Considérations sur la Couronne du Québec. Le lieutenant-gouverneur, « l’État » et le fédéralisme en question

Publié le 24 août 2015

Par Mathieu Arsenault, candidat au doctorat en histoire à York University

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Garnotte, Le Devoir (5 février 2010).

Garnotte, Le Devoir (5 février 2010).

La nomination de J. Michel Doyon comme 29e lieutenant-gouverneur du Québec nous offre l’occasion de revenir sur la fonction vice-royale et; espérons-le, de pallier à ce que l’ex-Gouverneure générale Adrienne Clarkson appelait « le manque abyssal » de connaissance des Canadiens par rapport à leur système de gouvernement. Succédant à l’honorable Pierre Duchesne en poste depuis une décennie, J. Michel Doyon s’inscrit dans la longue lignée des représentants de la Reine qui ont occupé cette fonction de façon quasi anonyme depuis 1867. Si certains de nos vice-rois, tels Eugène Fiset (1939-1950) et Hugues Lapointe (1966-1978), sont restés dans les mémoires pour avoir occupé le poste durant plus d’une décennie, leur fonction apparait essentiellement symbolique et protocolaire. Dès qu’ils dérogent de ce rôle d’apparat, nos vices-rois sont d’ailleurs fortement critiqués par la classe politique et par la population qui assiste à leur soudaine émergence comme figure médiatique polémique.

Au XIXe siècle, l’ingérence du lieutenant-gouverneur Luc Letellier de Saint-Just (1876-1879) dans une affaire politique l’opposant au premier ministre Charles-Eugène Boucher de Boucherville lui valut même d’être destitué par le gouvernement de John A. Macdonald. Plus près de nous, il est impossible de passer sous silence la tristement célèbre Lise Thibault (1997-2007), ex-lieutenant-gouverneure toujours empêtrée dans une saga juridique qui l’oppose au Gouvernement du Québec sur thème d’utilisation abusive de fonds publics. Personnage décrit comme un homme discret et sans affiliation politique connue, Pierre Duchesne promettait une rupture avec le règne de l’extravagante Mme Thibault. Lors de son assermentation en 2007, le nouveau vice-roi s’engageait d’ailleurs à adopter « une attitude impartiale en [s]’imposant ce devoir de réserve qui découle de la fonction, de manière à ne jamais soulever de polémique », en plus de faire preuve « d’une probité nécessaire, d’une économie de moyens lorsque possible et d’une transparence dans tous ses agissements » (Le Devoir, 8 juin 2007). Mais les promesses de celui auquel certains prêtaient un « tempérament autoritaire » et un « style de gestion dur », voir  même « aristocratique » (Le Devoir, 19 mai 2007) tombèrent vite à plat. Un an à peine après son entrée en fonction, M. Duchesne se voyait rappelé à l’ordre par les citoyens de L’Isle-aux-Grues mécontents de voir le lieutenant-gouverneur bénéficier d’un passe-droit pour utiliser le traversier conduisant à sa résidence secondaire. Malgré un vote défavorable du conseil municipal et des citoyens lui révoquant son passe-droit, le vice-roi alla jusqu’à faire pression sur la Société des traversiers du Québec (Le Devoir, 7 juillet 2008). Malgré son impuissance à imposer ses désirs face à la démocratie municipale, l’honorable Pierre Duchesne avait néanmoins annoncé ses couleurs: il allait assurer la dignité de l’État à travers la jouissance – et même le renforcement – des privilèges vice-royaux. Tout comme ses prétentions à garder profil bas, les espoirs de transparence et la réputation économe de cet homme « reconnu comme étant peu dépensier » (Le Devoir, 19 mai 2007) furent déçus. À la suite des frasques de Lise Thibault, le nouveau lieutenant-gouverneur avait été invité par le gouvernement Charest à répondre publiquement de ses dépenses devant les élus du peuple assemblés en commission parlementaire (Le Devoir, 15 juin 2007). En refusant de se présenter devant la commission sous prétexte que les conventions en vigueur dans le Commonwealth et les privilèges dus à sa fonction le dispensaient de rendre compte de sa gestion des fonds publics, Pierre Duchesne ne manqua pas de soulever la colère des députés (Le Devoir, 4 février 2010). Accusant le vice-roi de se « tirer un rang », la députée péquiste Agnès Maltais déposa une motion visant à stopper l’allocation de 775 000$ accordée au lieutenant-gouverneur. Cette protestation contre la rebuffade qui avait mis jusqu’au premier ministre Jean Charest dans l’embarras tomba toutefois à plat. Malgré le soutien de l’ADQ et de Québec Solidaire, la motion fut défaite de sept voix par les libéraux qui durent encaisser les quolibets de l’opposition qui lançait des  « Vives la Reine! » ironiques lors du vote libéral (Le Devoir, 12 février 2010). Puis vint finalement l’affaire des médailles qui suffit à miner l’image de modération et de probité du représentant de la reine. Critiqué pour faire frapper  annuellement quelque 1200 médailles à son effigie afin de récompenser les citoyens méritants de la province, Pierre Duchesne se défendit en envoyant son aide de camp expliquer qu’il s’agissait d’une « marque de sobriété » (Le Devoir, 5 février 2010). Quoi qu’il en soit, mentionnons que la frappe de médailles par le lieutenant-gouverneur était pratique courante jusqu’au milieu des années 1960. Cette tradition fut  alors abandonnée en mémoire du décès tragique du lieutenant-gouverneur Paul Comtois (1961-1966) dans l’incendie de la résidence officielle du parc du Bois-de-Coulonge à Québec le 21 février 1966. Ce n’est toutefois pas à cause de cet honneur que l’ancien vice-roi est resté dans les mémoires de certains, mais plutôt parce que son histoire lui valut d’être immortalisée par les Cyniques. Cinq ans après le malheureux évènement, les humoristes jouèrent de l’esprit afin de moquer la version non officielle du chapelain de Bois-de-Coulonge, le père Gaudiose Labrecque, qui soutenait que le vice-roi avait trouvé la mort en se précipitant dans les flammes par esprit de piété:

Marcel Saint-Germain: Il y a cinq ans mourait dans un incendie mortel le lieutenant-gouverneur de la province de Québec, monsieur Paul Comtois. Certaines personnes prétendent qu’il aurait péri en voulant sauver les saintes espèces. Hé! Hé! Hé! Voici d’ailleurs les dernières paroles qu’il aurait prononcées devant certains témoins:

Serge Grenier: « Je m’en vais chercher les hosties. »

Marcel Saint-Germain: Mais ce n’est pas ce qu’il a dit, voici plutôt ce qu’il cria:

André Dubois: « Venez me chercher, ostie »[1]!

Lise Thibeault en 2006. Crédits : Montrealais.

Lise Thibeault en 2006.
Crédits : Montrealais.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui les frasques et les exagérations des lieutenants-gouverneurs ne font plus rire les Québécois. Ceux-ci tolèrent d’autant plus mal les sommes englouties dans cette onéreuse fonction administrative et protocolaire que l’État est entré dans une cure d’austérité qui ne semble vouloir n’épargner aucun secteur. La gestion douteuse et dérobée des fonds publics par les récents lieutenants-gouverneurs, de même que leur attitude hautaine à vouloir s’élever au-dessus des lois et se soustraire à toute supervision par l’Assemblée nationale ont largement contribué à discréditer la charge. Récemment, la farce est même devenue carrément grotesque avec les prétentions de Lise Thibault qui, après avoir tenté d’échapper à la justice sous le prétexte qu’en qualité de représentante de la Reine elle détenait une immunité absolue (Le Devoir, 23 mai 2013), promet maintenant de se « battre comme une tigresse » (Le Devoir, 29 juillet 2014) afin de ne pas rembourser les quelques 700 000$ dépensés abusivement. À Ottawa, le premier ministre Stephen Harper a cherché à étouffer le ridicule en annonçant la création d’un comité pour les nominations vices-royales à l’automne 2012. À Québec, les libéraux voient plutôt la solution dans une  « modernisation de la fonction » devant la rendre plus démocratique et adaptée au contexte contemporain; alors que de son côté, le Parti Québécois demande l’abolition pure et simple de cette fonction archaïque qu’il considère comme une relique désuète d’un passé colonial (Le Devoir, 21 janvier 2013). Loin d’avoir réglé le problème, la nomination du nouveau lieutenant-gouverneur J. Michel Doyon soulève de nouvelles interrogations sur le processus de sélection, en plus de remettre de l’avant la question de la pertinence et du rôle de cette institution qui souffre d’une nette perte de prestige.

« Les Deux Corps du roi », ou comment devenir vice-royal

Lors de l’annonce de la sélection de J. Michel Doyon comme nouveau représentant québécois de la Reine par le gouvernement fédéral en juillet dernier, les grands quotidiens titraient avec étonnement que le premier ministre Philippe Couillard n’avait pas été consulté par Ottawa avant l’annonce. S’il est vrai que ces nominations sont des prérogatives du premier ministre du Dominion, le fait que Philippe Couillard ne s’offusque pas d’être écarté du processus de sélection laisse perplexe. Dans la mesure où la charge fiscale de la Couronne provinciale incombe majoritairement à Québec, qui y consacre annuellement quelque 750 000$ alors qu’Ottawa n’y contribue qu’à hauteur de 137 000$, l’on pourrait s’attendre à un peu plus d’ardeur de la part du premier ministre québécois. Sa nonchalance sur la question fait d’autant plus mal qu’il existe une tradition de consultation lors de telles nominations. En 2007, l’attaché de presse de Jean Charest soulignait même la « convention » voulant que le premier ministre du Canada consulte son homologue québécois en la matière (Le Devoir, 19 mai 2007). Il est vrai qu’en 1996, Jean Chrétien s’était refusé à consulter Lucien Bouchard sur le choix du controversé Jean-Louis Roux comme lieutenant-gouverneur, puis de Lise Thibault comme remplaçante de celui qui fut forcé de démissionner suite à la polémique soulevée par des sympathies nazies affichées dans sa jeunesse. À l’époque, l’Assemblée nationale avait d’ailleurs adopté une résolution exigeant du gouvernement fédéral qu’il consulte Québec pour les nominations à venir. Il faut dire que cette imposition avait lieu dans le contexte post-référendaire, au moment où les tensions entre le premier ministre fédéral et son homologue du Parti Québécois étaient exacerbées. Or, malgré l’insistance du gouvernement Couillard envers la reprise des discussions constitutionnelles pour faire adhérer le Québec à la constitution d’ici le 150e anniversaire de la Confédération en 2017 et la sourde oreille du cabinet Harper à cet égard, ces divergences d’opinions ne peuvent à elles-seules justifier l’absence de consultation à Québec.

En fait, lorsqu’on y regarde de plus près, il s’agit moins d’une absence de consultation que d’une modification profonde des acteurs interpelés dans le processus de sélection. Depuis 2012, la nomination des lieutenants-gouverneurs passe par le Comité consultatif sur les nominations vice-royales qui est responsable de soumettre une liste restreinte de candidats au premier ministre. Présidé par le secrétaire canadien de Sa Majesté la reine et formé de deux membres permanents (un anglophone et un francophone), le Comité s’adjoint deux membres temporaires issus de la province concernée. Pour la nomination de J. Michel Doyon, le président Kevin Stewart MacLeod et les historiens Robert Douglas Watt et Jacques Monet furent aidés de la consultante en gestion Norma Passaretti et du gestionnaire Claude Rousseau. Lors de la formation du comité, Stephen Harper soulignait que « [g]râce à leur compréhension du Québec et à leur expérience dans un large éventail d’importants domaines, [les membres temporaires] saur[aient] fournir de précieux conseils au comité dans sa recherche d’un nouveau lieutenant-gouverneur du Québec. » (TVA Nouvelle, 25 mai 2015). Dans un sens, le premier ministre fédéral peut donc dire qu’il y a bel et bien eu consultation au Québec pour la nomination de M. Doyon. Cette consultation n’a toutefois pas eu lieu au niveau politique, mais plutôt auprès de Mme Passaretti, ex-vice-présidente de la Commission de la fonction publique de la Ville de Montréal, et de M. Rousseau, vice-président d’une société d’experts-conseils en technologie de l’information et en gestion, mieux connu comme ancien président du club de hockey des Remparts de Québec. Sans juger de la qualité de ces personnes, on peut néanmoins se questionner sur la pertinence de recourir à des gens d’affaires et des professionnels non élus pour la sélection du Chef de l’État provincial. Mais cette question en appelle une autre bien plus importante encore : au-delà des modalités de sélection du lieutenant-gouverneur, il convient de se pencher sur son rôle dans le système politique canadien et de sa pertinence dans le paysage contemporain.

Premier fonctionnaire de l’État québécois

Médaille du Lieutenant-gouverneur.

Médaille du Lieutenant-gouverneur.

Si l’on doit s’en tenir à une stricte description du rôle rempli par le lieutenant-gouverneur, nous arrivons rapidement à la conclusion que la fonction est essentiellement d’ordre administratif et protocolaire. Un rôle administratif d’abord puisque c’est à lui, comme représentant légitime de l’autorité émanant de la Couronne, que revient la responsabilité de nommer le premier ministre de même que les membres du Conseil exécutif. Ces derniers constituent le cabinet des ministres et sont sélectionnés sous recommandation du premier ministre. La présence du lieutenant-gouverneur dans le paysage politique nous rappelle d’ailleurs que dans notre système parlementaire, les citoyens n’élisent pas le premier ministre, mais plutôt une série de représentants qui vont siéger à la Chambre basse sous une bannière politique ou une autre. En dehors de très rares cas où des chefs de partis à la tête de gouvernements minoritaires perdent la confiance de la majorité en chambre, c’est au chef de la faction politique ralliant une majorité de députés que le lieutenant-gouverneur demande de former un gouvernement. Toujours sous recommandation du premier ministre, le lieutenant-gouverneur est également responsable de convoquer, proroger ou dissoudre l’Assemblée nationale. Finalement, il a la tâche de sanctionner les projets de loi et de ratifier les décrets du gouvernement, ce qui fait de lui le fonctionnaire exécutif en chef de la province. Enfin, il ne semble point nécessaire de développer outre mesure sur le rôle protocolaire rempli par le lieutenant-gouverneur; sans doute la facette la plus ostentatoire, voire la plus contestée, de la fonction vice-royale. Représentant de la Reine, le lieutenant-gouverneur incarne le pouvoir et la légitimité de l’État provincial. Un élément central de son mandat consiste à distribuer les honneurs de l’État sous forme de médailles et distinctions aux citoyens méritants, de même qu’à participer aux diverses cérémonies officielles, commémorations et oeuvres de bienfaisance qui émaillent son agenda. Le cérémonial qui s’y manifeste, avec titres, costumes, garde d’honneur, hymne, drapeau vice-royal et autres symboles monarchiques, apparait toutefois pour certains comme un rappel irritant du passé colonial et de la nature monarchique de notre système politique. Ce n’est pourtant pas en soulignant la tâche administrative qui incombe à la fonction, ni même en se penchant sur le symbolisme aristocratique qui s’accroche à elle, que l’on peut saisir l’importance du lieutenant-gouverneur et sa pertinence dans notre système politique actuel. Pour ce faire, il convient de dépasser les polémiques soulevées par nos récents vice-rois afin de découvrir l’impact constitutionnel qu’a eu le poste de lieutenant-gouverneur depuis la Confédération.

Les Couronnes provinciales : des forces décentralisatrices à loeuvre

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 accordait aux lieutenants-gouverneurs de chaque province un rôle similaire à celui exercé par le Gouverneur général du Dominion à Ottawa, ou encore à celui du monarque à Londres. Dans la logique dominante à l’époque de la Confédération, et selon un souhait cher à John A. Macdonald, les lieutenants-gouverneurs devaient être des forces centripètes contribuant à l’unité nationale. En tant qu’officiers nommés par le Dominion, ils étaient considérés comme des agents du pouvoir central faisant la promotion des intérêts nationaux dans les provinces. Ils devaient donc jouer un double jeu, à la manière du Gouverneur général qui était à la fois l’agent du gouvernement impérial à Ottawa en plus de représenter la Reine dans le Dominion. L’évolution constitutionnelle et la jurisprudence ont toutefois passablement contrarié ces desseins et contribué à faire des lieutenants-gouverneurs des forces centrifuges renforçant l’autonomie des provinces. Appelé à rendre jugement dans l’affaire The Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. The Receiver General of New Brunswick en 1892, le Judicial Committee of the Privy Council (JCPC) vint contrarier la vision de Macdonald en statuant que la Confédération n’a pas coupé la connexion entre la Couronne et les provinces et que, conséquemment, les lieutenants-gouverneurs sont tout autant les représentants de Sa Majesté en matière de gouvernance provinciale que ne l’est le Gouverneur général pour le Gouvernement du Dominion. Autrement dit, les juristes du JCPC déclaraient que la Couronne des provinces était égale, et non subordonnée à la Couronne fédérale. Dans le jugement de la cause Toronto Electric Commissioners v. Snider datée de 1925, le JCPC alla encore plus loin dans son interprétation décentralisatrice en soutenant que les provinces sont, en un sens, autant de petits royaumes indépendants sur lesquels le Dominion n’a que très peu de contrôle dans leurs juridictions. Fort de ces jugements, les lieutenants- gouverneurs sont rapidement passés du rôle d’agents du fédéral au milieu du XIXe siècle à celui de représentants de la couronne provinciale au milieu du XXe siècle. Le doyen des études sur la Couronne canadienne David E. Smith souligne d’ailleurs que l’intégrité du pouvoir exécutif détenue par les lieutenants-gouverneurs leur vient du fait que les sociétés coloniales préconfédératives n’ont pas vécu de rupture lors de leur remaniement comme entités provinciales. En d’autres mots: « [t]he Crown endowed the provinces with unlimited potential for action, a reservoir of power which, when exercised in the absence of a common national denominator, heightened the distinctive character of each evident since its founding » (Smith, «  Empire, Crown and Canadian Federalism  », p. 461). Représentant la Couronne dans les juridictions provinciales, les vice-rois sont donc l’incarnation de l’autonomie des provinces dans la Confédération et non pas le symbole de sa centralisation. Le fait que la Couronne canadienne soit constituée de trois composantes (Souverain, Gouverneur général et Lieutenants-gouverneurs) est à ce point fondamental que Smith va jusqu’à contester l’existence du concept unique «  d’État  » ou de «  Chef d’État  ». S’ils peuvent s’appliquer dans d’autres contextes politiques comme en France, ceux-ci n’ont pas réellement d’application légale dans un système monarchique comme le nôtre.

Par son influence sur l’évolution du fédéralisme canadien, la Couronne-en-parlement représente donc un élément structurel important pour le développement de l’État provincial comme pour la protection de son autonomie. De manière paradoxale, nous constatons que l’une des contributions de l’Empire au fédéralisme canadien aura été d’en faire un système de monarchies composées (compound monarchies) où coexistent différentes couronnes indépendantes entres-elles. Certes ce n’est pas uniquement la nature divisible de la Couronne qui est derrière le processus de décentralisation qui s’est manifesté à l’occasion dans le Dominion. L’impact des acteurs politiques, de la conjoncture, ainsi que des législateurs provinciaux comme fédéraux est évidemment à prendre en considération. Cet ensemble de facteurs étant à l’oeuvre dans la dynamique complexe des grandes tendances politiques qui oscillent entre des épisodes de concentration du pouvoir à Ottawa et des mouvements de décentralisation vers les provinces. La découverte de la Couronne provinciale à travers les verdicts du JCPC a néanmoins permis de renforcer plutôt que d’affaiblir les gouvernements provinciaux face au gouvernement central et les desseins centralisateurs de 1867. À ce titre, il est intéressant de noter que lors du dépôt du projet de loi C-60 sur la réforme de la constitution du Canada par le gouvernement Trudeau à l’été 1978, c’est le chef du Parti Québécois René Lévesque qui s’est montré le plus farouche opposant à cette proposition constitutionnelle devant substituer le Gouverneur général à la Reine comme Chef d’État. Bien qu’inoffensif en apparence, l’élévation du Gouverneur général comme Chef d’État effectif aurait eu pour effet de recentrer le pouvoir exécutif autour d’une personne désignée par le fédéral. Lors de la conférence des premiers ministres des provinces tenue à Régina au mois d’août 1978, Lévesque se fit la voix de l’opposition des élus provinciaux en soulignant la véritable nature de cette proposition. En inféodant les lieutenants-gouverneurs à un agent fédéral, le premier ministre du Québec voyait bien que cette « canadianisation » de la Couronne était en fait une nouvelle tentative de Trudeau pour imposer le pouvoir central aux provinces en s’attaquant au symbole de leur autonomie. Malgré la mort au feuilleton du projet de loi C-60 à la fin de la session parlementaire, le débat sur la canadianisation de la Couronne a permis de constater que, si pour certains le maintien de la Reine dans notre système politique est justifié par un attachement émotionnel, d’autres y voient des considérations nettement plus pragmatiques. Comme René Lévesque qui n’entretenait assurément pas de sympathies sentimentales envers la monarchie, ceux-ci reconnaissent néanmoins que la présence de la Reine et de ses représentants provinciaux est une source importante de l’autorité et de l’indépendance des provinces.

Aujourd’hui encore, les tensions qui animent le fédéralisme canadien sont tout aussi tributaires de la part d’autonomie qui se manifeste dans les couronnes provinciales et limite le contrôle qu’une institution nationale peut exercer sur la fédération. C’est pour cela qu’il convient de réfléchir judicieusement aux options de remplacement avant de faire comme le chef du Parti Québécois Pierre-Karl Péladeau et de reprocher à Philippe Couillard de ne pas avoir profité de la fin du mandat de Pierre Duchesne pour réclamer l’abolition pure et simple de la fonction de lieutenant-gouverneur au Québec. Non seulement est-il difficilement envisageable de procéder à une telle abolition sans entrer dans un mécanisme long et complexe de réformes constitutionnelles, mais cela peut même s’avérer désavantageux. À travers son évolution constitutionnelle échelonnée sur presque 150 ans, la fonction vice-royale a grandement renforcé l’autonomie de l’État provincial face aux ambitions centralisatrices du Dominion en agissant comme gardien du pouvoir exécutif de la Couronne. Il pourrait vite devenir mal avisé de faire table rase de ce legs constitutionnel par simple dogmatisme, sans au préalable avoir une solution permettant de remplacer le lieutenant-gouverneur par une figure qui, tout en étant plus acceptable pour la majorité des Québécois, permettrait de préserver l’essence de cet instrument de co-souveraineté. C’est d’ailleurs dans cet esprit que d’aucuns invitent les nationalistes québécois à se méfier des répercussions centralisatrices d’une forme républicaine de gouvernement et à revisiter leurs perceptions de la monarchie et du lieutenant-gouverneur. Après tout, si certains individus qui incarnent l’institution vice-royale peuvent parfois revêtir les habits poussiéreux et grandiloquents d’un colonialisme désuet, la Couronne du Québec, elle, demeure une force constitutionnelle qui a davantage bénéficié à l’émancipation politique du Québec face au gouvernement central qu’à son asservissement.

Pour en savoir plus

AIRD, Robert et Lucie JOUBERT, dir, Les Cyniques. Le rire de la Révolution tranquille. Montréal, Tryptique, 2013, 498 p.

BINETTE, André. « Aspects juridiques de la fondation de la République du Québec »Bulletin dhistoire politique, vol. 17, n3 (printemps-été 2009) p. 93-120.

BOYCE, Peter. The Queens Other Realms: The Crown and Its Legacy in Australia, Canada and New Zealand. Sydney, The Federation Press, 2008, 290 p.

DONOVAN, David S. « The Governor General and Lieutenant Governors: Canada’s Misunderstood Viceroys »Annual Meeting of the Canadian Political Science Association, Ottawa (27 mai 2009), 18 p.

FORSEY, Eugene A. « The Role of the Crown in Canada since Confederation ». The Parliamentarian, vol. 60 no 1 (1979).

JACKSON, Michael. The Crown and Canadian Federalism. Toronto, Dundurn, 2013, 336 p.

JACKSON, Michael et Lynda M. HAVERSTOCK. « The Crown in the Provinces: Canada’s Compound Monarchy». Dans Jennifer SMITH et Michael JACKSON, dir. The Evolving Canadian Crown, Montreal. McGill-Queen’s University Press, 2012, p. 11-29.

MCCREERY, Christopher. « The Provincial Crown: The Lieutenant Governor’s Expanding Role ». Dans JACKSON, Michael et Philippe LAGASSÉ, dir. Canada and the Crown: Essays on Constitutional Monarchy, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2013, p. 141-159.

SMITH, David E. « Empire, Crown and Canadian Federalism ». Canadian Journal of Political Science, no 3 (septembre 1991), p. 451-473.

SMITH, David E. The Invisible Crown: The First Principle of Canadian Governement. Toronto, University of Toronto Press, 1995, 290 p.

SMITH, David E. « Re-examining the Canadian Constitution ». Remarks to the Commonwealth Parliamentary Association, Regina (16 juillet 2010).


[1] Robert Aird et Lucie Joubert, dir., Les Cyniques. Le rire de la Révolution tranquille, Montréal, Tryptique, 2013, p. 184.