Résurgences de la Révolution tranquille, ou la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt comme lieu d’interrogation du Québec des années soixante

Publié le 24 janvier 2017

Par Céline Philippe, candidate au doctorat au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM)

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Montréal dans les années 1960. Archives de la ville de Montréal. Source : Vintage Canadian Supermarkets and Discount Stores (Flickr).

DÉCOR / Le salon d’un appartement du Plateau Mont-Royal, été 1965[1].

DÉCOR / La salle commune d’une maison de campagne. Une porte donne sur cette salle commune. Saint-Ludger de Milot, Lac-Saint-Jean, avril 1965[2].

Au moment où la pièce commence, le 5 juillet 1967 à 10h30, l’interrogatoire dure depuis le matin du 4 juillet à 1h, sans interruption[3].

Il y a dans ces trois extraits des exemples parmi tant d’autres d’un phénomène qu’il reste encore à éclairer, entourant une grande part de la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Bien des choses ont été écrites au sujet de cette « date charnière[4] » que représenterait 1980, une époque marquée notamment par l’avènement d’une nouvelle génération d’auteurs (les René-Daniel Dubois, Michel Marc Bouchard et Normand Chaurette, entre autres), dont l’écriture se démarquerait du théâtre québécois des décennies précédentes à la fois au niveau formel et thématique. Comme le résument Jean Cléo Godin et Dominique Lafon au sujet de la dramaturgie surgie à cette époque :

En ce qui concerne les composantes textuelles de cette dramaturgie, la critique a été unanime à lui reconnaître deux traits caractéristiques : l’abandon quasi total de la langue parlée populaire au profit d’une écriture plus standard (sans être « parisienne ») et la fin d’un théâtre spéculaire et identitaire, auquel succèdent des récits à la fois plus éclatés et plus introspectifs […][5].

Or, ce que peu de travaux ont souligné, c’est que plusieurs œuvres parmi celles-ci interrogent le Québec des années soixante en le représentant par un ancrage spatiotemporel (dans une partie du texte ou sa totalité). N’ayant aucunement la prétention d’en éclairer l’ampleur, ni la complexité ou les causes dans les limites de cet article, je compte à tout le moins offrir un aperçu des manifestations de ce phénomène dans quelques productions des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Comme je le montrerai, si cet ancrage spatiotemporel est explicitement annoncé dans une œuvre sous forme de mise en abyme comme Le vrai monde? de Michel Tremblay, dans des pièces des années quatre-vingt-dix, comme Celle-là de Daniel Danis, The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay ou La face cachée de la lune de Robert Lepage, c’est sur un mode crypté, voire fantomatique, que cette époque du passé québécois fait retour.

Le[s] vrai[s] monde[s]?, ou l’histoire familiale qui s’écrit

CLAUDE / C’est pas des mensonges, maman. C’est ma façon à moi de voir les choses… C’est une… version de la réalité.

MADELEINE I / C’est une version que tu veux emmener sur la place publique tandis que notre version, à nous autres, on est obligés d’la garder pour nous autres!

CLAUDE / Tu dis que t’aimes mieux le silence… Moi j’ai décidé de prendre la parole…

MADELEINE I /, Mais c’est pas la bonne! T’as pris la parole pour nous autres, Claude, qui c’est qui te donnait ce droit-là? Pis en plus c’est la seule qui va rester parce que c’est la seule qui est écrite! T’as pas le droit de faire ça! T’as pas le droit! Prends la parole pour toi tant que tu voudras, exprime-toi, conte-nous tes malheurs, mais laisse-nous tranquilles! J’ai ouvert ça en pensant que j’apprendrais enfin qui était mon enfant pis tout c’que j’ai trouvé… Ah! j’veux pas tout répéter ça encore une fois…

CLAUDE / Tous les écrivains font ça, maman, prendre des choses autour d’eux pis les restituer de la façon qu’y les voient, eux[6]

Ce qui se joue sur la scène de l’appartement du Plateau Mont-Royal où est ancrée l’action de cette œuvre de Tremblay, à l’été 1965, c’est d’abord et avant tout une superposition ou une opposition de plusieurs « versions » souvent discordantes d’un récit familial, que permet de mettre en lumière une pièce écrite par Claude, dans laquelle il a consigné son interprétation de l’histoire familiale en faisant de son père, sa mère et sa sœur les personnages de sa pièce. Deux déclinaisons des membres d’une famille évoluent parallèlement dans l’œuvre de Tremblay : Madeleine II, Alex II et Mariette II – les parents et la sœur de Claude – interprétant l’œuvre écrite s’inscrivant sous forme de mise en abyme, ainsi que Madeleine I, Alex I et Mariette I, réagissant au miroir « déform[é][7] » que le jeune écrivain leur a tendu, après que Madeleine ait pu lire la pièce. On trouve donc dans ce texte une oscillation entre le monde du présent (celui de l’été 1965) et la pièce qui en constitue une interprétation et qui fait irruption de manière non maîtrisée dans le réel en étant « jouée » sur scène entre les échanges de propos entre Claude et les membres de sa famille.

Il n’y a ainsi que le personnage du jeune écrivain qui n’existe qu’en une seule « version » et il parle au présent pour rendre compte de sa pièce et pour défendre sa démarche. En fait, Claude ne s’est pas représenté lui-même dans son texte et sa mère le lui reproche d’ailleurs vivement :

MADELEINE I / […] T’as parlé de tout le monde, dans’ famille, sauf de toi. C’est-à-dire que les personnages parlent de toi, mais t’es pas là. Jamais. Comment ça se fait, ça? Moi, j’ai toujours pensé que les écrivains écrivaient pour parler d’eux autres… pour essayer de s’expliquer eux autres… Mais toi, t’as même pas eu le courage de te mettre dans ta propre pièce. Quand on fini de lire ça, on le sait pas qui c’que t’es! T’as faite de nous autres des portraits effrayants, t’as arrangé la réalité comme tu voulais, comme ça faisait ton affaire, t’as même gardé nos noms, Claude, mais tu t’es caché, toi. Tu t’es mis en arrière de nous autres en disant au monde : r’gardez comme y sont laids, comme y sont ridicules[8]

Ce qui se met en place dès le départ, c’est un jeu de miroir par lequel l’écrivain Claude, se posant comme témoin, se serait mis au service de la révélation de secrets profondément enfouis et d’une version indicible d’une histoire familiale où un époux adultère et un père incestueux se trouverait destitué grâce à la prise de parole du fils qui aurait permis à sa mère et à sa sœur d’exprimer tout haut, comme personnages de sa pièce, ce qu’elles n’ont jamais dit au quotidien. Par les mots que l’écrivain leur a mis dans la bouche, Madeleine II confronte ainsi son époux qui l’aurait trompée et lui annonce qu’elle le quitte, tandis que Mariette II, une danseuse à gogo, affronte son père au sujet de sa propension à aller la voir danser en compagnie de ses amis commis-voyageur lors de soirées bien arrosées. Cette confrontation mène d’ailleurs à une allusion à une soirée où Claude aurait sauvé sa sœur adolescente d’un viol que leur père aurait été sur le point de commettre à son endroit.

Or, si Claude présente son projet d’écriture comme ayant été guidé par des intentions bienveillantes visant à rompre avec une situation insoutenable et un silence mortifère qui régnaient selon lui depuis de nombreuses années au sein du foyer familial, l’oscillation entre le présent et la mise en abyme révèle que les membres de sa famille auraient préféré que certaines « vérités » demeurent tues. C’est ce que l’on peut constater lorsque Madeleine reproche à son fils d’avoir usurpé un rôle de sauveur :

CLAUDE / J’le sais que tu les as jamais dites, ces choses-là… C’est pour ça que j’les ai écrites, justement. Moman, y’a des choses ici-dedans qui auraient dû être réglées depuis longtemps pis qui traînent encore… / MADELEINE I / C’est pas à toi à décider de ce qui devrait être réglé ou non entre ton père pis moi[9]

Mais ce procédé formel permet aussi de constater que l’interprétation faite par Claude de l’histoire familiale n’est pas partagée par les autres et qu’ils ne peuvent se reconnaître dans les mots qu’il leur a fait dire en les représentant dans son œuvre. C’est ce que montre très bien notamment le passage où se trouvent superposés le récit de Mariette I et de Mariette II entourant les événements du soir où un père se serait peut-être trop approché de sa fille adolescente :

MARIETTE I / Sais-tu quoi? Quand t’es venu te coucher à côté de moi, ce soir-là, ça réglé ben des choses… Je retrouvais mon vieux popa pis ça me faisait du bien. Le Père Noël était revenu. / ALEX I (à Claude) / Tu vois? / MARIETTE I / J’me suis sentie comme une p’tite fille pour la dernière fois de ma vie. Comme dans une transition. Pis, moi aussi j’ai dormi un p’tit peu, j’pense… Mais le senteux est arrivé! Les cris, les larmes, le drame… Maman qui arrive en courant pis qui comprend pas trop ce qui est arrivé… […] / MARIETTE II / Ton odeur de bière, pis tes yeux fous… J’te dis que le Père Noël était loin, hein? […] J’ai vieilli tout d’un coup ce soir-là. Pis toi… t’es mort. Pis là Claude est arrivé, juste au bon moment, pis y’a faite sa crise… Probablement une sorte de crise de jalousie, mais en tout cas… ça m’a sauvée… physiquement… Parce que si y’était pas arrivé… Pis si maman était pas venue prendre notre défense[10]

Situation d’inceste vécue, mais tue par une fille en admiration devant son père, ou fruit du fantasme et de l’imagination d’un écrivain en devenir, découlant d’un grand malentendu? Alex est-il un époux adultère, menteur et grossier comme dans le portrait découlant du regard porté sur lui par son fils ou simplement un « pauvre homme sans envergure[11] » comme le désigne Madeleine? Quel est ce « vrai monde » auquel renvoie le point d’interrogation clôturant le titre de l’œuvre? Celui présenté par Claude dans la pièce mise en abyme, ou le quotidien dont elle propose une interprétation? Jean-Pierre Ryngaert a souligné qu’il était impossible de départager le vrai du faux avec certitude en raison de la complexité des modes par lesquels s’enchevêtrent les réalités qui se présentent comme autant de vérités dans ce texte[12]. Mais en plus de tenir compte de la complexité de la forme d’intrication de ces histoires, il me semble que cette question soulevée par l’œuvre et signifiée dans son titre peut être abordée autrement grâce à une découverte faite par le savoir psychanalytique (depuis Freud), à savoir que, par-delà la « vérité historique », le récit fait par un sujet d’événements issus de son vécu est toujours porteur de vérité sur le plan de l’énonciation.

Ainsi, dans cette œuvre où s’inscrit une multiplication de points de vue ou d’interprétations concurrentes entourant une histoire familiale (celle de Claude et celle de ses parents et de sa sœur), on pourrait tout aussi bien dire que chacune ou aucune de ces versions pourrait être marquée du sceau d’un point d’interrogation. Tremblay ne nous donne pas les clés pour déterminer avec certitude si des événements évoqués se sont déroulés exactement comme Claude les raconte dans sa pièce (ce qui, de toute manière, est invérifiable), mais chaque point de vue qui s’oppose au sujet de cette histoire est porteur à sa manière d’une vérité entourant le désir d’un sujet et comment chaque membre de cette famille se situe lui-même ainsi que les autres au sein de la dynamique familiale.

Toutefois, c’est la version de Claude qui encadre l’ensemble du texte. C’est son interprétation qui a bouleversé le réel et c’est à elle que répondent les autres personnages de cette œuvre. Ainsi, c’est peut-être à cette version du réel que l’œuvre accorde la plus grande crédibilité, ce d’autant plus que le personnage auteur (en qui certains ont vu un double de Tremblay[13]) acquiert un statut de héros en étant condamné et rejeté par les siens qui y voient une forme de trahison (son père allant même jusqu’à brûler le seul exemplaire du manuscrit de son fils à la toute fin de la pièce). Ainsi, c’est l’envers de ce que Claude avait prévu dans son texte qui se produit au présent : c’est lui (et non son père) qui se trouve puni pour avoir écrit une autre version d’une réalité dans laquelle Alex se verrait destitué et condamné pour des fautes commises envers sa femme et sa fille.

L’inscription d’un personnage d’écrivain dans cette pièce permet d’y voir le lieu d’une interrogation entourant la création artistique, le statut et les fonctions du théâtre au sein de la société et ses rapports à la vérité et à l’illusion. En ce sens, on peut dire que Le vrai monde? est un texte bien représentatif de l’époque dont il est issu, en ce que, comme l’ont souligné plusieurs travaux, il y a une importante récurrence de figures d’écrivains ou de créateurs dans les œuvres dramatiques des années quatre-vingt au Québec, comme dans Les feluettes, ou la répétition d’un drame romantique de Michel Marc Bouchard ou Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette[14]. Or, contrairement à ces exemples, la pièce de Tremblay accorde bien peu de place au dévoilement des rouages du processus de mise en scène et de la représentation scénique de l’œuvre mise en abyme. Si bien que, en tenant compte de l’ensemble des conditions d’énonciation et de l’espace-temps dans lequel s’inscrit cette œuvre, il me semble qu’on ne peut faire autrement que de constater que ce sont peut-être surtout la filiation et l’héritage qui sont interrogés dans ce texte et que les questions qui s’y inscrivent au sujet du statut de créateur, de la fonction du théâtre et de l’artiste trouvent leur pertinence d’abord et avant tout dans leur relation à ces enjeux.

Ainsi, s’il y a bien une réflexion entourant la création dans cette œuvre, celle-ci est indissociable à la fois d’un héritage familial et du contexte du Québec des années soixante (où le théâtre prenait une importance et une forme jusqu’alors inédite). D’ailleurs, certaines discussions entre Claude et ses parents mettent bien en évidence le décalage existant entre le monde théâtral montréalais en ébullition dans lequel le jeune Claude tente de se tailler une place et celui d’une famille canadienne-française avec lequel il rompt d’une certaine manière, tout en tentant paradoxalement de l’interpréter. La scène finale de la pièce met cette association bien en évidence :

CLAUDE / Si j’étais pas arrivé, ce soir-là, papa, je le sais que tu l’aurais violée, Mariette, pis que ça serait devenu un sujet tabou, dans’maison, comme madame Cantin. On aurait tous été… complices, une fois de plus. Si personne te dénonce, que c’est qu’on va devenir, tout le monde? / Il sort. / ALEX I / (ironique) / R’mercie-moé avant de partir! Si c’est vrai que c’est à moé que tu le dois, ton beau talent d’écrivain! Calvaire de p’tit intellectuel! C’est toujours ça que vous avez pensé de nous autres, hein, toé pis ta gang! / Alex I prends quelques feuillets et commence à les brûler un à un. / Noir[15]

Comme le rappelle Dominique Lafon, « [i]l a été d’ailleurs parfaitement démontré par Manfred Schmelling (1982) que la mise en abyme est la manifestation d’une crise et qu’elle préfigure ou accompagne des bouleversements autant sociaux qu’esthétiques[16] ». Les spécialistes ont souligné depuis longtemps que le théâtre québécois des années quatre-vingt se démarque de celui des décennies précédentes sur le plan formel. Mais au-delà de l’originalité et de la complexité formelle dont fait preuve une pièce comme celle-ci et d’autres créations qui lui sont contemporaines, il me semble que cette mise en abyme créée un peu après le mitan des années quatre-vingt est d’abord et avant tout le lieu d’une interrogation d’un créateur entourant une époque pas si lointaine qui s’est fait la scène de grands bouleversements au Québec et d’une importante remise en question du passé.

Dans un ouvrage portant sur l’enjeu de la filiation dans l’ensemble de l’œuvre de Michel Tremblay, Jacques Cardinal souligne que :

Par ce vaste roman et théâtre de l’inceste, lequel évoque le passé canadien-français d’avant la Révolution tranquille, Michel Tremblay se trouve aussi à réécrire un chapitre de la mémoire collective, raturant, du moins en partie, le discours idéalisant du roman de la terre, de l’idéologie du terroir – où tout est paix et harmonie au sein de la famille sous le regard de Dieu –, pour donner à lire la part obscure, refoulée ou maudite de cette mémoire. […] Le politique chez Michel Tremblay ne se manifeste pas de manière explicite par une mise en procès du pouvoir, mais apparaît dans le statut qu’il donne à la parole, lequel est inséparable de la condition sociale, historique et politique québécoise. Or, si l’on a reconnu très tôt que son apport à cette reconnaissance de la parole a pu prendre forme par son assomption de la langue populaire – le joual –, une lecture attentive de l’œuvre montre qu’elle est surtout une quête de la parole souveraine, de la souveraineté par la parole, contre les égarements du sujet dans l’imaginaire et les complaisances du rêve[17].

Il y a dans cette pièce de Tremblay un exemple s’inscrivant de plein pied dans l’entreprise guidant le développement de l’ensemble de son œuvre. Dans cette pièce écrite en 1987 se trouve donc une représentation du Québec des années soixante comme un lieu où auraient émergé des questionnements (audibles grâce à l’art) entourant l’identité et le passé, voire une mise en procès du Canada français et sa « part obscure » parfois chargée d’un silence mortifère. Vu des années quatre-vingt, le Plateau Mont-Royal de l’été 1965 est le lieu d’une vaste interrogation du passé, mais, rappelons-le, la vision de l’histoire proposée par le fils n’est pas pour autant entérinée par ceux qui sont visés par sa condamnation et c’est un autodafé qui est réservé au texte à la fin de l’œuvre. Ainsi, c’est peut-être aussi le rôle attribué au théâtre (et à l’ensemble de la littérature et aux artistes) dans le Québec des années soixante (et des années quatre-vingt) et les perceptions entretenues à ce sujet qui se trouvent interrogés dans cette œuvre. Comme le souligne Jean-Pierre Ryngaert, en soulignant en quoi le personnage de Claude a quelque chose d’un double de Michel Tremblay,

Comment ne pas penser, donc, au jeune Tremblay des Belles-Sœurs, qui, en 1965, se levait et osait parler dans sa langue en plaçant sur la scène du monde des personnages qui n’y avaient pas encore trouvé leur place? Nous sommes alors en face de l’auto-analyse d’un auteur à qui une partie de la critique de l’époque a parfois reproché son « mépris » pour les personnages qu’il mettait en scène et son goût excessif à démasquer la veulerie[18].

Les années soixante ont été le lieu d’émergence d’une volonté autoproclamée de certains créateurs de « prendre la parole » pour transformer la société, comme l’ont fait les jeunes fondateurs de la revue Parti pris, qui, en s’inscrivant explicitement en rupture avec les générations précédentes, accordaient à la parole une « fonction démystificatrice[19] ». Or, il me semble que Le vrai monde? souligne, plus de vingt ans plus tard, les limites et les écueils d’une telle ambition partagée par une génération de créateurs à laquelle Tremblay appartenait à sa manière. À tout le moins, l’œuvre suscite des réflexions importantes entourant à la fois la notion de vérité, les limites du pouvoir transformateur de l’art et de la prise de parole d’un seul individu ou d’un groupe restreint au sein d’une collectivité, qui n’en partage pas nécessairement l’ensemble des opinions ou des ambitions.

En somme, cette œuvre tremblayenne demeure un témoin d’une part d’irrésolue ou d’insondable dans le rapport entretenu par le Québec des années quatre-vingt avec celui des années soixante, en montrant qu’il y a quelque chose de ce passé qui fait retour dans le présent. Ce motif habite d’autant plus certaines œuvres de la décennie suivante au Québec, dans lesquelles un rapport à cette époque ne peut s’inscrire que sous forme d’un vestige, d’un reste difficile à nommer, mais n’en habitant pas moins pour autant le présent.

La dramaturgie des années quatre-vingt-dix, ou les spectres des années soixante

« De 1760 jusqu’à nos jours, en fait, le corpus littéraire du Québec se présente comme un seul bloc dont l’axe central est l’historicité : plus encore qu’un thème l’histoire est un spectre qui hante la conscience collective et demande vengeance[20]. » Ce que Jean-Marcel Paquette soulignait il y a de cela plus de quarante ans au sujet de l’inscription sur un mode symptomatique d’un rapport au passé dans les œuvres de la littérature québécoise depuis ses origines, n’est aucunement étranger à mon avis à ce qui peut se repérer au sein de certaines œuvres du corpus dramatique des années quatre-vingt-dix.

Avec une nouvelle génération de dramaturges (Larry Tremblay, Daniel Danis, etc.) auraient surgi, au tournant des années quatre-vingt-dix, des écritures se démarquant de celles de la décennie précédente. Si Jane M. Moss a désigné le courant dans lequel s’inscrirait certaines de ces œuvres comme une « dramaturgie de la parole[21] » (renvoyant ainsi à la forme monologuée de plusieurs de ces pièces, dans laquelle des personnages offrent des récits d’événements passés), il me semble que l’on peut aussi repérer au sein de ces œuvres une transformation importante dans les manières par lesquelles le Québec de l’époque de la Révolution tranquille est représenté. Dans plusieurs cas, il s’agit d’un espace-temps dans lequel s’inscrit une tension (déjà à l’œuvre dans Le vrai monde?) entre l’univers du Canada français et des référents culturels en voie de le remplacer. Un survol de certaines œuvres de cette décennie permet de constater que celles-ci s’inscrivent à la fois dans la continuité des œuvres des années quatre-vingt en interrogeant la passé québécois des années soixante (sur le mode d’un examen de conscience), mais qu’il y a des déplacements importants dans les formes par lesquelles passe cette interrogation.

Dans une œuvre comme Celle-là de Daniel Danis, par exemple, ce n’est que grâce à certains indices inscrits dans les didascalies initiales permettant de reconstituer l’ancrage spatio-temporel que l’on peut en arriver à comprendre que des fautes commises par le personnage de la Mère (dont la mort entraîne l’aveu et la commémoration) ont eu lieu sur la scène du Québec de l’époque des années cinquante et soixante[22]. En effet, un flou important entoure ces repères dans les didascalies encadrant le texte de Danis, où les personnages sont présentés ainsi :

LA MÈRE. / Femme qui pourrait avoir entre cinquante et soixante-deux ans. Le rôle de la mère peut également être joué par une comédienne plus jeune. / LE VIEUX. / Homme qui pourrait avoir entre soixante et soixante-douze ans. / LE FILS. / Homme qui pourrait avoir entre trente-deux et quarante-quatre ans[23].

En plus d’une tentative d’infanticide à l’endroit de son fils Pierre lorsqu’il était jeune, l’une des fautes commises par la Mère qui est révélée au fil du texte, est l’existence même de son enfant, qui serait né d’une union illégitime (adultère) entre la Mère et le Vieux qui avait accepté qu’elle trouve refuge dans le logis au rez-de-chaussée de sa maison, à la demande du frère de la Mère, qui était évêque. La soustraction de l’âge du Fils indiquée en didascalie de l’année de parution de la pièce de Danis (1993) permet ainsi d’obtenir une bonne idée de l’époque où il a été conçu. Mais plus encore, le contexte entourant cette conception (en plus de nombreux indices spatio-temporels dévoilant certains repères culturels parsemés dans le texte) permet de situer cet ancrage dans un Québec où le désir de chair était encore un « péché » et où les « femmes-sorcières » pouvaient se faire chasser de la maison familiale (et placer chez des religieuses ou dans des logis en régions, par un frère-évêque bienveillant).

Dans The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay, une œuvre créée en 1995, le Québec des années soixante apparaît par des allusions à des souvenirs d’enfance dans le récit de rêve autour duquel s’énonce le monologue de Gaston Talbot. C’est autour de ces souvenirs que le récit d’un rêve fait en anglais par Gaston permet de survoler le Chicoutimi des années soixante. Cet espace-temps auquel renvoient les souvenirs rapportés est le lieu d’une tension entre deux univers socioculturels : celui du Canada français et du Canada anglais (et des États-Unis). Comme je l’ai montré ailleurs, dans ce texte qui fonctionne par inversions et demi-vérités repoussant le moment de la confession d’un crime commis par Gaston à l’adolescence, mais jamais avoué jusqu’alors, le Canada français, associé à la mère de Gaston auprès de qui il se réfugie dans son rêve, occupe une place primordiale[24]. Si Gaston évoque d’abord avec enthousiasme les journées passées à jouer aux cowboys et aux Indiens sur les rives de la rivière aux Roches derrière la maison où il a grandi avec son ami Pierre Gagnon, ce n’est que par les images produites par le rêve raconté qu’il révèle quelque chose de ses origines familiales, notamment grâce à sa mère canadienne-française catholique, mère d’une famille nombreuse, qu’il fait apparaître sur scène en jouant son rôle en racontant son rêve[25]. Des allusions à des références culturelles américaines ou canadiennes-anglaises abondent dans le texte – le jeu de cowboys et aux Indiens, les popsicles blancs sucés par Gaston lorsqu’il était enfant, ou un « Star Trek vessel[26] » qu’il a construit avec des bâtons de popsicles usagés, etc. –, mais ce n’est qu’à la fin de son récit que Gaston dévoile que l’anglais est associé à une forme de violence et de domination dans son histoire. En effet, Gaston avoue que « Pierre’s real name was Pierre Gagnon-Connally / his mother Huguette Gagnon / married Major Tom Connally / he was from Windsor / he came to Saguenay / to work on the military base of Bagotville[27] », avant de raconter comment, par un « hot sunny day of July » de l’été de ses seize ans, Pierre le cowboy lui aura demandé de devenir son cheval et aura pris son dos pour sa monture en lui donnant des ordres en anglais, une langue qu’il n’avait pourtant jamais apprise.

C’est aussi sur un mode voilé, qu’apparaît le Québec des années soixante dans La face cachée de la lune, une œuvre importante du répertoire lepagien créée en 1999 où on trouve sur un mode implicite quelque chose d’une genèse de son plus récent opus 887, dans lequel Robert Lepage affirme ouvertement vouloir revisiter le Québec des années soixante et aborder le thème de la mémoire et de l’oubli, en racontant ses souvenirs d’enfance et en faisant allusion à des événements marquants survenus à cette époque sur le plan politique au Québec. Comme je l’ai montré dans une autre analyse, derrière les prouesses techniques et le dispositif scénique ingénieux grâce auxquels une porte vitrée de laveuse se transforme en hublot de navette spatiale ou une planche à repasser tournée à l’envers devient une mobylette, et derrière la conquête de l’espace entre Américains et Soviétiques qui se présente comme un thème important auquel renvoie la pièce, la question du rapport de deux frères (Philippe et André) à l’héritage de leur défunte mère façonne en profondeur l’ensemble de l’œuvre[28]. Ce sont d’ailleurs les objets lui ayant appartenus qui servent de fil conducteur à l’ensemble du dispositif scénique par lequel se succèdent les tableaux au fil des transformations permises par les accessoires (et ce, dès le premier tableau où Philippe se trouve dans une buanderie pour laver les vêtements ayant appartenus à sa défunte mère). Le rapport aux années soixante se profile dans cette pièce à l’aune de tensions : cette époque apparaît à la fois comme le lieu d’une conquête de l’espace sur la scène internationale (un sujet qui passionne Philippe dans le cadre de ses recherches doctorales), mais aussi, de manière plus implicite, le Québec des années soixante est le lieu de souvenirs d’enfance évoqués et ainsi, de l’émergence de la rivalité entre les deux frères à la suite de la mort de leur père[29].

Le Québec de l’époque de la Révolution tranquille apparaît donc furtivement dans ce texte (par des allusions à des souvenirs et à des référents culturels, par exemple), mais il n’en demeure pas moins le lieu d’où sont issus tous les enjeux importants façonnant cette œuvre. En somme, c’est un rapport trouble qui s’inscrit envers le passé (familial et en un sens, collectif) dans l’ensemble de l’œuvre : la défunte mère n’est jamais nommée, mais sa présence est représentée sous forme d’apparitions sur un mode spectral à quelques reprises, un frère (André) ne veut pas de l’héritage que sa mère souhaitait lui léguer, tandis que Philippe se fait le gardien de tous les objets qu’elle a laissés derrière elle, dont un poisson rouge nommé Beethoven, gagné au bingo (passe-temps par excellence de plusieurs femmes du Québec d’autrefois). Mais surtout, on apprend que le décès de la mère découle d’une forme de suicide. Ainsi, l’héritage subsistant dans cette œuvre est on ne peut plus ténu et silencieux, se présentant sous forme de restes…

Pour conclure

Ainsi, la représentation du Québec des années soixante dans l’ensemble de ces pièces permet une interrogation du passé familial (et collectif, en un sens), mais les variantes des formes prises par celle-ci dans chacune de ces œuvres écrites à un peu plus d’une décennie d’intervalle n’en témoignent pas moins d’un rapport très différent entretenu avec cette époque et avec la possibilité de l’interroger ouvertement. Une différence majeure entre ces pièces se trouve notamment dans la possibilité pour un héritier de confronter ouvertement ses parents et de proposer une autre histoire familiale dans Le vrai monde?, tandis que dans les autres œuvres évoquées, les années soixante semblent associées à une époque de perte irrémédiable ou à un grand conflit dont les grandes lignes sont difficiles à reconnaître et assumer (ce que le mode spectral par lequel ressurgissent des souvenirs ou référents de cette époque permet bien de signifier).

Dans un texte paru au cours des dernières années, le critique Philippe Couture résume bien les grandes lignes d’un diagnostic que plusieurs spécialistes ont posé au sujet de la dramaturgie québécoise contemporaine et de son rapport à la question nationale :

après la défaite référendaire de 1980, les observateurs du théâtre québécois ont bel et bien cru que c’en était fini de la question nationale sur scène. Obéissant à la tendance au repliement sur soi qu’on pouvait alors observer dans toutes les sphères de la société, les dramaturges ont mis de côté leurs préoccupations collectives et leur désir d’affirmation nationale pour se pencher sur l’individualité, la famille, les relations de couple et l’homosexualité[30].

Les pièces évoquées à titre d’exemples dans le survol que j’ai proposé dans cet article contiennent sans doute une part d’autofiction. Par exemple, le Plateau Mont-Royal, le Saguenay, la ville de Québec sont respectivement les lieux où ont grandi Michel Tremblay, Larry Tremblay et Robert Lepage, et il n’est certes pas interdit de croire que ces œuvres puisent leurs matériaux dans certains souvenirs d’enfance de leur auteur. Si le phénomène que j’ai tenté de mettre en lumière pouvait certes reposer en partie sur la propension de générations d’auteurs à revisiter l’époque de leur enfance ou de leur adolescence, il me semble qu’il y a lieu d’y voir bien plus qu’un hasard et qu’il y a au cœur de cette interrogation du Québec de cette période des enjeux qui dépassent ceux d’une quête d’identité subjective de la part des dramaturges. En effet, comme le soulignent Jean Cléo Godin et Dominique Lafon en guise de conclusion au panorama qu’ils ont présenté de la dramaturgie de cette époque :

L’affirmation identitaire se fait sur le mode de l’intime, certes, mais dans une forme qui privilégie la mise en abyme. Cette forme a toujours été dans l’histoire du théâtre la manifestation d’une mutation esthétique, mais aussi celle d’une crise idéologique qui ne se manifeste plus dans la revendication explicite de l’engagement, mais demeure perceptible dans la récurrence de certains topoï symboliques, telle la remise en question de la cellule familiale traditionnelle[31].

Étrange paradoxe s’il en est un que ce soit précisément au cours de décennies où le théâtre serait devenu « apolitique[32] » selon certains que soient nées plusieurs œuvres revisitant ou interrogeant une époque correspondant à la Révolution tranquille et, ainsi, à l’émergence du néonationalisme québécois et à une redéfinition du rapport de la société à son identité et son passé canadien-français…

Pour en savoir plus

AUBIN, Maxime. Créer et se créer. La figure de l’homosexuel créateur dans la dramaturgie québécoise depuis 1980. Mémoire de maîtrise, Département des littératures, Université Laval, 2009, 143 p.

BOUCHARD, Michel Marc. Les muses orphelines. Montréal, Leméac, 1995, coll. « Théâtre », 83 p.

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[1] Michel Tremblay, Le vrai monde?, Montréal, Leméac, 1987, coll. « Théâtre », p. 12.

[2] Michel Marc Bouchard, Les muses orphelines, Montréal, Leméac, 1995, coll. « Théâtre », p. 16.

[3] René-Daniel Dubois, Being at home with Claude, Montréal, Leméac, 2001 (1986). coll. « Théâtre », p. 14.

[4] Au sujet de ce moment important dans l’histoire du théâtre québécois, Jean Cléo Godin et Dominique Lafon soulignent ceci « […] il se trouve – tous les critiques sont d’accord là-dessus – que 1980 constitue une date charnière aussi décisive que le fut la création des Belles-sœurs en 1968. De jeunes dramaturges proposent alors une écriture nouvelle, en même temps que s’affirme avec éclat un théâtre corporel, souvent sans texte publié, mais proposant un intertexte étranger complexe et étonnant. » Jean Cléo Godin et Dominique Lafon, Dramaturgies québécoises des années quatre-vingt : Michel Marc Bouchard, Normand Chaurette, René-Daniel Dubois, Marie Laberge, Montréal, Leméac, 1999, coll. « Théâtre/essai », p. 9).

[5] Ibid., p. 12.

[6] Michel Tremblay, Le vrai monde?…,, p. 49-50.

[7] Si Claude a bien voulu faire lire sa première création à sa mère (et la pièce commence une fois que cette lecture est terminée, de manière à dévoiler la réception réservée par Madeleine au regard porté sur elle et sa famille par son fils), il lui reproche tout de même de ne pas comprendre ce qu’il a tenté de faire : « CLAUDE / Maman… tu connais pas ça, le théâtre… / MADELEINE I / Pourquoi tu m’as fait lire ça, d’abord? Tu me donnes un miroir qui déforme toute pis après tu me dis que chus pas capable de comprendre c’qu’y a dedans… / CLAUDE / Au contraire, j’te l’ai dit, tout à l’heure, j’pensais que tu comprendrais, que t’apprécierais c’que j’ai essayé de faire… / MADELEINE I / Apprécier! Apprécier quoi! La caricature? Le mépris? / CLAUDE / Le mépris? T’as vraiment senti du mépris, dans ma pièce? Même pour toi? / MADELEINE I / Oui. / CLAUDE / Pour papa, t’as raison… mais pour Mariette pis toi… J’ai pourtant fait ça… avec la meilleure volonté du monde… pour vous défendre. / MADELEINE I / J’te l’ai dit, tout à l’heure… J’avais pas besoin que tu me défendes… ». Ibid., p. 50-51.

[8] Ibid., p. 48.

[9] Ibid., p. 25.

[10] Ibid., p. 84-85.

[11] En confrontant son fils au sujet de sa pièce et des traits qu’il a donnés au personnage d’Alex II, Madeleine adresse ses reproches à Claude : « MADELEINE I / T’en as faite un monstre alors que c’est juste un pauvre homme sans envergure, sans envergure, Claude, qui cache son manque de génie en dessous des farces cochonnes! Y’a une mémoire extraordinaire pour retenir les farces plates pis ça donne l’impression d’être quelqu’un! C’est tout! Y’est même pas méchant! Ben oui, y’aime les femmes, y voyage, pis y’a des occasions… Mais ça t’est jamais passé par l’idée que ça pouvait faire mon affaire? Qu’y soit loin, pis qu’y’en connaisse d’autres? » Ibid., p. 45.

[12] Ryngaert souligne que « Nous n’avons pas à choisir et nous ne pouvons pas le faire, car les deux fables rejaillissent l’une sur l’autre et créent un effet de brouillage. Il n’est pas possible de trancher net comme je viens de le faire sans perdre le tressage des deux histoires qui aboutissent à un effet de flou, indispensable à cette dramaturgie. » Jean-Pierre Ryngaert, « Faut-il faire parler le vrai monde? », dans Gilbert David et Pierre Lavoie, dir., Le monde de Michel Tremblay. Tome I : Théâtre, Carnières-Morlanwelz, Éditions Lansman, 2003 (1993), p. 194.

[13] C’est une hypothèse soulevée notamment par Jean-Pierre Ryngaert. Ibid., p. 195.

[14] Plusieurs études ont souligné la récurrence de ce phénomène. Voir par exemple ces mémoires et thèses qui abordent cette question à partir d’angles variés : Maxime Aubin, Créer et se créer. La figure de l’homosexuel créateur dans la dramaturgie québécoise depuis 1980, mémoire de maîtrise, Département des littératures, Université Laval, 2009, 143 p.; Mélanie Plourde, Mettre l’écriture en scène : l’autoreprésentation dans la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt, mémoire de maîtrise, Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, 2000, 124 p.; Louis Patrick Leroux, Le Québec en autoreprésentation : le passage d’une dramaturgie de l’identitaire à celle de l’individu, thèse de doctorat, École doctorale 267 – Arts du spectacle, sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2009, 398 p.

[15] Michel Tremblay, Le vrai monde?…, p. 105-106.

[16] Dominique Lafon, « Shakespeare à l’Arsenal ou Comment une filiale rompt avec la société mère », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, no 24, 1998, p. 86.

[17] Jacques Cardinal, Filiations : folie, masque et rédemption dans l’œuvre de Michel Tremblay, Montréal, Lévesque éditeur, 2010, coll. « Réflexion », p. 190-191.

[18] Jean-Pierre Ryngaert, « Faut-il faire… », p. 195.

[19] Dans le texte liminaire du premier numéro de la revue où ils décrivent les rôles qu’ils souhaitaient voir leur nouvelle revue jouer dans la « révolution » en marche au Québec (société « colonisée » et « aliénée » qui aurait été en voie de se libérer, selon un diagnostic largement répandu à l’époque), les partipristes affirment que « La parole, pour nous, a une fonction démystificatrice; elle nous servira à créer une vérité qui atteigne et transforme à la fois la réalité de notre société. ». « Présentation », Parti pris, vol. 1, no 1, octobre 1963, p. 2.

[20] Jean-Marcel Paquette, « Écriture et histoire : essai d’interprétation du corpus littéraire québécois », Études françaises, vol. 10, no 4, 1974, p. 347.

[21] Voir par exemple Jane M. Moss, « Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, no 21, 1997, p. 62-83.

[22] En cela, on trouve dans cette pièce (tout comme dans d’autres œuvres évoquées dans cet article) des exemples d’un phénomène décrit par Nadine Desrochers, soulignant la grande récurrence des motifs de la confession, la comparution et la contrition dans le théâtre québécois (depuis les œuvres de Gratien Gélinas). Voir : Nadine Desrochers, « Avatars dramaturgiques ou idéologiques : confession, contrition et comparution dans le théâtre québécois contemporain », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, no 31, 2002, p. 119-133.

[23] Daniel Danis, Celle-là, Montréal, Leméac, 1993, coll. « Théâtre », p. 8.

[24] Pour plus de renseignements au sujet de l’inscription de référents du Canada français et de signifiants du catholicisme et des repères temporels dans cette œuvre, voir : Céline Philippe, « Confession, prière et prophétie. The Dragonfly of Chicoutimi », Voix et images, no 123, printemps-été 2016, p. 107-125.; Céline Philippe, « The Dragonfly of Chicoutimi, ou le théâtre de la mémoire singulière et collective », Postures, no 20, automne 2014, p. 63-75.

[25] Par exemple, à défaut de nommer ou de décrire sa mère, Gaston la présente ainsi en racontant son rêve, en la « faisant parler » : « I wear an apron / over my cotton dress / I have still my hair / tied in a horse tail / I’m big fat and beautiful / I put on lipstick / a crude violent red / I say to myself / my lips are cherries / my white skin is bread / my heart is a chocolate cake / for the birthday of my beloved son / I have nine children / five boys four girls / I give them all my love / and this love / is separated in nine equal parts ». Larry Tremblay, The Dragonfly of Chicoutimi, Montréal, Les Herbes rouges, 2005 (1995), coll. « Territoires », p. 33.

[26] Ibid., p. 23.

[27] Ibid., p. 51-52.

[28] Céline Philippe, « Une dramaturgie entre le singulier et le collectif, le pre?sent et le passe? », texte de la communication présentée dans le cadre du colloque international « Que devient la littérature québécoise ? Formes et enjeux des pratiques narratives depuis 1990 », Université de Paris- Sorbonne, 17 au 20 juin 2015, en ligne.

[29] Comme le raconte le personnage de Philippe, en présentant des minéraux qu’il a en sa possession dans une vidéo destinée à des extraterrestres, « Ça, ce ne sont pas vraiment des planètes, ce dont des pierres, en fait, des minéraux qui faisaient partie d’une collection que mon frère avait quand il était jeune et qu’il m’avait offerte en cadeau quand je suis tombé malade à l’âge de treize ans et que je suis entré à l’hôpital et que tout le monde pensait que j’allais mourir. Alors j’imagine que c’était sa façon à lui d’attirer mon attention une dernière fois avant que je trépasse. […] Parce que, voyez-vous, ici, sur Terre, on est prêts à faire bien des bassesses pour attirer l’attention d’un être cher. C’est probablement la raison pour laquelle je suis tombé gravement malade. Mon père venait de mourir et ma mère avait jeté tout son dévolu sur mon jeune frère, alors j’étais jaloux. » Robert Lepage, La face cachée de la lune, Québec, L’Instant même, 2007, p. 52.

[30] Philippe Couture, « Jeune génération et créations collectives : la question nationale est-elle de retour sur la scène québécoise ?  Regards croisés sur Vertiges et les Mutants », Jeu : revue de théâtre, vol. 139, no 2, 2011, p. 95-96.

[31] Jean Cléo Godin et Dominique Lafon, Dramaturgies québécoises des…, p. 200.

[32] Selon Josette Féral, « Si, dans les années 80, le discours théâtral s’est dépolitisé, dans les années 90, il est devenu totalement apolitique. La quête d’une identité nationale, pas plus que l’affirmation de la langue ne touchent plus la société. Tous ces débats de nature idéologique semblent avoir migré dans d’autres sphères (non-artistiques), laissant le théâtre se préoccuper de problèmes esthétiques ou de questions existentielles. » Josette Féral, « La mise en scène comme mise à l’épreuve des textes », dans Dominique Lafon, dir., Le théâtre québécois. 1975-1995, Montréal, Fides, 2001, coll. « Archives des lettres canadiennes », p. 238.