Vieillir sans laisser de traces : où sont les femmes âgées dans l’histoire ?

Publié le 19 décembre 2016

Par Émilie Malenfant, doctorante en histoire à Paris-Sorbonne (Paris IV)[1]

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« Swan Lake (Liz Lerman) » de Dennis DeLoria (1982).

Phénomène universel s’il en est un, la vieillesse apparaît pourtant comme franchement intime, voire mystérieuse ou tabou. Aujourd’hui très présente, des discours politiques, aux magazines spécialisés en passant par la prolifération des objets du quotidien conçus pour faciliter la vie des personnes âgées, la vieillesse s’observe de maintes façons dans la réalité quotidienne des sociétés occidentales. Les insatisfactions quant au traitement de nos aînés.es côtoient souvent la multiplication des ambitions sociopolitiques annoncées pour le troisième âge, comme si la vieillesse, malgré la place qu’elle occupe dans le paysage social contemporain, demeure incomprise et délaissée. Pour preuve de ce désintérêt, il faut attendre les années 1970 et plus encore les décennies subséquentes, puis de manière plus prononcée les vingt dernières années, pour que la vieillesse devienne un sujet d’histoire. Même le tournant « social » de l’historiographie des années 1960 n’avait fait place qu’à une maigre reconnaissance du rôle et de la place des aînés.es dans le récit historique. Ce n’est qu’avec le développement et l’affirmation de l’histoire culturelle, ayant stimulé l’étude des groupes d’âge et des relations intergénérationnelles, et en continuité des recherches sur l’enfance, à laquelle les historiens.nes se sont d’abord intéressés.es, que la vieillesse devient progressivement – mais timidement – un objet d’étude. Si le fait que cet éveil coïncide avec les changements démographiques majeurs que connaît la société contemporaine ajoute à la pertinence du sujet, notamment quant à ses éventuelles implications pratiques, et que sociologues, psychologues et professionnels de la santé consacrent depuis des années une attention très considérable à la « question des aînés.es », il demeure que les historiens.nes spécialistes du sujet se font rares. Plus encore, alors que l’histoire de la vieillesse est en développement, certains problèmes épistémologiques se posent : masculinisation, homogénéisation, généralisation et raccourcis. Non seulement les aînés.es sont-ils et sont-elles majoritairement présentés.es comme formant un groupe social homogène composé d’individus témoins – voire victimes – (et non acteurs et actrices) des transformations sociales, mais ils et elles sont aussi, sous la loupe des historiens.nes, très massivement des hommes. D’abord en tant que femmes, puis en tant qu’aînées, les femmes âgées sont pratiquement absentes des études d’histoire ; affligées d’une double étiquette disqualificative. Même une historiographie aussi prolifique que celle de l’Allemagne contemporaine, et plus spécifiquement celle du Troisième Reich, est avare d’information sur la population féminine âgée. En effet, malgré la foisonnante littérature d’histoire sociale de l’Allemagne nazie, incluant des études sur les femmes, la famille et divers groupes sociaux, les femmes âgées – et les aînés.es plus largement – sont au cœur de bien peu de recherches.

Portrait critique d’une historiographie en devenir, ce court texte vise d’abord à discuter des défis et des enjeux de l’histoire de la vieillesse et plus précisément de l’écriture d’une histoire des femmes âgées (avec une attention particulière à l’histoire contemporaine occidentale). L’objectif principal n’est pas de constituer un bilan historiographique exhaustif, mais bien d’observer la situation actuelle de cette littérature en proposant des réflexions sur l’absence visible des femmes âgées, sur les pistes de recherche potentielles et sur l’importance des enjeux d’une écriture de l’histoire des aînés.es et, plus spécifiquement, de l’intégration des femmes âgées à la trame historique. En guise d’exemple d’avenue possible et prometteuse de ce champ de recherche, la question spécifique des femmes âgées dans l’histoire de l’Allemagne nazie sera brièvement abordée.

Peut-on écrire une histoire de la vieillesse ?

La vieillesse est un sujet complexe. Si l’approche biologique de la vieillesse en fait un sujet à forte résonnance médicale où sont discutés les enjeux de la santé, des conditions de vie et de la fin de vie. L’approche philosophique et spirituelle de la vieillesse alimente le dualisme du phénomène en opposant à l’usure du corps, la sagesse et l’expérience. En ce sens, le rapport que l’on entretient avec la vieillesse est souvent empreint d’ambivalences. En tant qu’expérience individuelle, le désir d’éternité et de jeunesse s’oppose à la douceur d’une conception rassurante de la vieillesse où l’expérience fait place au calme, à la sérénité et à la vie contemplative. Dans le rapport qu’entretient l’État avec la population âgée, la bienveillance, la prévenance, la protection et la reconnaissance s’inscrivent en parallèle à la marginalisation, la dévalorisation, la surveillance et l’ingratitude. Puis, la vieillesse fait peur ; la fatalité de l’altération qu’elle entraîne et son irréversibilité en font un sujet sensible, comme un fait « biologico-tragique » duquel on préfère détourner l’attention. Les connotations négatives liées à la vieillesse viennent plus directement à l’esprit que les positives : perte d’autonomie, déclin de la vitalité physique et mentale, rapprochement de l’échéance de la vie, diminution des facultés comme la mémoire et l’apprentissage, modifications physiques importantes comme la perte de force musculaire, multiplication des problèmes de santé, vulnérabilité économique, solitude, fragilité, etc. Cette appréhension globale ainsi que d’autres facteurs en font un sujet d’étude longtemps délaissé.

Les défis

La vieillesse comme objet d’étude a d’abord été tributaire des avancées de la médecine. Il faut attendre le XIXe siècle pour que les études sur la vieillesse deviennent précises et systématiques. Déjà, la multiplication des autopsies dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avait permis de mieux comprendre le processus physiologique du vieillissement puisque les explications antérieures, très sommaires, se résumaient à l’idée d’un désordre des humeurs, à la théorie mécaniste (l’organisme se dégrade comme s’use une machine lorsqu’elle a longtemps servi) ou à la théorie vitaliste (chaque organisme est doté d’une énergie vitale qui s’épuise avec le temps, comme la flamme d’une chandelle qui vacille et s’éteint). C’est à partir du milieu du XIXe siècle que la gériatrie – bien qu’elle en portera le nom seulement au début du XXe siècle avec les travaux de l’américain Ignatz Nascher – commence vraiment à exister. La médecine préventive devient thérapeutique et on cherche à expliquer anatomiquement le processus du vieillissement (des théories de l’involution des glandes sexuelles à l’omniprésence de l’athérosclérose comme facteur déterminant du vieillissement). Puis, c’est en 1938 qu’est fondé à Leipzig, par le médecin Max Bürger, le premier périodique spécialisé en gérontologie, Zeitschrift für Altersforschung. Sciences relativement jeunes, la gériatrie et la gérontologie ont permis de lever le voile sur certains mystères du vieil âge, contribuant ainsi à en faire un objet d’étude compréhensible aux contours mieux définis.

Outre un certain « malaise » causé par la crainte ou l’aversion que peut provoquer la vieillesse, la pertinence d’en faire un objet d’étude historique n’a, pendant longtemps, pas semblé évidente. De manière traditionnelle, l’histoire concerne les individus qui ont un impact direct sur cette dernière ; ceux qui ont influencé le cours des choses par leurs décisions ou leurs accomplissements. Aux critères souvent exigés pour être objet d’histoire – popularité, gloire, génie, unicité, originalité – les aînés.es ne semblent pas, à première vue, répondre adéquatement. Autrefois présentée comme une maladie à laquelle il faut trouver un remède, la vieillesse affligerait à l’individu, selon cette conception, de trop lourdes séquelles pour en faire un sujet digne d’intérêt. En fait, la longue absence des aînés.es dans le récit historique reflète leur mise à l’écart à l’échelle sociale. Le problème de la vieillesse est d’abord un problème de pouvoir. D’une part, les aînés.es n’ont pas d’arme (celle de la vigueur et de la force physique, par exemple) pour faire entendre leur voix et, d’autre part, les problèmes qu’on leur accole sont en fait ceux d’adultes actifs qui, au gré de leurs intérêts et idéologies, conviennent de ce qui revient aux aînés.es. Cette notion de pouvoir, pourtant, ne concerne pendant une longue période que les classes sociales dominantes, car la longévité n’était possible que dans les classes privilégiées. Ainsi la vieillesse a semblé longtemps n’avoir porté que le visage d’une certaine élite sociale. Néanmoins, aujourd’hui, alors qu’une relative démocratisation de la longévité caractérise les sociétés occidentales, la question du pouvoir (politique, économique, physique) est toujours aussi valide. L’âge disqualifie l’individu qui, devant l’impossibilité de se renouveler sans cesse, semble s’effacer dans les coulisses de la vie. Les aînés.es sont pourtant, dans les sociétés contemporaines, plus présents que jamais. Se sont les inclinaisons de la pratique historienne – incarnant souvent le reflet de la société environnante – qui les ont relégués pendant des décennies aux oubliettes.

Enfin, l’un des grands défis à l’historicisation de la vieillesse découle de l’exercice complexe de définition qu’elle nécessite. Qu’est-ce que la vieillesse ? Comment s’observe-t-elle ; selon quels facteurs ? À quel âge devient-on « vieux » et « vieille » ? Il semble à ce jour ne pas y avoir de consensus fixe et universel sur les attributs stables et unanimes qui caractérisent la vieillesse. Sa définition, ses caractéristiques, ses implications et ses référents varient selon les époques (notamment en ce qui concerne les conditions de vie et la longévité moyenne), les contextes et les idéologies. Elle revêt une signification différente d’un individu à l’autre, selon son statut socioéconomique, sa position géographique, son état de santé, son âge ou son genre. Si le démographe nazi Friedrich Burgdörfer, dans ses études des années 1930 utilisait la catégorie 65-90 ans en référence aux aînés.es[2], il semble qu’un ensemble de conventions sociales en vigueur depuis les années 1970 aurait fixé le début du vieil âge à 60 ou 65 ans[3]. Encore faut-il savoir de quelle manière est fixé ce point de bascule chiffré qui fait qu’un individu appartient dorénavant à une nouvelle catégorie d’âge, voire catégorie sociale. Quel est le point de repère ? Est-ce la retraite ? L’apparition d’une maladie gérontologique ? L’arrivée de la ménopause ? Tous ces référents varient considérablement d’un individu à l’autre, empêchant de ce fait une catégorisation « naturelle », logique, rationnelle et applicable à l’ensemble de la population.

En fait, cette fixation d’un « âge d’entrée » dans la vieillesse ne semble après tout pas tellement nécessaire à l’historicisation du phénomène, bien que d’en proposer une facilite l’opérationnalisation du concept. L’essentiel à l’historicisation de la vieillesse réside plutôt dans un effort de définition globale permettant d’établir les paramètres à l’intérieur desquels les concepts de « vieillesse », « vieillissement », et « vieil âge » seront employés dans une étude. Trois des façons les plus communes d’opérationnaliser le vieil âge sont de l’envisager de manière chronologique, fonctionnelle ou culturelle[4]. Le vieil âge chronologique est celui que l’on atteint à un âge prédéterminé. Le vieil âge fonctionnel, quant à lui, n’est pas atteint à un âge fixe et universel, mais au moment où un individu ne peut plus prendre soin de lui-même. Enfin, le vieil âge culturel combine ces deux aspects (âge d’entrée prédéterminé et vision fonctionnelle) en plus d’autres variables qui modèlent la compréhension du vieil âge selon le système de valeurs et les priorités d’une communauté. En 1989, l’historien français Jean-Pierre Bois faisait voir comment chaque époque, chaque régime, fabrique un type de vieillard idéal, celui dont elle a besoin[5]. L’exercice de définition « chronologique » de la vieillesse ne s’applique donc pas obligatoirement à l’historicisation du concept et ne devrait pas constituer une embûche. Au contraire, si l’histoire tend à être le reflet le plus fidèle possible de la réalité, le vieil âge doit alors être décloisonné en tant que catégorie d’âge fixe et être considéré selon les paradigmes relatifs à chaque époque et milieu. Là, en fait, se trouvent simultanément le défi et la tâche des historiens.nes de la vieillesse.

Les enjeux

L’histoire de la vieillesse est, au moins partiellement, une histoire des représentations (populaire, politique, scientifique). Si l’on considère que ce ne sont pas seulement les changements structurels qui modèlent les attentes et les politiques sociales, on peut alors envisager que les lois, mesures sociales et autres réalités qui affectent la réalité du vieil âge sont nécessairement influencées par la façon dont les contemporains.es se représentent la vieillesse. Conséquemment, l’historien.ne de la vieillesse doit, pour en révéler les dimensions les plus symptomatiques de l’époque à l’étude, proposer bien plus qu’un décompte statistique du poids démographique de cette catégorie d’âge, énumérer les mesures pratiques du cadre politico-légal ou faire un inventaire des institutions concernées, il ou elle doit chercher à révéler la signification collective et/ou individuelle de la vieillesse et, pour ce faire, il ou elle doit idéalement avoir recours à un éventail de sources de différentes natures : témoignages de vie (journaux intimes, correspondances, mémoires), littérature scientifique (médicale, démographique, etc.), textes administratifs relatifs à la gestion des questions sociales (l’aide sociale, les prestations de retraite, notamment), discours religieux, etc. Certes plus discrets que certains autres groupes sociaux, les aînés.es sont pourtant bien présents dans les archives des XIXe et XXe siècles – alors qu’ils représentent souvent un « problème social » aux yeux de l’État et de la communauté (dénatalité, financement des services sociaux, etc.) et alimentent certains débats sociopolitiques – rendant bel et bien faisable une histoire occidentale contemporaine de la vieillesse.

L’histoire de la vieillesse permet de nuancer ou de rectifier les persistants lieux communs historiques qui l’affligent. Par exemple, l’idée reçue selon laquelle les aînés auraient été davantage respectés par les jeunes dans une époque antérieure en comparaison au moment présent se perpétue, au moins depuis le XVIe siècle, tout comme la prétendue existence – avérée fausse – d’un « âge d’or » pour la vieillesse durant laquelle les vieillards auraient été vénérés[6]. En réalité, les historiens.nes ont observé un déclin du statut du vieil âge dans toutes les périodes de l’histoire occidentale – du Moyen-Âge à aujourd’hui – et ont attribué cette dégradation à une principale cause : la modernisation[7]. « Ce qui leur manque, c’est la force et la santé ; c’est aussi la faculté de s’adapter à la nouveauté et, à plus forte raison, d’inventer »[8], résume en ce sens Simone de Beauvoir dans son essai La Vieillesse de 1970. Que la source de cette modernisation – entendons progrès – soit les développements de la connaissance médicale, le changement d’attitude de l’Église, les avancées technologiques, l’impact du libéralisme, du capitalisme ou du nationalisme, les aînés.es sont périodiquement disqualifiés.es par leur époque et, simultanément, rejetés.es du récit historique. Pourtant, l’approche historienne de la vieillesse apparaît comme indéniable pour qui veut révéler des dynamiques sociales jusqu’alors dissimulées tant à l’échelle familiale, communautaire que nationale. En effet, inclure les aînés.es aux études d’histoire ouvre la voie à une multitude de thèmes, des questions légales concernant le patrimoine, la transmission générationnelle et l’héritage à l’histoire de la retraite en passant par toutes les contributions possibles à l’histoire de l’assistance sociale. L’étude de la vieillesse permet aussi d’interroger la construction conceptuelle de certains thèmes tels que la maladie, l’invalidité, la charité, la dépendance ou la productivité. L’étude de la représentation des aînés.es informe aussi plus largement sur la façon dont les différentes sociétés envisagent l’organisation de leur communauté et procèdent à la catégorisation des individus. Le statut et le rôle réservés aux aînés.es dans une communauté révèlent beaucoup quant aux valeurs de cette dernière et sur la signification accordée aux différentes étapes de la vie de ses membres.

Écrire une histoire de la vieillesse au féminin : des airs de déjà vu

Déjà, la pratique de l’étude de la vieillesse partage maintes caractéristiques avec celle de l’étude de l’histoire des femmes et du genre. Pendant longtemps, les historiens.nes n’ont pas cru utile d’étudier la situation des femmes dans un contexte où l’histoire et les sources apparaissaient comme franchement masculines. Jusqu’aux années 1960, il est commun de croire que l’expérience globale des femmes ne diffère pas tellement de celle des hommes ou que les actions féminines sont de peu de résonnances, n’influençant guère le cours des choses. Celles et ceux qui veulent en faire un objet d’étude se retrouvent aussi devant des défis épistémologiques. Qu’est-ce que l’histoire des femmes ? À quoi doit-elle servir ? Peut-on écrire une histoire des femmes ? Si oui, de quelles femmes ? Les premiers écrits sur le sujet mettent ainsi de l’avant certains parcours de « grandes » femmes ou cherchent à retracer un « âge d’or » de « la » femme, comme pour justifier la pertinence du sujet. Puis, alors que le sujet prend progressivement de l’importance dans la littérature scientifique, on présente encore massivement les femmes comme un groupe homogène et uniforme appartenant à l’histoire plus anecdotique de la sphère privée. Ce n’est que graduellement, en parallèle des évènements sociopolitiques où les femmes s’affirment comme actrices de la sphère publique et alors qu’elles investissent les institutions publiques telles que les universités, que le portrait sociohistorique se diversifie. Davantage présentes et visibles, laissant des traces dorénavant plus accessibles pour les historiens.nes, les femmes sont progressivement incluses à la trame historique. La diversification du portrait, incluant des femmes de différents milieux, de diverses origines et de statuts socioéconomiques variables, s’est ensuite graduellement effectuée et représente, encore aujourd’hui, l’un des enjeux de l’écriture historique.

Les parallèles à établir entre les objets d’étude « femmes » et « vieillesse » sont aisément repérables, car les doutes sont de même nature. Les aînés.es ne sont-ils et ne sont-elles pas simplement des adultes plus âgés.es ? En quoi se distingue leur situation ? Ne vivent-ils et ne vivent-elles pas dans les mêmes conditions que les autres adultes ? Il ne semble pas, a priori, pertinent d’étudier le sort d’une partie de la population ne s’étant jamais considérablement illustré. Bien que certains hommes et certaines femmes âgés.es aient joué des rôles actifs dans l’histoire, « le vieillard, en tant que catégorie sociale, n’est jamais intervenu dans le cours du monde »[9], précise Simone de Beauvoir. Ironiquement, alors que l’histoire des femmes s’est depuis affirmée comme un champ de recherche reconnu et prolifique, et que l’histoire de la vieillesse commence progressivement à alimenter les recherches après avoir traversé des embûches semblables à celles qui ont nui à l’histoire des femmes, la lutte pour une approche genrée doit encore être livrée. L’histoire des femmes âgées a visiblement été négligée, malgré le poids démographique qu’elles représentent depuis longtemps en comparaison des aînés masculins.

Le peuple détrône les rois, et le temps détrône les femmes[10]

Comme affligées d’un double statut dévalorisant aux yeux de l’histoire traditionnelle, les femmes âgées sont quasiment absentes de l’historiographie. En 1970, Simone de Beauvoir dénonçait :

En tant qu’expérience personnelle, la vieillesse concerne autant les femmes et même davantage puisqu’elles vivent plus longtemps. Mais quand on en fait un objet de spéculation, on considère essentiellement la condition des mâles. D’abord parce que ce sont eux qui s’expriment dans les codes, les légendes et les livres ; mais surtout parce que la querelle du pouvoir n’intéresse que le sexe fort. […] Les sociétés qui ont une histoire sont dominées par les hommes ; les femmes jeunes et vieilles peuvent bien dans la vie privée se disputer l’autorité ; dans la vie publique, leur statut est identique : d’éternelles mineures[11].

L’historien américain Peter N. Stearns soulignait également la situation en 1980 : « Older women have received relatively little attention from historians. […] Female old age – most of the period of life after menopause – remains as unheeded in the historical literature as it may be in life […][12]. » Stearns, l’un des rares historiens de la vieillesse, dans son ouvrage Old Age in European Society The Case of France (1976), n’accordait d’ailleurs lui-même qu’un maigre « chapitre » de cinq pages et demie à la question des femmes[13]. Déjà, il est possible de se surprendre de la si mince attention accordée aux aînés.es dans l’historiographie si l’on considère, d’abord, que la vieillesse nous concerne toutes et tous et que le vieil âge a concerné tous les individus dans le passé, mais aussi puisque l’histoire semble traditionnellement et naturellement liée aux anciens.nes, à nos aïeuls.es. Ne sont-ils ou ne sont-elles pas les courroies de transmission traditionnelles du savoir, les gardiens.nes de notre mémoire familiale et collective, les raconteurs.euses d’histoires ? Quant à l’absence si frappante des femmes âgées dans l’historiographie, elle apparaît comme doublement surprenante. D’une part, parce que les femmes âgées, notamment en tant que grands-mères, représentent souvent le pilier des histoires familiales et les gardiennes des mœurs de la collectivité. D’autre part, parce qu’elles incarnent un sujet légitime potentiel de la recherche féministe et de l’histoire des femmes et qu’il est surprenant que ces domaines aux intentions, au moins initialement, militantes et égalitaristes ayant cherché à diversifier le portrait global de la situation féminine afin de le démocratiser, aient si peu inclus les aînées. Certaines explications peuvent être envisagées.

En 1996, l’historien américain Joel Rosenthal, dans son étude sur le vieil âge dans l’Angleterre médiévale, avançait une idée plutôt réactionnaire rappelant des prétentions pourtant assez révolues à l’époque : « Matriarchy and the culture of old women, whether on their own or in extended family households, is mostly a lost topic, worth investigation, but hard to treat other than anecdotally[14]. » Cette idée d’une vieillesse au féminin n’offrant que des récits anecdotiques ne résonnant guère au-delà des limites de l’intime et de la sphère privée est sans aucun doute l’une des premières embûches. Il y a aussi l’idée – avérée fausse – défendue par l’historien français George Minois[15], selon laquelle l’histoire de la vieillesse était essentiellement masculine parce que peu de femmes avaient, jusqu’à un passé récent, survécu à l’épreuve de l’accouchement pour atteindre le vieil âge. S’ajoutent ensuite certaines réalités entremêlées de stéréotypes résultant en une appréhension du sujet. Souvent présentées comme des fardeaux pour la famille parce qu’elles sont nombreuses à être financièrement et matériellement dépendantes, les femmes âgées semblent être reléguées, quasi automatiquement, aux marges de la société où, dans le silence, elles ne « produisent » pas l’histoire et n’en font donc pas l’objet. Vulnérables, les femmes âgées s’appauvrissent considérablement dans la vieillesse, s’entassent à la base de l’échelle socioéconomique et apparaissent, dès lors, comme inutiles à la société. « La société technocratique d’aujourd’hui n’estime pas qu’avec les années le savoir s’accumule, mais qu’il se périme. L’âge entraîne une disqualification[16]. » Déjà considérablement importante pour les hommes âgés, cette disqualification apparaît comme plus violente pour la majorité des femmes âgées qui, souvent, n’ont pas reçu une éducation ou poursuivi une carrière leur permettant, par exemple, d’effectuer un travail salarié dans la vieillesse, notamment après la mort de l’époux dont elles étaient financièrement dépendantes. Pourtant, cette image des femmes âgées affaiblies et dépendantes mérite d’être nuancée, surtout si l’on considère que les femmes vivent majoritairement plus longtemps que les hommes et qu’il est en ce sens plus probable qu’un homme âgé, frêle et nécessiteux reçoive aide et appui de la part d’une femme âgée que l’inverse. D’ailleurs, Stearns (1976) et Roebuck (1983) ont observé que les femmes s’adaptent généralement mieux que les hommes à la vieillesse. Si Janet Roebuck, historienne américaine, déplore que les raisons expliquant ce phénomène n’aient pas été adéquatement analysées, son étude résulte en une quantité de pistes de réflexion très intéressantes, mais, à l’image des suggestions de Stearns sur la question, ne présente cependant pas de réponses suffisamment convaincantes. L’idée – avancée par Stearns et Roebuck – selon laquelle les femmes seraient plus ouvertes aux changements entraînés par la vieillesse parce qu’elles auraient subi plus directement et intimement de grands changements socio-structurels que les hommes au fil du temps – et de manière accélérée au XXe siècle – concernant par exemple le mariage, le divorce, les soins aux enfants ou le veuvage est intéressante. Pourtant, elle se décline en un portrait encore trop limité à l’espace domestique et aux rôles genrés traditionnels. Dans la littérature, les femmes sont en effet souvent présentées comme vivant une transition assez douce dans le vieillissement, puisqu’elles conservent leur rôle traditionnel et la satisfaction des tâches domestiques qui, elles, ne changent pas avec le temps. Inversement, l’homme pour qui la vie active représente l’essentiel de son identité et de son quotidien, semble perdre tous ses repères dans la vieillesse alors que, victime dudit « syndrome de la retraite masculine »[17], il est presque considéré comme un « martyr » de la fatalité de la vie.

Une autre importante explication à la disqualification des femmes âgées du récit historique découle d’une conception ayant plus globalement affligée la représentation des femmes et qui se trouve, encore aujourd’hui, au cœur des enjeux féministes : l’idée que « la femme » est définie par sa corporalité. Du stéréotype du corps de pécheresse au corps de reproductrice[18], le corps est à la base même des premières définitions de ce qu’est « la femme ». Cet état distinct, caractérisé par la prééminence du corps et de sa prétendue infériorité, se retrouve pendant très longtemps au cœur des discours antiféministes. « Les femmes sont le sexe faible, sexe second à tous égards, dont on doit toujours épargner la faiblesse, mais auquel il est ridicule de rendre hommage, cela même nous dégradant à leurs yeux. La nature, en séparant l’espèce humaine en deux catégories, n’a pas précisément fait parts égales »[19], écrivait par exemple le philosophe allemand Arthur Schopenhauer au milieu du XIXe siècle. Le regard porté sur les femmes âgées n’échappe pas à cette conception très biologique – et persistante – de la réalité féminine, notamment puisque conjugué à la longue domination de la conception médicale de la vieillesse. Jusqu’au début du XXe siècle, la ménopause, en plus du mystère médical qu’elle incarne, est largement représentée comme le « fatal » début de la décrépitude féminine[20]. Si la femme existe essentiellement par le biais de sa corporalité faisant d’elle une génitrice, à quelle identité peut bien se rattacher la femme ménopausée ? Cette « disparition » de la fonctionnalité sexuelle de « la femme » en fait un être « dé-sexué » – résultant en un prétendu aplanissement progressif des différences sexuelles entre les femmes et les hommes dans la vieillesse[21] – et puisque toute l’identité féminine se borne à son identité sexuelle, la femme âgée semble disparaître. Il faut attendre les années 1920 pour que le jugement catastrophique sur la ménopause, jusqu’alors considérée comme le début de l’attente menant à la mort, s’atténue grâce aux innovations des traitements hormonaux et à une vision plus balancée du phénomène dans la littérature médicale[22]. Pourtant, la perception du vieillissement comme étant un processus humiliant de disqualification sexuelle – à la fois sur le plan génétique et esthétique – ne cesse d’affliger les femmes, jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, une autre embûche à l’écriture de l’histoire des femmes âgées est l’idée pour un temps répandue selon laquelle les femmes vieilliraient plus rapidement que les hommes. Pour ne citer qu’un seul exemple, le médecin nazi Will Willermann, dans son étude Das Alter zwischen 60 und 80 (1937), défend la thèse selon laquelle les femmes vivent le summum de leur « ligne de vie » au moment où elles se marient et ont des enfants alors qu’elles commencent à dépérir et, par conséquent, à être au seuil de la vieillesse au moment où le plus vieux des enfants va à l’école et que le plus jeune n’est plus un nouveau-né. En revanche, pour la majorité des hommes, la période de 60 à 80 ans représenterait, selon lui, le meilleur moment de leur de vie. Pas étonnant, dès lors, que le profil masculin de la vieillesse soit privilégié. « They [women] are old as soon as they are no longer very young »[23], résume l’essayiste et militante américaine Susan Sontag dans son article sur le double standard de la vieillesse (1972).

Sexisme, âgisme…

En 2009, la chercheuse féministe américaine Margaret Cruikshank observait avec justesse que si, depuis les années 1990, les distinctions de genre se sont flexibilisées (dans une certaine mesure) et que les drastiques catégorisations racistes du type « blanc/noir » ne caractérisent plus aussi massivement les sociétés occidentales de plus en plus multiculturelles, la distinction « vieux/jeune » demeure quant à elle immuable[24], résultant en une hiérarchisation de la valeur des individus selon l’âge[25]. Entendu comme la discrimination basée sur l’âge, l’âgisme[26] se distingue pourtant des autres formes de discriminations que sont le racisme, le sexisme ou l’homophobie. Si ces idéologies et mécanismes d’exclusion ont en commun de s’inscrire dans une dynamique de relation de pouvoir, l’âgisme se distingue en ce qu’il concerne tous les individus. Tout individu vivant assez longtemps peut expérimenter l’âgisme ; nous sommes toutes et tous des victimes potentielles. Plus encore, il est vrai que, si les idéologies discriminatoires ne peuvent être appréhendées tout à fait de la même manière, il est possible de les additionner. En ce sens, les femmes âgées sont susceptibles d’expérimenter simultanément les préjudices d’au moins deux formes de discrimination : le sexisme et l’âgisme. Cruikshank souligne d’ailleurs – dans le sillage des observations de Sontag – la violence caractéristique de cette double discrimination, laquelle se distingue de l’âgisme réservé aux hommes. Victimes de mépris et de dégoût, les femmes âgées portent le poids décuplé de l’âgisme parce qu’elles sont déjà dévalorisées en tant que femmes. « Old women are reviled as grumpy, frumpy, sexless, and uninteresting. Their prototypes are the wicked witch, the bad mother who is needy and neurotic, and the comical, powerless old lady[27]. » En 1999, la chercheuse américaine Merry G. Perry proposait par ailleurs une étude sur les stéréotypes de l’âgisme et du sexisme dans les films de Disney et révélait que les femmes âgées y sont représentées comme laides, méchantes, assoiffées de pouvoir, démoniaques, avides et folles[28].

Histoire des femmes âgées : un survol

Observations générales

Il est décevant de constater que la plupart des collectifs publiés portant sur l’histoire de la vieillesse et du vieil âge n’incluent aucun chapitre sur la situation spécifique des femmes en se contentant – à diverses doses – de mentionner de manière éparse certains faits sur les spécificités de la situation féminine. C’est ainsi que dans le Handbook of the Humanities and Aging[29] de 1992 colligeant 20 textes d’auteurs.es de renoms, aucun d’entre eux et ne concerne spécifiquement les femmes alors que le terme « femme » n’est même pas répertorié dans l’index. Plus encore, les quelques lignes ou les passages consacrés aux femmes âgées se résument souvent à un portrait démographique. Les femmes âgées se trouvent réduites à des données statistiques démontrant, par exemple, le poids démographique qu’elles représentent. Aussi, alors que la retraite est à ce jour le sujet le plus abordé concernant les hommes âgés, le veuvage en est l’équivalent féminin, plaçant de facto l’étude de la situation des femmes âgées dans les paradigmes d’analyse des structures patriarcales du pouvoir. Bien qu’il s’agisse d’une réalité sociale importante et qu’il faille l’étudier pour contribuer, notamment, à l’histoire de l’aide sociale, l’insistance trop importante quant à la situation des aînées en tant que veuves contribue à les maintenir dans une situation de victimisation où elles apparaissent majoritairement comme faibles et démunies. Enfin, il semble que l’Antiquité, le Moyen-Âge, la Renaissance et l’Époque moderne aient davantage alimenté les recherches sur la vieillesse au féminin que l’Époque contemporaine (surtout à partir du XXe siècle). Cela s’explique certainement par l’intérêt d’étudier les « visages » si stéréotypés et mythiques qu’ont portés les femmes âgées dans l’histoire (sorcières, sages-femmes ignorantes, etc.)[30].

Quelques titres, quelques bémols

En 1990, l’historienne américaine Terri L. Premo présentait une étude sur les caractéristiques spécifiques au genre dans l’expérience de la vieillesse. Analysant les parcours de vie de 160 femmes de la Nouvelle-Angleterre et de la Pennsylvanie entre 1785 et 1835, Premo défend notamment que le sentiment d’appartenance de ces femmes à une génération unique à cause de leur participation à la Révolution aurait renforcé leur attachement à la « culture féminine » de l’époque, distinguant conséquemment de nette manière leur expérience de la vieillesse de celle des hommes. Pourtant, Premo présente une expérience trop commune de la féminité, notamment par l’utilisation d’un concept imprécis comme la « culture féminine ». Plus encore, puisqu’elle insiste sur la continuité de cette « culture féminine » dans les différents âges de la vie de ces femmes, il est difficile de discerner quelles sont les caractéristiques propres à la vieillesse, ce qui représentait pourtant son objectif de recherche. Enfin, l’historienne utilise aussi une définition un peu trop flexible de la vieillesse, jusqu’à inclure à son étude le cas de grands-mères âgées dans la quarantaine. Deux années plus tard, l’historienne américaine Lois W. Banner proposait quant à elle une étude ayant un sujet principal plus pointu : les relations intimes entre des femmes âgées et des jeunes hommes. Plus précisément, Banner cherche à expliquer les tendances à long terme caractérisant de telles relations disparates et vise à repérer leur « évolution conjoncturelle » selon les variations dans les structures du pouvoir patriarcal. L’historienne tient là un sujet qui pique certainement la curiosité, mais elle n’arrive malheureusement pas à en démontrer efficacement la pertinence scientifique et donne davantage l’impression d’offrir un exercice de réflexion historique – elle confie d’ailleurs en introduction que ce projet naît des suites d’une relation qu’elle a elle-même eue avec un homme plus jeune – plus qu’une étude per se. Plus encore, alors que Premo tombait dans le piège de l’uniformisation des cas, Banner s’attarde ici qu’aux femmes âgées ayant un statut particulier et privilégié leur offrant le « luxe » d’avoir de jeunes amants, reléguant les femmes des autres classes sociales à quelques passages épars. Le portrait brossé. par Banner est donc très spécifique et son analyse s’applique difficilement à une compréhension plus large de la situation des femmes âgées. Quant à la chercheuse américaine Marilyn Pearsall, elle colligea dans The Other Within Us : Feminist Explorations Of Women And Aging (1997) 21 essais interdisciplinaires d’auteures novatrices dans l’objectif de discuter la façon dont la construction sociale du genre et celle de la vieillesse affectent le statut des femmes âgées. Certains thèmes majeurs y sont discutés dont le double standard de la vieillesse par Susan Sontag et la féminisation de la pauvreté parmi les aînés.es par Robyn I. Stone. Toutefois, en plus de ne pas présenter un véritable fil conducteur, ce collectif rassemble des textes datant souvent des années 1970 ou 1980 (dont l’article de Sontag de 1972) sans présenter de nuances ou de rectifications malgré le temps s’étant écoulé depuis leur première publication. L’aspect le plus ambitieux du livre réside sans nul doute dans les réflexions quant au sort du féminisme en interrogeant notamment la situation des féministes vieillissantes. Toutefois, cette intéressante discussion s’écarte un peu des enjeux historiques qui nous intéressent ici et concernent plus strictement les théories féministes.

Publié en 2001, le collectif Women and Ageing in British Society Since 1500 dirigé par les historiennes Lynn Botelho et Pat Thane est sans aucun doute l’un des meilleurs ouvrages historiques portant spécifiquement sur les femmes âgées de l’historiographie actuelle. Il est vrai que plus de la moitié des chapitres concernent la période 1500-1800 et que les thèmes abordés demeurent assez conservateurs (pauvreté, veuvage, ménopause, célibat, dépendance), mais le portrait brossé dans cet ouvrage est d’une grande qualité. Avec un large éventail de sources, les auteurs.es explorent les dimensions genrées du vieillissement, du spectre plus large (Pat Thane) à celui du cas individuel (Theresa Deane). Si les démonstrations présentées dans ce livre ouvrent la voie à des réflexions plus globales permettant d’appliquer certains raisonnements au-delà des frontières géographiques à l’étude, le fait qu’il s’agisse bel et bien d’un ouvrage sur la situation anglaise ne fait que renforcer la déception de ne pouvoir trouver l’équivalent pour bien d’autres pays, surtout concernant l’époque contemporaine. De manière générale, l’histoire de la vieillesse en occident est mieux représentée aux États-Unis, en Angleterre, en France et en Allemagne qu’ailleurs. Il est ainsi possible de déduire que ce sont les situations des femmes âgées de ces nations qui sont les mieux connues sans que ne soient facilement recensables des titres spécifiques sur l’histoire des femmes âgées, puisqu’il faut bien souvent chercher des informations sur ces dernières dans des études qui ne leur sont pas entièrement consacrées. Pourtant, dans chacun de ces cas, il s’agit toujours d’un champ ultra-spécialisé alimenté par à peine quelques historiennes et historiens. Dans le cas de l’Allemagne, par exemple, certaines historiographies particulièrement foisonnantes, telles que celle du Troisième Reich, n’ont à ce jour pas offert d’étude approfondie sur la situation des femmes âgées.

Un cas : l’Allemagne nazie

Depuis les années 1970, de nombreuses études ont analysé les réalités féminines visiblement plurielles au sein du Männerstaat (État masculin) nazi. Une grande partie de cette littérature a souligné à quel point les préoccupations biologiques nazies et l’obsession nataliste ont fait des femmes des victimes de l’État racial nazi[31]. L’historienne américaine Claudia Koonz (1987), cependant, a montré que l’idéal de la maternité pouvait également permettre aux femmes d’affirmer leur propre pouvoir de représentation et qu’elles ne furent pas toutes victimes – ou uniquement victimes – puisqu’au contraire certaines furent activement impliquées et volontaires au sein du régime nazi[32]. Les femmes furent donc définitivement, tel que démontré par les diverses approches de cette riche littérature, à la fois victimes, témoins, actrices et bourreaux sous l’Allemagne d’Hitler. Ces femmes, dont on a tant analysé le rôle au sein de la mission national-socialiste, disparaissent toutefois des études lorsqu’elles franchissent le cap d’un certain âge. Pourtant, comme l’identité féminine est, sous le nazisme, largement définie par l’état biologique et que les femmes, par conséquent, sont surtout considérées pour leurs fonctions reproductives, il est surprenant de constater que les historiens – et surtout les historiennes – ne se soient pas à ce jour interrogé.es davantage sur ce qu’il advient des femmes ayant atteint l’âge de la ménopause et n’étant plus en condition de faire des enfants. Dans une société sexuellement polarisée comme celle du Troisième Reich, qu’advient-il de la femme « dé-sexuée », voire privée d’une identité, si l’on considère que son identité n’était supportée que par sa condition procréatrice alors révolue ? La littérature actuelle ne répond pas à cette question.

Évidemment, le désintérêt pour certains objets d’étude ne justifie pas automatiquement de devoir y porter attention. En ce sens, le flagrant manque d’études sur les aînés sous le nazisme, et plus particulièrement sur la situation des femmes âgées, s’il éveille une curiosité, ne justifie pas de facto l’intérêt d’en faire le sujet d’une étude. Pourtant, l’analyse de la situation spécifique des femmes âgées sous le Troisième Reich – tant les discours (politiques, populaires et scientifiques) les concernant que leur vie au quotidien –  représente une voie d’accès prometteuse à une meilleure compréhension des rouages socio-idéologiques du national-socialisme. Il s’agit de pouvoir repenser – à travers un nouveau prisme – les structures de la société allemande sous le régime d’Hitler et la relation entre l’idéologie, la politique sociale et l’expérience vécue à cette époque. Intégrer cette catégorie délaissée de la population aux réflexions sur la politique sociale et le discours nationaliste permettrait d’interroger les fondements mêmes de la Volksgemeinschaft (communauté du peuple), notamment quant à ses mécanismes d’inclusion et d’exclusion. L’approfondissement des connaissances sur le sujet permettrait aussi d’alimenter les discussions historiographiques sur la place des femmes par rapport aux autorités nazies, sur le rôle des femmes dans la mise en place et la gestion des mesures de protection sociale les concernant et même de contribuer à une redéfinition des interprétations contemporaines de la maternité grâce à une connaissance plus étendue du rôle des grands-mères. Les avenues sont nombreuses et le cas spécifique de l’histoire de l’Allemagne nazie n’est qu’un des multiples champs de recherche qui bénéficieraient d’une histoire des femmes âgées[33].

Conclusion

En 2001, l’historien français Vincent Gourdon proposait une étude qui, bien qu’elle s’éloigne des enjeux précis de l’étude de la vieillesse en tant que phénomène, témoigne de la richesse des avenues possibles de l’histoire du vieil âge. Avec un titre un peu trompeur l’étude Histoire des grands-parents aborde un cas spatio-temporel assez précis qui, initialement, était mieux représenté par le titre de la thèse de Gourdon de laquelle l’ouvrage est né Histoire des grands-parents en France du XVIIe au début du XIXe siècle. L’auteur y étudie la grand-parentalité, c’est-à-dire la relation précise entre grands-parents et petits-enfants, et démontre que les « grands-parents gâteau » ne sont pas une invention du XXe siècle en repérant des traces de ces relations caractérisées par une tendresse et une complicité bienveillante entre les générations au moins dès l’éclosion des Lumières. Quant au cas précis des femmes âgées, Gourdon découvre que les auteures des populaires codes de savoir-vivre de la fin du XIXe siècle qui enserrent la relation petits-enfants/grands-parents sont exclusivement des femmes, le tout, cadrant bien avec les rôles genrés dans la grand-parentalité qui confèrent aux grands-mères, au moins à cette époque, un rôle éducatif de grande valeur dans les domaines tels que la religion, la politesse, la morale, le savoir-vivre ainsi que la vie familiale et domestique. D’ailleurs, l’intérêt d’interroger le rôle et le statut des grands-mères dans l’histoire relève d’une histoire de la vieillesse et du vieil âge qui, et il ne s’agit là que d’un exemple parmi tant d’autres, témoigne de toute la pertinence – voire l’urgence – de « dé-marginaliser » un sujet d’histoire dont les actrices (et acteurs) sont plus que jamais loin d’être marginaux. De la sphère privée à la sphère publique, les visages féminins de la vieillesse nous entourent. C’est en incluant ces témoins et actrices d’un temps révolu ou de celui qui passe qu’il s’avère possible d’observer de quelle manière une approche humaniste inclusive en histoire influence notre compréhension des mécanismes, des structures et des dynamiques qui caractérisent les sociétés humaines. Tel que l’écrivait si bien Simone de Beauvoir :

Cessons de tricher ; le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend ; nous ne savons pas qui nous sommes, si nous ignorons qui nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux. Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine. Du coup, nous n’accepterons plus avec indifférence le malheur du dernier âge, nous nous sentirons concernés : nous le sommes[34].

Pour en savoir plus

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[1] Ce texte s’inscrit dans le cadre de réflexions alimentant mes recherches doctorales pour ma thèse s’intitulant : « Vieillesse, assistance sociale et vie quotidienne : les femmes âgées sous l’Allemagne nazie (1933-1939) ».

[2] Friedrich Burgdörfer, Volk ohne Jugend, Heidelberg/Berlin, Kurt Vowinckel Verlag, 1935 (1932), 536 p.

[3] Paul Johnson, « Historical readings of old age and ageing », dans Paul Johnson et Pat Thane, dir., Old Age from Antiquity to Post-Modernity, Londres/New York, Routledge, 1998, p. 3.

[4] Lynn Bothelho et Pat Thane, dir., Women and Ageing in British Society since 1500, Harlow/New York, Pearson Education, 2001, p. 4.

[5] Jean-Pierre Bois, Les vieux de Montaigne aux premières retraites, Paris, Fayard, 1989, 448 p.

[6] Hans-Joachim von Kondratowitz, « The medicalization of old age : continuity and change in Germany from the late eighteenth to the early twentieth century », dans Margaret Pelling et Richard M. Smith, dir., Life, Death, and the Elderly : Historical Perspective, Londres/New York, Routledge, 1991, p. 135.

[7] Paul Johnson, « Historical readings of… », p. 15.

[8] Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970, p. 99.

[9] Ibid., p. 98.

[10] Tiré d’un poème : Anaïs Ségalas, « La vieille femme », Journal des Femmes, no 1, Janvier 1847, p. 554.

[11] Simone de Beauvoir, La vieillesse…, p. 99.

[12] Peter N. Stearns, « Old Women : Some historical observations », Journal of Family History, vol. 5, no 1, printemps 1980, p. 44-57.

[13] Peter N. Stearns, Old Age in European Society. The Case of France, New York, Holmes & Meier Publishers, 1976, 163 p.

[14] Joel T. Rosenthal, Old Age in Late Medieval England, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1996, p. 30.

[15] George Minois, Histoire de la vieillesse en Occident. De l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Fayard, 1987, 442 p.

[16] Simone de Beauvoir, La vieillesse…, p. 223.

[17] Expression notamment utilisée par : Cherry Russell, « Ageing as a Feminist Issue », Women’s Studies Int. Forum, vol. 10, no 2, décembre 1987, p. 125.

[18] Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, La femme et les médecins. Analyse historique, Paris, Hachette, 1983, p. 9.

[19] Arthur Schopenhauer, « Sur les femmes », dans Parerga et Paralipomena, Paris, Coda, 2005 (1851), p. 911.

[20] Peter N. Stearns, « Old Women : Some… », p. 48.

[21] Hans-Joachim von Kondratowitz a observé cette idée dans la littérature du milieu du XIXe siècle : Hans-Joachim von Kondratowitz, « The medicalization of… », p. 148.

[22] Peter N. Stearns, « Old Women : Some… », p. 48.

[23] Susan Sontag, « The Double Standard of Aging », Saturday Review of the Society, vol. 55, no 39, 23 septembre 1972, p. 29.

[24] Il s’agit ici d’observer que, si les catégories binaires « homme/femme » et « blanc/noir » possèdent dorénavant des frontières un peu plus poreuses, l’opposition « jeune/vieux » demeure quant à elle inflexible, car un individu est toujours à la fois plus jeune et plus vieux qu’un autre individu. Si les distinctions entre les sexes et entre les « catégories » fondées sur l’origine ethnique se sont flexibilisées avec le temps, notamment grâce à la recherche féministe et à la diversification sociodémographique, l’« âge » ne peut incarner une catégorie « construite socialement » ou une réalité « multidimensionnelle ».

[25] Margaret Cruikshank, Learning to be Old. Gender, Culture, and Aging, Lanham, Md, Rowman & Littlefield Publishers, 2003, p. 141.

[26] L’âgisme fut conceptualisé et nommé pour la première fois par le gérontologue Robert Butler en 1969 : Robert N. Butler, « Age-ism: Another Form of Bigotry », The Gerontologist, vol. 9, no 4, 1969, p. 243–246.

[27] Baba Copper, Over the Hill. Reflections on Ageism between Women, Freedom, Crossing Press, 1988, p. 14.

[28] Merry G. Perry, « Animated Gerontophobia : Ageism, Sexism, and the Disney Villainess », dans Sara Munson Deats et Lagretta Tallent, dir., Aging and Identity. A Humanities Perspective, Westport, Praeger, 1999, p. 206 et 208.

[29] Thomas R. Cole, David D. van Tassel et Robert Kastenbaum, Handbook of the Humanities and Aging, New York, Springer, 1992, 286 p.

[30] Quelques titres : Vern Bullough et Cameron Campbell, « Female Longevity and Diet in the Middle Ages », Speculum, vol. 55, no 2, avril 1980, p. 317-325. ; John Demos, « Underlying themes in witchcraft of seventeenth century New England », American Historical Review, no. 75, no 5, juin 1970, p. 1311-1326. ; Clarke Garrett, « Women and witches : patterns of analysis », Signs, vol. 3, no 2, hiver 1977, p. 461-470. ; Carole Haber, « Witches, widows, wives, and workers : The historiography of elderly women in America »,  dans Jean M. Coyle, dir., Handbook on women and aging, Westport, Greenwood Press, 1997, p. 29-40. ; Alison Rowlands, « Witchcraft and Old Women in Early Modern Germany », Past & Present, no 173, novembre 2001, p. 50-89. ; Gerd Göckenjan et Angela Taeger, « Matrone, Alte Jungfer, Tante : das Bild der alten Frau in der bürgerlichen Welt des 19. Jahrhunderts », Archiv für Sozialgeschichte, no 30, 1990, p. 43-79.

[31] Voir notamment : Gisela Bock, « Racism and Sexism in Nazi Germany: Motherhood, Compulsory Sterilization, and the State », Signs, vol. 8, no 3, printemps 1983, p. 400-421. ; et plus généralement : Renate Bridenthal, Atina Grossmann et Marion Kaplan, dir., When Biology Became Destiny. Women in Weimar and Nazi Germany, New York, Monthly Review Press, 1984, 364 p. ;  Jill Stephenson, Women in Nazi Germany, Londres, Longman, 2001, 212 p.

[32] Voir notamment : Liliane Kandel, dir., Féminismes et nazisme, Paris, Odile Jacob, 2004, 304 p. ; Adele-Marie Wendy Sarti, Women and Nazis Perpetrators of Genocide and Other Crimes during Hitler’s Regime, 1933-1945, Palo Alto, Academica Press, 2011, 238 p.

[33] Il s’agit de pistes et d’objectifs de recherche que je poursuis dans le cadre de ma thèse.

[34] Simone de Beauvoir, La vieillesse…, p. 11-12.