Lettre à la première ministre de la Pologne pour souligner l’opposition de la Société historique du Canada à la nouvelle loi qui prévoit des sanctions rigoureuses contre les historiens ou tout individu qui se réfèrent aux camps de la mort polonais

Publié le 10 décembre 2016

Joan Sangster, présidente de la Société historique du Canada[1]

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« The Sleep of Reason » (2011), photographie d’August Brill (Flickr).

Ottawa, le 6 décembre 2016

La Chancellerie de la Première ministre
Première ministre Beata Szydlo
00-583Varsovie
Al. Ujazdowskie 1/3

En août 2016, le cabinet polonais a approuvé une loi qui prévoit des sanctions pénales rigoureuses (allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement) pour les historiens ou les membres du public qui se réfèrent aux « camps de la mort polonais » ou aux
« camps de concentration polonais ». La tentative du gouvernement polonais de réglementer la parole et la pensée en criminalisant l’interprétation historique qu’elle considère problématique, viole les principes clés de la liberté académique qui sont des libertés civiles fondamentales dans les pays démocratiques. En tant qu’historiens, nous sommes profondément préoccupés par la possibilité que nos homologues polonais puissent faire face à des représailles découlant de leurs recherches sur l’histoire polonaise durant l’occupation nazie, l’histoire de l’antisémitisme en Pologne et l’expérience juive au moment de l’Holocauste en Pologne.

Le gouvernement polonais précise qu’il cherche, par le biais de cette législation, à rétablir les faits historiques sur les camps de concentration en Pologne. Une loi interdisant l’utilisation de termes tels que les « camps de concentration polonais » vise à préciser qu’il s’agissait d’une politique nazie allemande et non d’une initiative du gouvernement polonais. Cependant, et en dépit du concept de la loi quel qu’il soit, la législation proposée ne produira nullement une nouvelle appréciation de l’histoire auprès des Polonais ou ailleurs dans le monde. On ne peut pas légiférer les constats sociaux d’un passé difficile et complexe. L’histoire ne peut pas non plus être une réflexion des lois étatiques, ni constituée par la suppression de récits anticonformistes ou de recherches savantes qui remettent en question la conception actuelle du passé de l’État.

L’engagement de la Canadian Historical Association | Société historique du Canada (CHA | SHC) envers la recherche libre et ouverte et le débat historique est partagé par d’autres sociétés savantes. Personne, qu’il soit érudit ou simple citoyen, ne devrait être emprisonné pour une conception de l’histoire qui est rejetée ou qui ne concorde pas avec celle de l’État. Les histoires « officielles » doivent continuellement être critiquées dans une société libre et ce, sans crainte de représailles.

De plus, la législation semble s’appliquer non seulement à l’utilisation du terme « camps de concentration polonais », mais aussi à l’histoire de la collaboration avec les crimes nazis contre le peuple juif à l’intérieur des frontières polonaises ainsi qu’à l’antisémitisme violent. En ce sens, la loi ne vise non seulement à clarifier le rôle du gouvernement polonais, mais elle a le potentiel de museler les recherches et les débats importants sur la participation des Polonais à l’Holocauste.

L’ambassade polonaise au Canada estime que cette loi polonaise « protège notre mémoire collective contre les codes de mémoire défectueux ». Nous croyons fermement que la recherche, la preuve et le débat sont les solutions à employer pour remettre en cause les histoires « défectueuses » et non pas la criminalisation de la mémoire collective ou la législation irrévocable de ce que constituent les « codes de mémoire défectueux ». Nous reconnaissons que l’histoire ne devrait pas être utilisée pour inciter à la haine contre tout membre de la société et il existe de telles lois dans certains pays pour cette raison. Cependant, la liberté académique exige que les pratiques de mémoire collective demeurent aussi ouvertes et démocratiques que possible. Pour les chercheurs en Histoire, c’est une question qui est au cœur de notre capacité de contribuer aux discussions publiques vigoureuses sur le passé, aussi douloureux, complexe ou troublant qu’il puisse être.

La CHA | SHC souhaite que le gouvernement polonais revienne sur sa décision concernant cet amendement.

Cordialement,

Joan Sangster
Présidente
Canadian Historical Association | Société historique du Canada

Copies :
Stéphane Dion, Ministre des affaires étrangères – Canada
L’ambassade de la République de Pologne à Ottawa


[1] Cette lettre a d’abord été publié sur le site de la Société historique du Canada le 6 décembre 2016. C’est avec l’accord de l’autrice que nous la republions ici.