perception de la drogue au Canada donne à réfléchir non seulement sur la façon dont la législation sur la toxicomanie fut votée et la forte influence de la morale religieuse, mais aussi sur l’impact négatif de l’approche répressive utilisée dans une tentative initiale de protection de la population. Malheureusement, il semble que le débat actuel sur les enjeux reliés aux drogues soit encore influencé par les idées et concepts implantés par les réformateurs moraux dès la deuxième moitié du XIXe siècle.

Exemples de politiques mondiales

Bien que l’approche répressive basée sur des arguments moraux ait été démontrée inefficace, elle demeure largement utilisée pour réglementer la situation actuelle de la toxicomanie ici comme ailleurs. Au Mexique, les cartels se sont développés suite à la criminalisation de la possession de drogues dans le pays, au début du XXe siècle. Augmentant en organisation et en puissance au fil des décennies, ils ont parfois même été aidés par la politique locale ou étrangère (la demande accrue de narcotiques pendant les guerres mondiales en étant un exemple). De plus, la répression des cartels débutée par Felipe Calderón en 2006 sous la pression des États-Unis n’a pas eu les effets positifs escomptés. Depuis, le Mexique s’entre-déchire et le nombre de morts reliés à la guerre contre les narcotrafiquants ne cesse d’augmenter. L’article de Javier Buenrostro, récemment publié sur HistoireEngagee.ca, résume bien les divers impacts de l’influence des cartels de drogues au Mexique. Selon le chercheur Luis Astorga: « Comme le montre l’histoire du trafic de drogues au Mexique, l’arrestation de quelques chefs, ou de milliers de personnes de moindre importance, n’a eu d’effet sensible ni sur la diversité ni sur les quantités des drogues introduites aux États-Unis. Les arrestations de trafiquants n’ont pas non plus eu d’effets dissuasifs sur les personnes impliquées dans le commerce des drogues illicites. Ce dernier reste économiquement des plus rentables, et le restera vraisemblablement à court terme. Loin de s’affaiblir, les organisations de trafiquants dirigées par des [des gens du Sinaloa] sont tout aussi hégémoniques à l’heure actuelle qu’elles l’ont été depuis des décennies » (Astorga, 2004).

Certains pays confrontés à des problèmes de santé publique liés à l’utilisation chronique de drogues ont plutôt opté pour des approches alternatives. Le Portugal en est certainement un exemple intéressant, ayant obtenu des changements positifs dans le monde de la toxicomanie par la décriminalisation de l’usage de la drogue. Depuis la mise en vigueur de cette politique avant-gardiste en 2000, la possession de drogue n’est plus une infraction criminelle, mais administrative. Dorénavant les individus signalés pour possession de drogue doivent se présenter devant un comité multidisciplinaire qui jugera de la meilleure intervention à poser (traitement de substitution, thérapie, amende…). Afin d’évaluer les résultats de cette politique, une étude de cas a été publiée en 2009. Celle-ci révèle que la décriminalisation de l’usage de la drogue n’a pas engendré d’augmentation de consommation et a contribué à diminuer la mortalité par surdose et les pathologies associées à son usage, dont le VIH. Cette politique a aussi contribué à diminuer la stigmatisation et la marginalisation des utilisateurs et favorisé leur recours aux soins de santé.

La gestion légale et sociale de la consommation de drogues est visiblement en changement depuis quelques décennies. Il est grand temps de constater que certaines approches sont inefficaces et archaïques. Les gouvernements devraient plutôt s’inspirer des législations ayant déjà faits leurs preuves ailleurs dans le monde afin de mettre en place une approche optimale pour le bien-être de notre population.

Prise en charge de la dépendance, l’approche médicale

Les dommages actuels de la drogue perçus par le corps médical sont vastes ; les plus communs étant la dépendance et l’aggravation de maladies psychiatriques. Par ailleurs, la marginalisation des consommateurs de drogues les amène à prendre des risques importants pour leur santé, tels que le partage de seringues et le mélange d’opiacés. De plus, les utilisateurs de drogues tardent à consulter pour leurs problèmes médicaux, trop souvent par peur d’être jugés par les professionnels de la santé. Plusieurs approches alternatives ont vu le jour afin de diminuer ces conséquences négatives de la toxicomanie.

Des programmes de substitution avec de la méthadone ou de la suboxone sont actuellement offerts aux personnes ayant une dépendance aux opiacés. Ces programmes diminuent significativement la mortalité et la morbidité des participants (diminution de la transmission des infections transmissibles sexuellement et par le sang, diminution de la consommation de substances illicites), en plus de réduire la criminalité associée et d’améliorer le taux de réinsertion sociale. Par ailleurs, plusieurs organismes œuvrent à la distribution de matériel d’injection stérile, contribuant à réduire les infections transmissibles sexuellement et par le sang (et leurs coûts associés) et favorisant la création d’un premier lien thérapeutique significatif entre les intervenants et les utilisateurs de drogue intraveineuse (UDIV), une population difficile à rejoindre.

Depuis quelques semaines, un projet visant à faciliter l’accès à la naloxone (antidote pour la surdose aux opiacés qui prévient les décès lorsqu’utilisée rapidement) a débuté au Québec (projet PROFANE). Auparavant, ce médicament était utilisé uniquement sous supervision médicale, ce qui restreignait significativement sa portée, puisque les surdoses mortelles surviennent dans des milieux non supervisés. Avec ce projet, des intervenants travaillant auprès des UDIV ainsi que les consommateurs sont formés pour utiliser la naloxone. Le but de cette mesure est de diminuer le délai d’administration et la mortalité associée aux surdoses, tel que démontré par des programmes similaires déjà établis ailleurs au Canada (par exemple, « BC Take Home Naloxone » à Vancouver et « Community Based Naloxone » à Toronto).

Finalement, le projet des sites d’injection supervisée, probablement l’approche la plus médiatisée, demeure très controversé malgré les conclusions positives publiées par l’Institut National de Santé Publique du Québec (INSPQ) en 2009. Après une analyse exhaustive de la littérature publiée sur le sujet, les auteurs du rapport ont conclu que ce programme aiderait à rejoindre une population vulnérable, à réduire la mortalité par surdose, à atténuer les risques pour la santé des UDIV, à diminuer la nuisance dans les lieux publics causée par les UDIV et à stabiliser leur état de santé. À Vancouver, un tel site est ouvert depuis 2003 et accueille en moyenne mille utilisateurs par jour. La littérature publiée depuis l’ouverture du site confirme les conclusions du rapport de l’INSPQ. Franchissant un pas de plus cette année, des médecins de Vancouver peuvent maintenant prescrire de la diacétylmorphine (héroïne thérapeutique injectable) à certains patients ayant une grave dépendance à l’héroïne et pour lesquels le traitement conventionnel à la méthadone a échoué. Malgré que les bienfaits des sites d’injection supervisée soient prouvés, le gouvernement fédéral a tenté d’en provoquer la fermeture à maintes reprises et s’est finalement fait rabrouer par la Cour Suprême en 2011. Malgré ce jugement non équivoque, les Conservateurs ont dernièrement mis en place une loi nécessitant l’approbation de la communauté et des autorités policières avant l’installation d’un site d’injection supervisé dans un quartier. Cette mesure peut à première vue sembler banale, mais se rapproche étrangement de la pensée des réformateurs moraux du début de la Révolution tranquille et est en fait une tentative insidieuse de limiter l’implantation de tels sites.

Conclusion

Concomitamment à l’évolution de la définition de la toxicomanie au sein de la population, les solutions mises en place pour aider ceux qui en souffrent évoluent également. Certaines mesures prouvées efficaces pour améliorer la santé de la population sont déjà en place au Québec, mais celui-ci demeure à la traine dans ce domaine par rapport à d’autres provinces canadiennes et d’autres pays. Cette réalité peut notamment être expliquée par le fait que les politiques sociales concernant la toxicomanie demeurent largement établies selon des arguments moraux et idéologiques.

La toxicomanie étant un problème médical, est-ce vraiment sujet à un débat public ou devrions-nous mettre en place les meilleures solutions possible tel que démontré par la littérature scientifique, comme nous faisons pour tout autre problème de santé? En effet, les médecins et autres professionnels de la santé sont formés pour offrir les soins les plus appropriés à leur patient, quelles que soient les circonstances sociales et politiques. Pourquoi en est-il différent lorsqu’il est question de dépendance? Il fait peu de doute dans notre esprit que les politiques en santé publique auraient avantage à être décidées par les professionnels de la santé en se basant sur les données probantes plutôt que par les discours moraux et idéologiques absorbés ou diffusés par la classe politique.

Un an s’est écoulé depuis la grande médiatisation de la vague de surdoses de 2014. Est-ce que les choses ont changé depuis ? Peu, et ce malgré les quelques projets développés au cours de l’année. Les travailleurs de la santé et les organismes communautaires sont prêts à mettre en place davantage de solutions, mais attendent l’approbation des différents paliers gouvernementaux qui tardent à prendre action et coupent dans leurs subventions. Malheureusement, depuis le début d’été 2015, une nouvelle vague de surdoses fait rage au Québec. Force est à constater que nos efforts actuels sont insuffisants et que des actions drastiques doivent être mises en place afin d’obtenir un changement réel face à ce problème majeur de santé publique.

Pour en savoir plus

ASTORGA, Luis. « Géopolitique des drogues au Mexique : l’hégémonie des Sinaloans sur le trafic de drogues illicites ». Hérodote, vol. 112, no 1 (2004), p. 49-65.

BUENROSTRO, Javier. « Ayotzinapa : quand la violence de l’État et celle des groupes criminalisés ont les mêmes fins ». HistoireEngagee.ca (22 décembre 2014). [En ligne] https://histoireengagee.ca/?p=4358.

CHAWLA, Sandeep, dir. Rapport mondial sur les drogues 2009. Vienne, Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), 2009, 304 p.

GREENWALD, Glenn. Drug Decriminalization in Portugal. Lessons for creating fair and successful drug policies. Washington DC, CATO institute, 2009, 30 p.

HOLLERSEN, Wiebke. « ‘’This Is Working’’. Portugal, 12 Years after Decriminalizing Drugs ». Spiegel Online International (27 mars 2013). [En ligne] http://www.spiegel.de/international/europe/evaluating-drug-decriminalization-in-portugal-12-years-later-a-891060.html.

MARTEL, Marcel. Canada the Good. A Short History of Vice since 1500. Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2014, 196 p.

NOËL, Lina, François GAGNON, Amélie BÉDARD et Ève DUBÉ. Avis sur la pertinence des services d’injection supervisée. Analyse critique de la littérature. Québec, Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), 2009, 103 p.


[1] Nos remerciements au Dre Xi Sophie Zhang pour ses conseils judicieux.