« Pouvoir et territoire au Québec » : s’approprier l’espace (et les gens) pour les gouverner

Publié le 12 décembre 2016

Par Cédrik Lampron, étudiant à la maîtrise en histoire à l’Université de Sherbrooke

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L’affiche du séminaire.

Les 3 et 4 novembre 2016 avait lieu à l’Hôtel de Ville de Sherbrooke un séminaire ayant pour titre Pouvoir et territoire au Québec : acteurs, enjeux et processus de 1850 à nos jours. Cette activité était organisée par Harold Bérubé, Benoît Grenier et Michel Morissette, de l’Université de Sherbrooke, ainsi que par Stéphane Savard de l’Université du Québec à Montréal. De plus, le séminaire comptait parmi ses partenaires le Centre interuniversitaire d’études québécoises, le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, l’Université de Sherbrooke, les réseaux Villes Régions Mondes ainsi que la Ville de Sherbrooke.

L’objectif de cet évènement était de mieux comprendre l’histoire du Québec à travers l’étude de son espace et de son territoire. Ces mots polysémiques ont été au cœur même des explications offertes par les différents spécialistes qui se sont prononcés sur la question au cours de l’exercice. Contrairement à une journée d’étude, les participants de ce séminaire devaient s’échanger leur texte avant la tenue de l’activité, bien que certains étaient encore en cours d’écriture, pour que tous aient le temps de les lire et de les analyser. Cette démarche a permis l’émergence d’échanges intéressants entre les panellistes durant les diverses périodes de questions. Malheureusement, ce type d’interaction n’a pu bénéficier au public, ce dernier n’ayant pas eu accès aux textes.

Développer les régions

La première journée du colloque a débuté à 13h30 dans la salle du conseil de l’Hôtel de Ville de Sherbrooke avec un panel qui avait pour titre « Développer les régions ». Michel Morissette, candidat au doctorat en histoire à l’Université de Sherbrooke, a brisé la glace avec une communication portant sur les propriétés et les propriétaires seigneuriaux dans l’Est-du-Québec de 1854 au milieu du XXe siècle. Ce dernier a tenté de démontrer que même si le régime seigneurial était officiellement aboli au Québec en 1854, il a fallu attendre jusqu’en 1974 avant d’observer la disparition des derniers vestiges des rentes seigneuriales. Plus précisément, Morissette s’est intéressé au cheminement comparé de l’île d’Anticosti et de Rivière-du-Loup. Il a démontré que les propriétaires de l’île d’Anticosti utilisaient les changements législatifs à leur avantage, durant la période étudiée, pour se poser comme seigneur sur leurs terres. Pour le cas de Rivière-du-Loup, Morissette a montré que les persistances seigneuriales étaient non seulement territoriales, la ville étant établie sur l’ancienne seigneurie du même nom, mais aussi sur le plan du pouvoir municipal. En effet, la famille seigneuriale est restée près du pouvoir en faisant fréquemment élire ses membres à la mairie, et ce, même après l’abolition du régime. On en déduit donc que les seigneurs révolus demeuraient imbus d’un certain pouvoir sur leur ancien fief.

Le deuxième panelliste, Jean-Philippe Bernard, candidat au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal, nous a entretenus sur le sujet de la colonisation de l’Abitibi entre 1929 et 1939. Par l’étude des rapports de colonisation, il a démontré que l’occupation du territoire de l’Abitibi a tout d’abord été sous la gestion des autorités religieuses avant de passer progressivement sous la tutelle des autorités gouvernementales du Québec dans le contexte de la crise économique de 1929. Cependant, cette transition ne s’est pas effectuée avec une coupure nette en remplaçant tous les agents religieux par des fonctionnaires de l’État. Au contraire, les pouvoirs religieux et étatiques ont travaillé conjointement à la colonisation de la région. Il a fallu attendre 1939 avant de voir apparaître des examens de compétences pour les fonctionnaires dans une volonté de rationaliser les méthodes de travail et de favoriser la formation de spécialistes laïcs.

Le troisième panelliste, Dominique Morin, professeur agrégé au département de sociologie de l’Université Laval, nous a quant à lui offert une réflexion sur la mémoire collective du Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec (BAEQ) au cours des années 1960. Les activités de ce bureau s’inscrivaient dans un désir de moderniser et de rationaliser les régions du Québec. Morin a tenté de démontrer comment le BAEQ a créé, par ses activités, « une légende », selon ses propres mots, du développement régional au Québec. Mobilisant des concepts sociologiques, Morin a conclu que cette représentation du BAEQ était souvent bien loin de la réalité et que la fermeture de plusieurs villages marginaux avait grandement entaché la réputation de l’organisme.  

La dernière conférence de la journée nous a été offerte par la géographe Marie-Josée Fortin, titulaire de la Chaire du Canada en développement régional et territorial de l’Université du Québec à Rimouski. Cette dernière nous a présenté une réflexion épistémologique sur la conception de l’espace et du territoire au Québec. Selon elle, la géographie avait vécu récemment une transition entre une conception neutre et objective de l’espace à une approche beaucoup plus subjective et nuancée. Fortin nous a aussi expliqué que les territoires n’étaient plus perçus comme quelque chose d’homogène, mais plutôt comme des entités hétérogènes, prenant davantage en compte les différentes spécificités des régions. Elle a conclu sa conférence en démontrant que le développement régional passait désormais par les grands projets, perçus comme des moments clés dans l’histoire des régions. Ces réflexions faisaient écho à celles qui structurent la science historique sur une base quotidienne.

La journée s’est terminée avec le lancement du livre Le gouvernement des ressources naturelles. Science et territorialités de l’État québécois 1867-1939 de Stéphane Castonguay, professeur et spécialiste d’histoire environnementale et scientifique à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Durant l’évènement, l’auteur a évoqué les difficultés reliées à la création d’un tel ouvrage, notamment l’aspect chronophage de l’exercice. Ce livre, sur lequel il a travaillé durant 15 ans, traite, entre autres, de la place de plus un plus importante qu’occupe la science dans le développement de l’État québécois au tournant du XXe siècle.

Exploiter de nouveaux territoires

La deuxième journée a débuté avec le second panel qui portait sur l’exploitation de nouveaux territoires. Stéphane Castonguay a eu l’honneur d’ouvrir les échanges par une communication sur le rôle des services scientifiques au Québec entre 1880 et 1940. Castonguay a affirmé que c’est à partir de la fin du XIXe siècle que l’on a pu observer l’émergence de la science, dans les différents ministères du Québec, pour la gestion des ressources naturelles. Ce changement était largement attribuable à une volonté de mieux comprendre la réalité géographique de la province pour être en mesure de la gérer plus efficacement. De cette façon, l’État était capable de retirer davantage de revenus des concessions qu’il octroyait aux entreprises forestières. Cette meilleure connaissance du territoire a aussi eu pour effet de mettre fin au mythe de la forêt inépuisable qui avait alors cours.

Par la suite, Maude Flamand Hubert, candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Rimouski en partenariat avec Paris IV Sorbonne, nous a proposé, toujours sur le thème de la forêt, de s’intéresser au rapport entre la connaissance de la forêt québécoise dans les années 1920-1930 et la transformation du mythe qu’évoquait précédemment Castonguay. Flamand Hubert a soutenu que face au rationalisme croissant des ingénieurs forestiers, la forêt avait perdu son côté chimérique. Cependant, devant cette perte de sens traditionnel, on a vu l’émergence de nouvelles sensibilités par rapport à la forêt comme en témoigne, entre autres, la fête des arbres qui a gagné en popularité durant cette période. Ces nouvelles sensibilités ont mené à un renouveau dans la façon de concevoir le territoire et ont permis, par le fait même, d’introduire la forêt comme partie intégrante de l’identité québécoise.

Ce panel s’est terminé sur une présentation de Stéphane Savard, professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal, qui portait sur la Direction de l’Environnement chez Hydro-Québec ente 1971 et 1981. Sa communication a retracé l’évolution des préoccupations environnementales chez Hydro-Québec qui ont débuté humblement avec une inquiétude liée à la qualité de l’air. Hydro-Québec s’était alors dotée d’un comité sur la protection de l’environnement qui avait pour rôle de sensibiliser la population aux enjeux gouvernementaux sans toutefois créer une psychose de la pollution. Ce comité s’était lentement transformé pour finalement avoir la tâche de rendre acceptables les projets d’Hydro-Québec au grand public. Vers 1980, face aux pressions des groupes externes, Hydro-Québec avait mis en place une politique de consultation publique et s’était vue obligée de soumettre ses projets au gouvernement avant de les exécuter. Ce changement s’est effectué dans le contexte de la construction de barrages dans le Nord de la province, lesquels ont causé des tensions avec les communautés autochtones.

Élargir le pouvoir municipal

Le troisième panel s’intéressait au développement du pouvoir municipal. C’était Pierre Lanthier, professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières, qui a ouvert le bal par une communication traitant du rapport entre les villes moyennes et les régions au Québec avant la Révolution tranquille. Il a expliqué qu’avant l’industrialisation, la ville était dépendante de sa région avoisinante puisqu’elle avait besoin de l’agriculture pour se développer. De plus, le monde rural attirait aussi les marchands vers la ville, ce qui contribuait alors à la croissance urbaine. Par la suite, le communicant a abordé la question de l’émergence des villes de compagnies qui ont été établies pour exploiter une ressource en particulier. On fait ici référence aux villes mono-industrielles comme Asbestos. La croissance de ces villes était donc entièrement tributaire de la ressource exploitée et l’entreprise qui s’y installait avait un grand pouvoir décisionnel en matière de développement. Lanthier nous a finalement présenté la compétition qui existait entre les villes pour la domination d’une région et pour l’obtention du titre de capitale régionale. Ce titre étant généralement accompagné par l’installation de diverses institutions comme une cour de justice ou des collèges. Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant d’avoir vu naître des rivalités entre les villes.

La dernière présentation de ce panel était de Harold Bérubé, professeur agrégé au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke. Ce dernier a traité de l’évolution de la ville moyenne en prenant comme exemple les villes de Saint-Jean-sur-Richelieu, de Sherbrooke et de Saint-Hyacinthe entre 1855 et 1939. L’objectif de Bérubé était de démontrer comment l’adoption de l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada en 1855 a créé un changement des moyens employés pour l’exercice du pouvoir, mais que cela n’a pas conduit à un changement des enjeux ni des acteurs traditionnels de la scène politique municipale. Cette présentation faisait en quelque sorte échos à celle donnée par Michel Morissette lors de la première journée. Bérubé a tout d’abord présenté l’historiographie de l’interprétation du pouvoir municipal en passant de la vision whig qui affirmait que cet acte consistait une voie vers la démocratie bourgeoise jusqu’aux nuances apportées récemment par Michèle Dagenais qui redonnait beaucoup plus de pouvoir aux acteurs locaux. Par la suite, il a traité du concept de « technologiquement banal », qui englobe les décisions prises par le pouvoir municipal qui étaient essentielles à la vie du citoyen, mais qui n’étaient pas éclatantes aux yeux de ces derniers. Michèle Dagenais, qui était présente lors de la conférence, s’est opposée à ce concept tout en félicitant Harold pour ses travaux qui ont permis de mettre en évidence les dynamiques spécifiques à certaines villes sans tomber dans le modèle surutilisé de l’idéaltype. Finalement, Bérubé a expliqué que malgré le peu de planification urbaine connue par les villes avant la Deuxième Guerre mondiale, la majorité des mesures déployées au début du XXe siècle avaient pour objectif de rationaliser les villes, soit par de petites annexions ou par la création de cadastres, le tout étant animé par un désir de modernisation.

Gérer la métropole

Le dernier panel avait comme sujet la Ville de Montréal. Il aurait été difficile d’escamoter le géant en termes de pouvoir municipal. C’est à Dany Fougères, professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal, qu’a incombé la tâche d’ouvrir la discussion sur le sujet par une étude de la métropole en 1870. Fougère a expliqué que les phénomènes démographiques et d’industrialisation ont forcé la ville à se développer vers la fin du XIXe siècle. Ce développement passait en grande partie par l’annexion d’une multitude de municipalités avoisinantes. Un comité formé en mars 1872 avait comme responsabilité de gérer les négociations en vue d’accomplir ces annexions. L’auteur a tenté de démontrer que ces volontés d’annexions n’étaient pas seulement une façon d’agrandir la ville, mais qu’elles témoignaient aussi d’une nouvelle conception du territoire et de la définition même de ville pour les élites municipales.

La deuxième communication de ce panel était celle de Michèle Dagenais, professeure titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal. Cette dernière s’est intéressée à la politique de la taxe d’eau à Montréal entre 1860 et 1920. Plus précisément, elle a traité de la qualification électorale en lien avec le paiement de la taxe d’eau. Dans la logique libérale du XIXe siècle, en imposant une taxe d’eau à ses citoyens, la ville les rendait gouvernables et donc aptes à participer au processus démocratique. C’est l’une des raisons qui expliquent que la taxe n’était pas seulement payable par les propriétaires, mais aussi par les locataires. Il est également possible de voir dans cette mesure une façon de libérer les propriétaires de la responsabilité de collecter la taxe d’eau eux-mêmes. Dagenais a ainsi démontré que si l’eau est un bien qui se méritait, la participation à la démocratie l’était aussi. Ces réflexions sont donc essentielles pour comprendre l’État libéral qui se mettait en place au XIXe siècle et les initiatives gestionnaires des autorités municipales de Montréal n’en sont qu’un exemple.

La conférence de clôture donnée par Frédéric Mercure-Jolette, professeur de philosophie au Cégep Saint-Laurent et candidat au doctorat en science politique à l’Université de Montréal, portait sur la définition ambiguë de la métropole. Pour mieux étayer sa thèse, il a comparé le rapport de la Commission provinciale d’urbanisme de Montréal (CPU) avec le plan témoin Horizon 2000 produit par le Service d’urbanisme de Montréal. De cette façon, il a pu déconstruire la vision provenant de la Ville de Montréal avec Horizon 2000 et la vision plus institutionnelle qui émanait des autorités provinciales avec le rapport du CPU. Son étude a démontré que les autorités locales étaient complètement dépassées par la vitesse du développement urbain de la métropole. Dans cette optique, il fallait donc analyser les plans non pas comme un idéal à atteindre, mais bien plus comme un geste réactif pour tenter de contrôler un tant soit peu cette croissance. Selon le conférencier, le rapport du CPU et Horizon 2000 sont des témoins d’une réflexion de la part des autorités municipales sur le problème du développement non planifié de la métropole. Mercure-Jolette a aussi fait remarquer que ces projets avaient pour ambitions de déconstruire les mentalités ainsi que de reconstruire l’unité du territoire réel. Sa communication s’intéressait donc autant aux plans qu’à la professionnalisation du métier d’urbaniste à partir des années 1960.

Deux jours de réflexions

Le séminaire se déroulait à l’Hôtel de ville de Sherbrooke. Crédit : Cédrik Lampron.

La formule séminaire de ces deux jours de conférence ne nous a pas permis d’acquérir une grande quantité de données brutes ni de connaissances fines, mais elle a grandement favorisé l’émergence de réflexions pertinentes autour de la question du territoire. Comme nous l’ont démontré les conférenciers et les conférencières, la conception même de l’espace et du territoire n’est plus homogène, mais plutôt propre à chaque situation étudiée. De plus, il est désormais évident qu’il est pratiquement impossible de dissocier le concept de territoire de celui de pouvoir. Sans entrer dans la micro-histoire, les présentations de ces deux journées ont donné une grande place aux rôles joués par les acteurs locaux dans la gestion et la transformation du territoire. En effet, il semble que malgré les efforts des grandes institutions gouvernementales pour tenter de transformer le territoire et sa gestion, le succès de ces décisions était grandement tributaire de leurs agents sur le terrain. La conférence d’ouverture de Michel Morissette en est un bon exemple. Malgré l’abolition du régime seigneurial en 1854, les anciens seigneurs sont demeurés investis d’une autorité dans leur région, durant plus d’un siècle pour certains. De plus, malgré l’énergie déployée par le BAEQ ou par la Direction de l’Environnement chez Hydro-Québec, l’imaginaire collectif conserve l’image des affrontements entre ces organismes et les résidents des régions. Même les auteurs qui s’intéressaient aux développements de la science dans l’administration du territoire n’ont pu éviter de traiter de l’importance des acteurs locaux. Cependant, c’est la déconstruction de la logique libérale proposée par Michèle Dagenais qui m’a le plus porter à réfléchir sur les dynamiques de pouvoir. L’interprétation de la taxe d’eau comme un moyen de faire participer les citoyens montréalais à la vie démocratique m’a poussé à envisager l’éventail du pouvoir étatique d’une nouvelle façon.

Les liens entre pouvoir et territoire n’ont rien de nouveau pour les historiennes et les historiens. Par contre, les interprétations qu’en ont faites les participants de ce séminaire ont permis de concevoir ces liens de façons nouvelles et stimulantes. Nous ne pouvons maintenant qu’attendre avec intérêt la parution prochaine de l’ouvrage collectif qui résultera ce colloque. Nous pourrons dès lors apprécier toutes les subtilités des études menées par les participants.