Le mouvement étudiant et son rapport à l’histoire : le cas de la grève générale illimitée de 2012

Publié le 16 septembre 2015

Par Camille Robert, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et collaboratrice pour HistoireEngagee.ca[1]

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La grève étudiante de 2012 aura sans aucun doute marqué l’histoire du Québec. Le mouvement étudiant ne s’est toutefois pas contenté de faire l’histoire; se réclamant lui-même du passé, il y a cherché sa légitimité, notamment à travers des événements, des personnages et des symboles marquants. En tant que militante et étudiante en histoire, j’ai cherché à mieux comprendre comment s’est articulé, dans le cadre d’un mouvement social, ce dialogue avec l’histoire. Le recours à des affiches, des bannières et des images ayant circulé sur les médias sociaux ouvre une fenêtre sur cette réappropriation historique, alors que la lecture d’articles provenant de l’Ultimatum, le journal de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) – et de sa coalition large, la CLASSE – permet quant à elle de mieux saisir le discours de l’un des principaux témoins et acteurs du printemps 2012. Grâce à cette documentation, il est possible d’analyser non seulement le récit historique dans lequel s’est inscrit le mouvement étudiant, mais aussi les symboles historiques utilisés par les grévistes, les références à l’histoire dans les débats internes du mouvement, et enfin la conscience de faire l’histoire chez les militantes et les militants de la communauté estudiantine.

Construction d’un récit historique alternatif

À la lecture de plusieurs articles du journal Ultimatum, il apparaît que l’ASSÉ[2] ne se réclame pas d’une histoire politique, mais plutôt d’une histoire sociale, composée de grèves ouvrières, de luttes des sans-emploi, de combats féministes et de mobilisations populaires. Dans un extrait de l’Ultimatum d’août 2012, on peut bien comprendre de quel héritage se revendique l’ASSÉ :

Et lorsque notre mobilisation devient suffisamment puissante, l’élite politique et économique n’a tout simplement pas le choix de nous écouter. C’est ainsi que s’est bâti le Québec. Souvenons-nous des grèves ouvrières de nos grands-parents. Souvenons-nous de la grande noirceur qui a été vaincue. Souvenons-nous des grèves étudiantes, du front commun de 1972 qui défiait les injonctions et des mobilisations populaires, comme celle contre la guerre en Afghanistan. Aujourd’hui, nous savons que les droits que nous avons acquis sont le résultat de nos luttes[3]!

Les acquis sociaux actuels ne sont donc pas présentés comme un état de fait, mais comme des concessions obtenues des gouvernants sous la pression de luttes sociales. Par exemple, on explique les frais de scolarité moins élevés du Québec comme le fruit de luttes étudiantes à partir des années 1960. Le mouvement étudiant québécois s’inspire également des mouvements sociaux qui se déroulent à travers le monde à la fin des années 2000 : émeutes anti-austérité en Grèce, printemps arabe[4], grèves étudiantes au Chili et en Angleterre, indigné-e-s d’Espagne, mouvement Occupy, etc. Ces mouvements ont tous en commun la création d’espaces politiques de contestation en dehors du parlementarisme, avec des structures de pouvoir décentralisées. Ainsi, le mouvement étudiant québécois se présente à la fois comme héritier des acquis des mouvements sociaux des dernières décennies, mais aussi comme le gardien de ces acquis, dans un contexte où les centrales syndicales et d’autres groupes de pression connaissent une mobilisation plus discrète. Cette histoire populaire se situe donc en rupture avec une histoire des élites et des gouvernants; on s’intéresse alors à la lutte constante menée contre cette élite, c’est-à-dire à l’action dynamique d’acteurs sociaux pour transformer le cours de l’histoire.

Source : Ultimatum, juillet 2012.

Source : Ultimatum, juillet 2012.

Symboles historiques utilisés par le mouvement étudiant

En analysant le discours étudiant et la production iconographique dans le cadre de la grève de 2012, on remarque aussi l’usage de plusieurs figures historiques dans le but d’appuyer l’argumentaire et pour trouver une certaine résonance chez un public large par l’invocation d’images notoires. Sur le rôle de l’étudiante ou de l’étudiant dans la société, le mouvement étudiant de 2012 s’inspire directement de la Charte de Grenoble, publiée en 1946 par l’Union nationale des étudiants de France, et de la Charte des droits et responsabilités des étudiants, publiée par l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal en 1961. Celles-ci définissent toutes deux l’étudiant comme un jeune travailleur intellectuel, et la Charte des droits et responsabilités va plus loin encore en revendiquant le droit de grève pour les étudiants. L’article 7 de la Charte de Grenoble affirme que l’étudiant a le devoir de « définir, propager et défendre la vérité, ce qui implique le devoir de faire partager et progresser la culture et de dégager le sens de l’histoire »[5]. Ces deux chartes permettent ainsi aux étudiantes et aux étudiants de se définir comme des travailleuses et des travailleurs. Il devient alors possible de mener une action syndicale collective, qui s’exerce à travers des manifestations, des moyens de pression et des négociations, ainsi que par le recours à la grève pensée comme un arrêt collectif et concerté des activités productives pour exercer un rapport de force. D’ailleurs, il n’est pas étonnant qu’ait surgi en 2012 un conflit sémantique concernant la terminologie à adopter pour décrire le conflit. Le terme « boycott », privilégié par le gouvernement et plusieurs médias, impliquait alors un rapport individuel et clientéliste face aux études, en opposition au sens collectif lié au mot « grève ».

En vue du sommet sur l’éducation supérieure de février 2013, la Commission Parent est présentée par le mouvement étudiant comme un modèle de réelle consultation. Source : Ultimatum, hiver 2013.

En vue du sommet sur l’éducation supérieure de février 2013, la Commission Parent est présentée par le mouvement étudiant comme un modèle de réelle consultation.
Source : Ultimatum, hiver 2013.

Dans l’imaginaire et les publications du mouvement étudiant, le rapport Parent occupe une place centrale. On retrouve des références au rapport dans plusieurs documents importants de l’ASSÉ : dans le mémoire sur l’Aide financière aux études de 2009, dans l’argumentaire pour l’année 2010-2011, dans une recherche sur l’économie du savoir, dans un mémoire sur la gratuité scolaire et dans plusieurs articles du journal Ultimatum. Dans l’article « À l’assaut de la classe moyenne », on peut lire que « [l]e projet porté par le Rapport Parent a ni plus ni moins donné naissance au Québec moderne »[6]. L’interprétation du rapport Parent par l’ASSÉ est surtout issue du Mémoire sur l’Aide financière aux études. On peut y lire que le rapport s’inscrit dans un mouvement de rattrapage et de modernisation de la société québécoise, qui s’organise autour de la Révolution tranquille. Les auteurs du mémoire reconnaissent deux volets au rapport : d’une part, le besoin de s’adapter à la société technologique et aux besoins futurs de travailleurs qualifiés, et d’autre part l’élaboration d’un projet de société impliquant la formation à la citoyenneté et la démocratisation de l’éducation postsecondaire[7]. C’est surtout de ce deuxième aspect, soit le projet social, que s’inspire le mouvement étudiant, occultant généralement le projet économique. On retient donc les notions de droit à l’éducation, d’égalité des chances, de gratuité scolaire et de soutien financier pour subvenir aux besoins des étudiantes et étudiants. En contrepartie, le mouvement étudiant de 2012 élaborait une critique du fait que l’éducation soit soumise à des impératifs économiques, alors que c’est notamment ce que défendait le rapport Parent. Il est possible de se questionner s’il est souhaitable de faire une telle distinction, c’est-à-dire de s’approprier une partie du rapport tout en rejetant le reste. Ne s’agit-il pas là d’une lecture partielle et partisane qui dénature le rapport Parent?

Source : À gauche, FECQ et FEUQ. À droite, image partagée sur les médias sociaux (auteur inconnu).

Source : À gauche, FECQ et FEUQ. À droite, image partagée sur les médias sociaux (auteur inconnu).

Au niveau de l’iconographie, plusieurs affiches, bannières et images de la grève de 2012 s’inspirent des productions graphiques de mouvements sociaux passés ou rappellent le matériel de propagande des pays socialistes. En effet, les sérigraphies de l’École de la montagne rouge s’inspirent d’affiches de mai 68 et plusieurs images et illustrations de mobilisation sont des pastiches de la propagande des guerres mondiales, de l’URSS ou de la Chine maoïste. Parmi les images ayant circulé sur les médias sociaux, on retrouve aussi des références au mouvement syndical et au mouvement indépendantiste. Il convient également de souligner que l’utilisation des casseroles, d’abord pour manifester sur les balcons puis dans la rue, s’inspirait directement des mouvements de contestation au Chili en 1973 organisés en réaction à l’interdiction d’attroupements de plus de quatre personnes.

Affiches inspirées de la propagande militaire. L’utilisation de cette iconographie, de même que certains slogans référant à l’Allemagne nazie (« SSPVM, police politique »), a suscité quelques critiques à l’intérieur du mouvement étudiant. D’une part, l’analogie avec le nazisme semble disproportionnée par rapport au conflit de 2012, et d’autre part l’utilisation de symboles militaires posait problème dans la mesure où le mouvement étudiant défend généralement des positions anti-militaristes.

Affiches inspirées de la propagande militaire. L’utilisation de cette iconographie, de même que certains slogans référant à l’Allemagne nazie (« SSPVM, police politique »), a suscité quelques critiques à l’intérieur du mouvement étudiant. D’une part, l’analogie avec le nazisme semble disproportionnée par rapport au conflit de 2012, et d’autre part l’utilisation de symboles militaires posait problème dans la mesure où le mouvement étudiant défend généralement des positions anti-militaristes.

Affiches inspirées de mai 68.

Affiches inspirées de mai 68.

Affiches et images d’inspiration syndicale, maoïste, soviétique et indépendantiste.

Affiches et images d’inspiration syndicale, maoïste, soviétique et indépendantiste.

Affiche web.

Affiche web.

L’histoire comme référence dans les débats

De la planification de la grève, entamée en 2009, jusqu’au Sommet sur l’éducation supérieure de février 2013, le mouvement étudiant a fréquemment eu recours au passé afin de défendre certains choix pour le présent. À l’interne, l’histoire du mouvement étudiant est fréquemment sollicitée afin de justifier les alliances ou les méfiances entre les différentes associations étudiantes nationales. Au sein du mouvement étudiant québécois, il existe une tension constante entre la tendance concertationniste et une faction plus combative. D’abord avec le Rassemblement des associations étudiantes universitaires (RAEU, 1979-1986) et la Fédération des associations étudiantes collégiales du Québec (FAECQ, 1982-1988), puis la FECQ (1990-) et la FEUQ (1989-2015), il existe une certaine « tradition » de concertation avec le gouvernement. Pour mettre de l’avant les enjeux étudiants, ces associations privilégient comme moyens d’action le lobbying, les rencontres avec des ministres ou la participation active aux différents sommets socio-économiques. Ces associations souhaitent apparaître, du point de vue gouvernemental et médiatique, comme des interlocuteurs crédibles. Pour ce faire, leurs exécutifs privilégient des tactiques plus modérées, comme les pétitions, les kiosques d’information et les mobilisations symboliques. À quelques rares occasions, ces fédérations ont néanmoins défendu le recours à la grève lorsqu’un tel mouvement était déjà bien en marche.

Du côté de l’Association nationale des étudiants et étudiantes du Québec (ANEEQ, 1975-1994), du Mouvement pour le droit à l’éducation (MDE, 1995-2000) et de l’ASSÉ (2001-), il existe une tradition de combativité – sous le principe de « syndicalisme de combat » -, de méfiance envers le gouvernement et de mobilisations dans la rue plutôt que derrière des portes closes. Ainsi, cette faction du mouvement étudiant a toujours refusé de participer aux sommets gouvernementaux. Au niveau organisationnel, ces associations défendent un modèle de démocratie directe à l’intérieur de laquelle les décisions s’appuient sur divers mandats d’assemblées générales. Cela contraste avec le modèle de représentation proposé par les fédérations étudiantes dans lequel des conseils exécutifs élus prennent une grande part des décisions. Dans le cadre de la grève étudiante de 2012, l’ASSÉ tient compte de ces divergences politiques et des événements historiques passés et se montre de sorte méfiante face aux fédérations étudiantes. Dans l’Ultimatum de janvier 2012, par exemple, l’article « Pourquoi y a-t-il un conflit entre l’ASSÉ et les fédérations étudiantes? » fait un retour sur la grève générale illimitée de 2005 lors de laquelle la FEUQ avait négocié avec le gouvernement une sortie de crise en excluant l’ASSÉ. Cet historique est pris en compte dans la planification de la grève de 2012 : lors du Rassemblement national étudiant de mai 2011, qui visait à coaliser le mouvement étudiant en vue de la grève, les trois clauses d’entente adoptées par les associations étudiantes collégiales et universitaires faisaient toutes référence au conflit de 2005. La clause de non-dénonciation visait à ce qu’aucune association étudiante ne condamne les moyens d’action d’une autre; la clause de solidarité garantissait l’inclusion de toutes les associations étudiantes nationales lors des négociations avec le gouvernement; la clause de non-recommandation permettait aux assemblées générales locales d’accepter ou de rejeter une offre gouvernementale, sans que les associations nationales n’émettent de recommandation. Au terme de ce rassemblement, les clauses sont entérinées par toutes les associations étudiantes nationales, hormis la FEUQ. Au final, l’entente fut relativement respectée durant le mouvement de grève de 2012, à l’exception de la FECQ qui a recommandé une entente avec le gouvernement et a dénoncé l’occupation du cégep du Vieux-Montréal.

Pour la frange plus combative du mouvement, la grève générale illimitée apparaît comme l’ultime moyen de faire plier le gouvernement. Dans les débats entourant l’adoption de mandats de grève, plusieurs étudiantes et étudiants font référence aux grèves passées pour justifier l’utilisation de ce moyen de pression. L’objectif n’est pas de calquer le projet de grève aux grèves précédentes, mais de dégager des leçons de l’histoire afin d’établir un meilleur rapport de force. Dans l’Ultimatum, plusieurs articles font référence aux grèves étudiantes passées, notamment celles de 1996 et de 2005. À cet effet, dans le numéro de novembre 2011, on peut y lire :

L’histoire nous montre que, sans être infaillible, la grève générale illimitée est le seul moyen d’action qui ait permis de contrer d’importantes décisions gouvernementales, qui auraient autrement dégradé la condition étudiante. Depuis 1968, huit grèves étudiantes générales ont eu lieu au Québec, parmi lesquelles sept ont mené à une victoire complète ou au moins satisfaisante pour le mouvement étudiant[8].

Pour inciter la mobilisation des étudiantes et des étudiants du cégep un article traite spécifiquement du militantisme étudiant dans ces institutions, mentionnant que « [l]es cégep ont historiquement été les institutions post-secondaires les plus combatives »[9]. Pour les élèves du secondaire, un Ultimatum spécial leur est directement adressé en faisant référence à leur implication durant le conflit de 2005 lors duquel plusieurs écoles avaient voté des journées de grève.

Source : Ultimatum, novembre 2011.

Source : Ultimatum, novembre 2011.

Enfin, l’histoire est utilisée afin de justifier une certaine méfiance entretenue face aux partis politiques et aux sommets gouvernementaux sur l’éducation. Dans le cadre des élections tenues à la fin de l’été 2012, on compare dans un article de l’Ultimatum la situation québécoise et celle de mai 68 en France. Dans les deux cas, il s’agit de grèves étudiantes qui se sont mutées en crises sociales, avec des revendications qui dépassaient le simple cadre étudiant. Si le mouvement étudiant de 2012 était d’abord coalisé autour d’un refus de la hausse des frais de scolarité, certaines voix allaient plus loin en réclamant la gratuité scolaire, en refusant les politiques d’austérité et en remettant en question la répression policière et judiciaire. Et en mai 68 comme au printemps 2012, des élections ont permis d’étouffer une contestation sociale, avec une promesse de « retour à la normale »[10]. À la lumière de ces événements, l’ASSÉ appelle alors au maintien d’un rapport de force, sans quoi les enjeux étudiants seraient rapidement écartés par le parti qui prendra le pouvoir.

Dans l’Ultimatum suivant l’élection du Parti Québécois, un dossier de deux pages fait un retour sur l’histoire du parti afin de ternir son vernis social-démocrate. Il est notamment fait mention des promesses de gratuité scolaire non réalisées, des coupures dans le système d’éducation, des hausses des frais de scolarité, des lois spéciales contre les syndicats, du déficit zéro et de l’appui au dégel des frais de scolarité de 2007. À travers cette rétrospective, l’ASSÉ souhaite appeler à la méfiance envers le Parti québécois, qui s’est pourtant fait élire en portant le carré rouge.

Source : Ultimatum, octobre 2012.

Source : Ultimatum, octobre 2012.

Dans les débats entourant la participation au sommet de l’enseignement supérieur, qui était prévu pour février 2013, les étudiantes et les étudiants font également un retour sur les sommets socio-économiques passés qui se sont généralement soldés par des décisions défavorables au mouvement étudiant. À titre d’exemple, le sommet socio-économique de 1996, organisé par le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, visait à atteindre un « consensus social » autour du déficit zéro. Suite à ce sommet, 50 000 postes ont été abolis dans la fonction publique et le secteur de l’éducation a subi des coupures de 1,9 milliards de dollars en trois ans. Quatre ans plus tard, le Sommet du Québec et de la jeunesse, vivement critiqué par la frange plus combative du mouvement étudiant, s’est soldé par l’implantation des contrats de performance qui liaient le financement universitaire à différentes mesures telles que le taux de diplomation, la rationalisation des cours et une révision des programmes. Par ces mesures, le gouvernement péquiste débutait l’arrimage des universités à une logique d’économie du savoir. Plus récemment, en 2010, le gouvernement libéral de Jean Charest a tenu le Sommet des partenaires en éducation qui visait à déterminer le montant de la prochaine hausse des frais de scolarité, alors que toutes les autres options, dont le gel et la gratuité scolaire, étaient exclues de facto. Au final, ces sommets visent généralement à donner à des décisions gouvernementales déjà prises une allure de consensus. Dans la majorité des cas, la faction la plus combative du mouvement étudiant choisit donc d’éviter de participer à ces rassemblements pour plutôt exercer un rapport de force dans la rue et lors de contre-sommets.

La conscience de faire l’histoire

Dans les discours étudiants entourant le printemps québécois, on remarque cette impression d’être dans un moment charnière où l’avenir des prochaines années se joue. Les appels à faire, à écrire et à changer l’histoire étaient très présents dans les discours et journaux étudiants. Quelques mois avant la grève, en août 2011, le comité exécutif de l’ASSÉ écrivait : « Quelles qu’en soient les conséquences, cette lutte inaugurera la fin d’une époque, et le début d’une autre. Le Québec en sortira changé, d’une manière ou d’une autre »[11]. Cette prévision s’est avérée juste : en peu de temps, la grève générale illimitée de 2012 a dépassé en ampleur toutes les grèves étudiantes passées, tant en nombre de grévistes, en taille et en nombre de manifestations, qu’en durée et en intensité. Au-delà des grévistes, une partie de la population non étudiante s’est également mobilisée à travers le mouvement des casseroles et des Assemblées populaires autonomes de quartier. Pour toutes ces raisons, le conflit de 2012 a rapidement été considéré comme la plus grande grève étudiante de l’histoire du Québec. C’est également ce conflit qui a forcé le Parti libéral, dont la légitimité avait été mise à mal, à se replier derrière des élections générales.

Images ayant circulé sur les médias sociaux; photographie par Jeanne Lavictoire; en-tête d’un article dans l’Ultimatum de juillet 2012.

Images ayant circulé sur les médias sociaux; photographie par Jeanne Lavictoire; en-tête d’un article dans l’Ultimatum de juillet 2012.

Très rapidement, les grévistes ont entendu les échos du mouvement qu’ils et elles avaient lancé. Alors que les étudiantes et les étudiants étaient encore dans les rues, divers ouvrages traitant de la grève ont commencé à être publiés. Au total, environ une trentaine d’essais, de bandes dessinées, d’anthologies et d’œuvres littéraires sont parus à l’issue du printemps québécois. Pour celles et ceux qui continuaient de manifester, ces ouvrages donnaient l’impression étrange d’un passage instantané – voire prématuré – à la postérité, alors que le dénouement de cette grève n’était pas encore arrivé. Le printemps québécois a également connu une résonnance à l’international avec la publication de plusieurs articles à travers le monde. Pour les grévistes, l’ampleur de la mobilisation était constatée en instantané grâce aux médias sociaux et à la diffusion en livestream des manifestations. Très rapidement, ils et elles avaient conscience de la portée de leurs actions, court-circuitant l’attente d’une couverture médiatique. Certaines analyses y verront la politisation d’une génération, mais il m’apparaît plutôt que les grévistes ont rappelé à toutes les générations qu’il était possible – ou encore possible – de se battre ensemble, et ce en dehors des structures politiques institutionnelles.

Conclusion et critiques

Bien que l’utilisation de l’histoire par un mouvement social comme source d’inspiration permette d’éviter certains pièges et de préparer plus adéquatement les luttes à mener, elle comporte tout de même quelques lacunes. On constate, dans une certaine mesure, une mythification et une idéalisation d’événements historiques.

D’une part, la Révolution tranquille est utilisée comme modèle en étant présentée comme une période de grands progrès. Le mouvement étudiant se conçoit alors comme héritier des acquis de cette révolution et reprend certains de ses slogans, comme « Maître chez nous ». À l’opposé, le Parti Libéral de 2012 remet en cause les réformes de l’éducation liées à la Révolution tranquille avec, notamment, une volonté de retourner à l’équivalent des frais de scolarité universitaires avant le gel de 1968.

Source : Ultimatum, automne 2010.

Source : Ultimatum, automne 2010.

D’autre part, le concept de la Grande noirceur est utilisé par les étudiantes et les étudiants comme repoussoir afin de qualifier le climat politique de 2012. Ici, c’est le recours à un mythe tenace qui est préconisé : on parle des années les plus sombres de l’histoire du Québec, sans tenir compte des débats historiographiques sur cette période. Ainsi, la première manifestation de nuit de 2012 a été convoquée sous le thème de la Grande noirceur. On compare également Jean Charest à Maurice Duplessis. À travers ces références à l’histoire, le mouvement étudiant tente d’associer les reculs dans les services sociaux à un retour en arrière, à un retour au passé. Sur la page couverture de la revue Ultimatum de l’automne 2010, on peut lire « À force de tourner à droite, on tourne en rond », avec une flèche circulaire qui commence en 1950, pour aller à 2010, et finalement retourner à 1950. Toutefois, la suggestion d’un retour à la Grande noirceur apparaît d’une justesse discutable, considérant le contexte de néolibéralisme et d’austérité du 21e siècle qui diffère de celui des années 1950.

Au final, le recours aux événements passés peut s’avérer rassembleur et permet aux grévistes de s’inscrire dans l’héritage des mouvements sociaux au Québec, généralement méconnu et occulté de l’enseignement général de l’histoire au niveaux primaire, secondaire et collégial. À travers cet exercice, il est possible de dégager des tendances sociales et économiques, puis de reconnaître les traditions de lutte et d’action politique s’inscrivant en dehors d’un cadre politique conventionnel. En examinant les mobilisations passées, on constate qu’elles ont permis à plusieurs reprises un changement social significatif. Ainsi, en pensant les réformes gouvernementales comme le fruit de luttes sociales, il y a un certain espoir pour le militantisme contemporain. Toutefois, il y a un aussi des risques à interpréter le présent sous la lunette du passé. À l’instar de plusieurs mouvements sociaux, le mouvement étudiant tend à réclamer ou à vouloir conserver certaines réformes propres au compromis social d’après-guerre, marqué par le contexte économique favorable des Trente Glorieuses, la mise en place d’un État providence et l’obtention de plusieurs gains par le mouvement ouvrier. Dans cette perspective, le mouvement étudiant parvient difficilement à obtenir davantage qu’un strict maintien du statu quo. Les deux dernières grèves majeures, soit celles de 2005 et de 2012, visaient d’ailleurs à conserver 103 millions de dollars en bourses étudiantes et à bloquer une hausse de 1625$ des frais de scolarité[12]. Dans les prochaines années, le mouvement étudiant gagnerait à développer de nouvelles stratégies dans un contexte de néolibéralisme et de mondialisation pour réfléchir l’avenir au-delà de la conservation des acquis et ainsi élargir l’horizon d’attente mis de l’avant.

*Cet article est issu d’une communication présentée au 67e congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française.


[1]Ce texte est issu d’une communication présentée au 67e congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française.

[2] Durant la grève de 2012, il existait quatre associations étudiantes nationales : la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), la Table de concertation étudiante du Québec (TaCEQ) et l’ASSÉ. Parmi celles-ci, l’ASSÉ a été présentée comme étant l’association la plus combative.

[3] « 13 août : 6 mois de grève », Ultimatum, août 2012.

[4] Le terme « printemps érable », utilisé pour qualifier la grève de 2012, s’en inspire directement.

[5] « Charte de Grenoble », UNEF, 1946.

[6] « À l’assaut de la classe moyenne », Ultimatum, novembre 2011.

[7] Selon le rapport, cette démocratisation passe par la gratuité scolaire jusqu’au niveau collégial. L’abolition des frais de scolarité universitaires est envisagée, mais non proposée.

[8] « Grève générale illimitée : un choix nécessaire », Ultimatum, novembre 2011.

[9] « Lutte contre la hausse des frais : quel intérêt au cégep ? », Ultimatum, août 2011.

[10] « Retour sur Mai 68. “Notre arme, c’est la grève” », Ultimatum, août 2012.

[11] « Nous y sommes enfin », Ultimatum, août 2011.

[12] Bien qu’il soit prématuré d’en faire un bilan, je tiens tout de même à mentionner qu’au printemps dernier, un mouvement de grève a été initié afin de lutter contre les mesures d’austérité et l’exploitation des hydrocarbures. Pour le 1er mai 2015, journée internationale des travailleuses et travailleurs, plus de 850 syndicats, associations étudiantes et organismes communautaires ont adopté des mandats de grève afin de participer aux différentes mobilisations et actions de perturbation économique. Pour plus d’informations sur cette journée : http://nonauxhausses.org/category/actions/.