Confronter « Secret Path » et l’héritage des pensionnats autochtones

Publié le 31 janvier 2017
Sean Carleton

11 min

Par Sean Carleton, boursier postdoctoral (CRSH et Honorary Grant Notley Memorial Postdoctoral Fellow) au département d’histoire et d’études classiques de l’Université de l’Alberta[1]

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Le projet Secret Path (2016), de Gord Downie.

Bien qu’ayant grandi à proximité du pensionnat autochtone de St. Paul à Vancouver-Nord, je n’avais jamais entendu parler des pensionnats autochtones. Je ne savais rien de Chanie Wenjack – nommé à tort « Charlie » par ses professeurs –, un jeune Anishinaabe de 12 ans qui s’est enfui du pensionnat Cecilia Jeffrey de Kenora, en Ontario, au mois d’octobre 1966. Ce n’est qu’après avoir déménagé en Ontario et après avoir commencé à préparer un cours dédié à la mémoire de Wenjack à l’Université Trent que j’ai pour la première fois entendu, en tant que « colonisateur », son histoire tragique : il est mort de froid alors qu’il tentait de marcher les 600 km qui séparaient son école de sa communauté à Ogoki Post au nord de l’Ontario. C’est pourquoi il m’a semblé à propos, le 23 octobre dernier – date du 50e anniversaire de son décès – d’assister à un évènement bondé au Théâtre Wenjack de Trent pour la diffusion en direct par la chaîne CBC, de Secret Path, le nouveau projet multimédia de l’artiste Gord Downie traitant de l’histoire de Chanie Wenjack.

Comme beaucoup de gens, j’avais de grandes attentes envers l’album solo, le roman graphique et le court film d’animation que comprend ce projet. En tant qu’historien de l’éducation, dont certains membres de la famille doivent composer avec une mémoire encore bien vivante de leurs expériences des pensionnats, j’étais excité à l’idée que Downie utilise son statut et sa popularité afin d’attirer l’attention du public sur l’héritage des pensionnats autochtones du Canada. Après avoir pris connaissance du projet toutefois, je dois avouer partager les inquiétudes de l’écrivain Hayden King à propos de l’utilisation que fait Downie de Wenjack et de l’histoire des pensionnats autochtones afin d’offrir une vision étroite et colonialiste du processus de réconciliation. Dans ce compte-rendu, j’offre une analyse critique des forces et des limites du projet Secret Path afin de promouvoir un dialogue plus large autour des représentations populaires de l’histoire des pensionnats autochtones et de leur rôle dans la réconciliation.

Le projet comporte plusieurs forces. Partant des recommandations de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (CVR), Secret Path se préoccupe principalement d’attirer l’attention sur les pensionnats autochtones et de recueillir des fonds pour soutenir les populations autochtones dans leur processus de rédemption. Le projet a débuté il y a trois ans lorsque le frère de Downie a en premier pris connaissance de l’histoire du jeune Anishinaabe qu’il a ensuite relayé à Gord qui s’est immédiatement épris de Chanie Wenjack. Downie a rapidement écrit une série de poèmes qui en sont venus à composer le socle du projet. L’idée était d’utiliser la célébrité et le statut de Downie afin d’attirer l’attention sur l’histoire tragique des pensionnats autochtones et ainsi soutenir la CVR dans ses travaux. L’an dernier, Downie a cependant reçu diagnostic de cancer en phase terminale. Confronté à sa mort imminente, il a décidé de canaliser ses énergies à compléter le projet et à honorer la mémoire de Wenjack. Cela l’a amené à travailler avec la famille de ce dernier, plus particulièrement avec sa sœur Pearl, afin d’amasser des fonds pour venir en aide aux efforts de réconciliation. Bien que le fait de se tourner vers des célébrités pour soutenir des causes sociales peut s’avérer risqué, il ne fait aucun doute que la popularité de Downie dans le « White Canada », pour reprendre ses termes, saura attirer l’attention de nouveaux publics sur l’héritage des pensionnats autochtones.

Secret Path met aussi en lumière la résistance des jeunes au sein des pensionnats autochtones. Les médias mettent généralement l’emphase, à juste titre, sur les agressions sexuelles perpétrées dans ces écoles, mais un tel traitement de l’information peut perpétuer la représentation des populations autochtones comme n’étant que des victimes désemparées. En montrant comment Wenjack et deux de ses camarades ont planifié s’échapper de leur pensionnat, Secret Path offre une rare représentation de la capacité d’agir (l’« agentivité ») des pensionnaires autochtones. À titre d’exemple, la chanson « Swing Set », et ses illustrations correspondantes, racontent l’ingéniosité des pensionnaires alors qu’ils organisent leur évasion : « Over the rise on the lawn/Someone dragging someone/The kid looking me in the eye/Teacher not looking at anyone… Now?/Not yet/ Now?!/ Now. Yes. » La chanson se termine avec le son d’oies qui s’envolent, représentant Wenjack s’envolant de l’école pour amorcer son périple vers sa communauté. Représenter ce « mauvais comportement » comme un acte de résistance ébranle les perceptions traditionnelles des populations autochtones qui les dépeignent comme de simples victimes, ce qui permettra peut-être de susciter davantage d’intérêt à l’égard des diverses tactiques et stratégies qu’ont continuellement employées les pensionnaires – et leurs parents – afin de résister, à leur façon, au système des pensionnats.

Malgré ces aspects positifs, Secret Path comporte trois problèmes majeurs qui doivent être relevés. Alors que le projet attire les projecteurs sur la résistance des pensionnaires, il présente également les abus sexuels comme étant la principale cause de cette résistance. Les personnes familiarisées avec les fonds d’archives et les témoignages oraux reliés aux pensionnats autochtones sauront que les pensionnaires sont arrivés à s’enfuir des établissements et ont même réussi à en incendier certains, et ce, pour une multitude de raisons : interdiction de parler leur la langue maternelle, nourriture inadéquate, refus de visites parentales et de proches, punis sévèrement au fouet ou à la ceinture, pour n’en nommer que quelques-unes. Ainsi, bien que Wenjack ait mentionné à un autre élève, avant de s’enfuir, qu’il avait été victime d’abus sexuel au sein du pensionnat, l’accent unique que met Secret Path sur cet abus permet certes aux lecteurs et aux lectrices d’être répugnés.es par les attouchements des prêtres, mais pas nécessairement par toute l’étendue des doléances des pensionnaires et la nature même du cursus des pensionnats autochtones. Tout comme les critiques du récent film The Birth of a Nation invitent les producteurs de films à dépasser la trame narrative du « viol des esclaves » comme seule justification de leurs révoltes – le système esclavagiste en soi génère cette résistance –, les récits sur les pensionnats autochtones doivent reconnaître l’omniprésence des abus sexuels sans pour autant réduire l’expérience des pensionnaires, et leur résistance, à cet unique aspect.

Secret Path dissocie également l’expérience de Wenjack et l’histoire des pensionnats autochtones du contexte plus large du colonialisme et du capitalisme au Canada. Le récit débute alors que Wenjack est déjà à l’école, évitant ainsi d’expliquer pourquoi, dans un premier temps, le système des pensionnats a été instauré, soit pour séparer les enfants autochtones de leurs parents et du mode de vie qui les reliait à leur terre, afin de les mener à devenir pleinement membre de la société canadienne capitaliste en émergence. Le projet est muet sur le rôle de l’État. Ne rendant pas compte de la manière dont l’État a délibérément utilisé le système des pensionnats pour faciliter, durant plus de 100 ans, ses politiques coloniales de dépossession des terres et capitalistes d’accumulation, le récit n’offre pas la critique systémique aujourd’hui requise aux transformations sociales et à une véritable réconciliation.

Chanie Wenjack, représenté sur le chemin du retour.

Ce qui est peut-être davantage troublant, c’est que Secret Path utilise l’histoire de Wenjack pour offrir une vision étroite du processus de réconciliation. Le message qu’il véhicule à propos de la réconciliation est métaphorique. Vers la fin du récit, un corbeau approche Wenjack alors qu’il marche le long des voies ferrées, se remémorant son éprouvant passage au pensionnat. Le corbeau suggère à Wenjack de se venger en hantant les Canadiens, puis lui offre un masque d’Halloween effrayant afin de s’acquitter de cette tâche : « A way to get back/And haunt them. haunt them. haunt them. » Wenjack refuse toutefois. Plutôt que de se venger, il choisit la réconciliation et se résigne à mourir dans l’espoir d’être réuni à sa famille. Le corbeau, qui est une figure traditionnellement obscure, mais qui peut également représenter un messager et la sagesse, est inspiré par la détermination de Wenjack. Le récit se termine alors que le corbeau prend son envol avec l’image, gravée dans ses yeux, du jeune garçon reposant inerte le long de la voie ferrée, transportant symboliquement en amont le récit de Wenjack pour les générations futures. Cette solution à une voie offre une vision étroite de la réconciliation qui favorise la martyrologie à la restitution.

La conclusion du projet est d’autant plus préoccupante lorsqu’elle est prise dans le contexte des récents commentaires de Downie à propos du processus de réconciliation. Dans une entrevue exclusive avec Peter Mansbridge, correspondant en chef de la chaîne CBC, Downie a critiqué la culture canadienne qu’il juge trop nationaliste, faisant valoir que les 150 dernières années du pays « aren’t as much worth celebrating as we think… ». Qu’une célébrité aussi importante se permette de critiquer le Canada d’une telle façon est certes rare, et je suis d’avis que ce fait a nourri l’enthousiasme de plusieurs personnes pour Secret Path. Pourtant, Downie clôt sa pensée sur une note plus alarmiste qui a suscité moins d’attention : « but the new 150 years can be years of building a nation… imagine they [Indigenous peoples] were a part of us [Canada] and we them, how incredibly cool that would make us. » Ainsi, plutôt que de décoloniser le Canada, le rêve de Downie est d’utiliser la réconciliation comme une nouvelle forme d’assimilation permettant de reconstruire la nation. Une telle vision sera sans aucun doute accueillie favorablement par le « White Canada », et les responsables gouvernementaux, étant une solution préférable aux revendications autochtones pour la réappropriation de leurs terres et une politique de décolonisation.

Au final, Secret Path est un projet d’importance, mais qui exige un examen plus approfondi. Grâce aux initiatives comme celles de Downie, ou encore les nouvelles « Minutes du patrimoine », le livre de Joseph Boyden ou la référence du groupe A Tribe Called Red à Wenjack sur leur album Halluci Nation, Chanie Wenjack n’est plus inconnu. Davantage de gens grandiront en connaissant son nom et son histoire, et cela est une bonne chose en soi. Néanmoins, nous devons également remettre en question Secret Path et son utilisation de l’histoire de Wenjack et des pensionnats autochtones qui promeuvent une vision colonialiste de la réconciliation entièrement compatible avec l’assimilation, la continuité du colonialisme, et le renouveau du « nation-building » canadien.


[1] Ce texte a d’abord été publié en anglais sur ActiveHistory.ca. C’est avec l’autorisation de l’auteur que nous le republions ici, dans une version traduite par Pascal Scallon-Chouinard.