Radicalisation, lutte contre le terrorisme et droits de la personne au Maroc. Une entrevue avec Osire Glacier

Publié le 18 février 2016

Par Maurice Demers, département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, et Bernard Ducharme, Ph. D. en histoire et en études romanes, chercheur associé au Groupe de Recherche sur l’Islamophobie et le Fondamentalisme de l’UQÀM

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Afin d’éclairer les débats actuels autour de l’islam, de la radicalisation et de la question des droits humains dans le monde musulman, HistoireEngagee.ca s’est entretenue avec la professeure de l’Université Bishop’s Osire Glacier qui se spécialise sur les thématiques portant sur les femmes et l’islam ainsi que sur les rapports entre politiques et religion au Moyen-Orient. Elle a publié ces dernières années les livres Les droits humains au Maroc entre discours et réalité (Tarik Éditions, 2015), ainsi que Femmes politiques au Maroc d’hier à aujourd’hui (Tarik Éditions, 2013).

De notre perspective nord-américaine, la lutte au terrorisme semble absorber la question des droits de la personne au Maghreb. Qu’en est-il vu du Maroc? Quels sont les grands enjeux actuels relatifs à la question des droits de la personne?

Le Maroc est de plus en plus sollicité par les gouvernements européens pour collaborer dans la lutte anti-terroriste.  D’ailleurs, d’après les médias français et belges, c’est grâce aux services marocains qu’Abdelhamid Abaaoud, présumé cerveau des attentats de Paris, a été retrouvé. Cependant, ces mêmes médias passent sous silence les conditions dans lesquelles les renseignements fournis par les services marocains sont collectés.  Les exigences de la sécurité nationale et internationale semblent légitimer ces omissions, et donc ultimement toute éventuelle atteinte aux droits humains. Pourtant, seul le respect de ces droits à l’échelle planétaire pourrait garantir la sécurité dans notre village global.

Pour expliquer le lien étroit existant entre le respect de la dignité humaine et la paix mondiale, c’est important de faire remarquer en premier lieu que les discours dominants en Occident abordent la question du terrorisme comme un conflit civilisationnel. Des extrémistes religieux dans les terres de l’Islam représenteraient une menace pour les valeurs démocratiques en Europe et en Amérique du Nord.  Or il s’agit là d’une lecture sélective des activités terroristes. L’organisation l’État islamique (EI) par exemple a perpétré des attentats terroristes en Tunisie et au Liban, dont les victimes sont des musulmans.   En outre, ces terroristes persécutent les musulmans qui ne partagent pas leur idéologie, ou qui ne se plient pas à leurs ordres.  Il en est ainsi pour les musulmans chiites et yézidis, pour ne citer que ceux-là.

Quoi qu’il en soit, le fait de réduire le terrorisme à un conflit civilisationnel sert les intérêts de l’EI. En effet, l’une des stratégies de ce groupe terroriste est d’internationaliser les conflits en Irak et en Syrie, en lançant l’appel à tous les musulmans du monde pour lutter contre l’impérialisme occidental.  Aussi nous assistons avec stupeur à l’embrigadement des jeunes par l’EI au Maroc, en France et ailleurs.   Dans ce contexte, l’éradication des injustices sociales et des injustices internationales constitue la seule façon d’éliminer les racines profondes du terrorisme.

Au niveau national, les États doivent garantir les droits fondamentaux sans discrimination à l’ensemble de leurs citoyens. Si Molenbeek à Bruxelles par exemple a enfanté plusieurs terroristes c’est parce que des violations des droits sociaux et économiques graves sont perpétrées dans cette commune abritant en majorité des migrants. Entre autres, accès limité à une éducation de qualité et chômage structurel sont le lot quotidien des jeunes de ce quartier. Ce n’est donc pas étonnant de voir que certains d’entre eux se radicalisent. Par ailleurs, tant qu’il n’y a pas un système de Justice international impartial, il y aura des acteurs qui tenteront de se faire justice avec violence, ou instrumentaliseront les injustices internationales à des fins politiques. Initialement, les principaux membres de l’organisation EI ainsi qu’une partie de la population irakienne qui les ont soutenus luttaient contre l’agression militaire des États-Unis en Irak en 2003.  Par conséquent, la sécurité internationale passe inévitablement par le respect des droits humains de tout un chacun dans la communauté mondiale.

Votre livre Les droits humains au Maroc entre discours et réalité (publié en anglais sous le titre Universal Rights, Systemic Violations, and Cultural Relativism in Morocco) aborde le rôle paradoxal du gouvernement marocain dans l’élaboration de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Comment les organismes de défense des droits de la personne au Maroc ont réagi face à cette situation? Qu’est-ce que l’on apprend sur l’instrumentalisation du discours des droits de la personne?

cover-2Ce livre juxtapose le discours officiel portant sur les droits humains aux requêtes des organisations oeuvrant dans le domaine ainsi que celles des mouvements populaires et sociaux au Maroc, depuis l’Indépendance jusqu’aux révoltes de 2011. Aussi cette étude opère une distinction entre les droits humains qui s’arrachent dans « la rue » d’un côté, et de l’autre, la diplomatie des droits humains qui se négocie quant à elle entre les élites des États dans les programmes des droits fondamentaux des Nations Unies. Cette distinction est d’autant plus cruciale que dans de nombreux pays, les structures du pouvoir étouffent la voix des citoyens. Précisons que lors de l’élaboration de la Convention contre la torture, le Maroc a été représenté par la diplomate Halima Embarek Warzazi. Or loin d’être redevable aux citoyens marocains, cette dernière était placée sous la responsabilité de l’élite dirigeante.  Ceci explique que l’État du Maroc a joué un rôle limité dans le processus de rédaction de la Convention contre la torture.  D’une part, cet État n’a pas participé aux discussions interétatiques portant sur la définition internationale de la torture ; et d’autre part, il a cherché à amoindrir la portée de la juridiction universelle en matière de protection contre la torture.

En s’appropriant l’appareil de l’État, y compris la politique des droits humains, l’élite dirigeante parvient effectivement à entraver aussi bien l’avancement des droits humains dans les forums internationaux que la propagation de la culture de ces droits dans le tissu social. Hélas, si certaines identités culturelles semblent de prime abord incompatibles avec les droits de la personne, il ne s’agit nullement d’une « tare » civilisationnelle, mais plutôt d’une défaillance des institutions démocratiques.

Les discours néo-coloniaux se donnent pour universels alors qu’ils ne le sont pas. Du point de vue de la méthodologie, à quoi distingue-t-on un discours néo-colonial d’un discours authentiquement universel? Pourquoi certaines personnes dans les pays du Sud accusent les ONG humanitaires du Nord d’articuler un discours des droits de la personne qui est essentiellement néocolonial?

Les discours néocoloniaux véhiculent l’idée des différences culturelles entre le soi européen ou nord-américain et l’autre « non occidental », souvent pour justifier la hiérarchisation de l’humanité. Les traités coloniaux des siècles derniers abondent dans ce sens.  Il y est question entre autres de nations civilisées et de sauvages au 15ème siècle, de pays civilisés et de pays non civilisés aux 19ème et 20ème siècles et de pays développés et de pays sous-développés durant les années 50.  En fait, à l’époque, ces discours hiérarchisant l’autre en fonction de son rapprochement, ou inversement de son éloignement d’une identité européenne ont tout bonnement permis de « dé-problématiser » l’exploitation des ressources naturelles et humaines de cet autre non occidental.  Par conséquent, le respect de la dignité humaine sans discrimination est la ligne qui départage les discours néocoloniaux des discours universels des droits de la personne.

Parfois, certaines ONG du Nord oeuvrant dans les pays non occidentaux se voient accuser de néocolonialisme. D’après les recherches que j’ai menées concernant le travail d’Amnesty International par exemple dans le cadre de mon livre Les droits humains au Maroc entre discours et réalité, je peux attester que ces accusations relèvent d’une campagne de salissage. Les élites de l’État reprochent tout simplement à cette ONG le fait de dénoncer leurs abus de pouvoir.

La perception de la situation des femmes dans les pays musulmans, et en particulier la question du voile, rejoint-il ce constat?

Même en laissant de côté la question du néocolonialisme, le discours courant portant sur le voile est paradoxal. Au nom de l’émancipation des femmes, ce discours participe à l’appropriation patriarcale millénaire du corps des femmes. Rappelons que le voile existait bien avant l’avènement de l’Islam au 7ème siècle.  Dès les premières civilisations humaines, le voile avait pour fonction de distinguer les prostituées des femmes honorables, c’est-à-dire celles qui sont protégées par des hommes, soit un père, un mari ou tout autre membre masculin de la famille. Le voile opérait donc une hiérarchisation des femmes en fonction des relations qu’elles entretenaient avec les hommes. Mais plus précisément, le voile renseignait le passant sur les modalités d’appropriation du corps et de la sexualité des femmes.  Est-ce que ce corps féminin croisé au détour d’une rue est réservé à un seul homme? Ou est-ce un corps-marchandise à la disposition de tous les hommes? Par conséquent, le voile renvoie à cet imaginaire ancien qui dépossède les femmes de leur corps pour en faire un corps pour autrui.

Le voile n’est pas une invention de l’Islam.  En fait, les premiers musulmans ont tout simplement adopté les codes de respectabilité de leur temps.  Le fait que de nos jours, des pays et des mouvances islamistes font du voile l’un des piliers de leurs programmes politiques nous indique que la misogynie existe encore.  En d’autres mots, l’appropriation du corps des femmes n’a pas disparu au 21ème siècle.

Cependant, faire de la prohibition du voile un enjeu électoral relève de la même dynamique d’appropriation. Au nom de l’émancipation des femmes, des politiques cherchent à contrôler leurs vêtements, et donc la relation de celles-ci à leurs corps.  Pourtant, l’éducation et l’intégration au marché du travail constituent des outils autrement plus efficaces pour émanciper les femmes.

Comment votre livre Femmes politiques au Maroc d’hier à aujourd’hui (publié en anglais sous le titre Political Women in Morocco: Then and Now) remet en cause cette lecture de la situation des femmes au Maroc? Comment cela nous renseigne-t-il sur la question du féminisme contemporain dans ce pays?

cover-1Les débats sociaux et politiques portant sur les femmes musulmanes tendent à se polariser autour de quelques paramètres limités, à savoir laïcité vs discours religieux, « pour l’Islam » vs « contre l’Islam » et « pour le Coran » vs « contre le Coran ». Or ces pôles sont réducteurs. Ils occultent aussi bien la diversité des femmes musulmanes que les voix progressistes parmi celles-ci. En effet, les efforts des associations de femmes au Maroc visant la promotion de la présence de femmes dans les instances politiques, depuis le début de la campagne de sensibilisation dans les années 1990 jusqu’aux requêtes exigeant la consécration constitutionnelle de la parité entre les sexes dans tous les domaines, en 2011, ont été perçus par le grand public comme une menace à la culture et aux traditions du pays.  Autrement dit, le féminisme, et par extension toute forme de résistance au patriarcat tendent à être considérés comme des réalités exogènes à la société marocaine. Pourtant, l’examen des sources historiques classiques arabes des temps anciens à nos jours révèle l’existence de nombreuses femmes qui ont résisté aux structures patriarcales de leur temps.  Ce faisant, elles ont soit exercé le pouvoir, soit participé à l’exercice du pouvoir et/ou à la gestion des affaires publiques, soit contesté les expressions du pouvoir de leur temps.

Aussi ce livre se situe à la continuité des travaux qui ont été faits pour restituer à la mémoire collective la participation des femmes aux luttes anticoloniales[1], et aux activités politiques en général[2]. Toutefois, la nouveauté du livre réside dans le fait qu’il opère un survol historique systématique de la participation des femmes dans le champ politique, couvrant les temps anciens jusqu’à nos jours. Ce faisant, il offre une visibilité de ces femmes reines, vizirs (ministres), dirigeantes, régentes, médiatrices, guerrières, caïdas (leaders des tribus), conseillères, ambassadrices auprès des nations européennes et celles du Moyen-Orient, instauratrices d’infrastructures publiques majeures, poètes de cour royale, intrigantes tyranniques, meneuses des luttes paysannes contre le pouvoir central, résistantes lors des luttes anticoloniales, bâtisseures de l’État moderne, militantes qui ont sacrifié leur vie pour les idéaux de démocratie, d’équité sociale et de justice internationale, féministes qui ont modifié les perceptions masculines de la démocratie, syndicalistes qui ont féminisé les syndicats, militantes qui ont inébranlablement œuvré pour l’avancement des droits fondamentaux, jeunes engagées qui ont œuvré pour l’avènement de la démocratie sociale dans le cadre des révoltes de 2011, et actrices à la fois efficaces et discrètes du double changement social et politique. Par conséquent, le livre rappelle la richesse de la diversité des femmes qui ont lutté et luttent encore aujourd’hui pour un monde plus inclusif aussi bien au niveau national que dans la communauté internationale.

Pour en savoir plus

AKHARBACH, Latifa et Narjis RERHAYE. Femmes et politique. Casablanca, Le Fennec, 1992, 143 p.

BAKER, Alison. Voices of Resistance: Oral Histories of Moroccan Women. Albany, State University of New York Press, 1998, 362 p.

GLACIER, Osire. «Le voile, quelques perspectives historiques». HistoireEngagee.ca (16 février 2011), [en ligne].

GLACIER, Osire. Femmes politiques au Maroc d’hier à aujourd’hui. La résistance et le pouvoir au féminin. Casablanca, Tarik Éditions, 2013, 184 p.

GLACIER, Osire. Les droits humains au Maroc entre discours et réalité. Casablanca, Tarik Éditions, 2015, 176 p.

SADIQI, Fatima, Amira NOWAIRA, Azza EL-KHOLY et Moha ENNAJI, dir. Women Writing Africa, the Northern Region. New York, The Feminist Press, 2009, 696 p.


[1] Alison Baker, Voices of Resistance: Oral Histories of Moroccan Women, Albany, State University of New York Press, 1998, 362 p.

[2] Latifa Akharbach et Narjis Rerhaye, Femmes et politique, Casablanca, Le Fennec, 1992, 143 p.; Fatima Sadiqi, Amira Nowaira, Azza el-Kholy et Moha Ennaji, dir., Women Writing Africa, the Northern Region, New York, The Feminist Press, 2009, 696 p.