La foule importe-t-elle ? L’économie morale au XIXe siècle

Publié le 6 mars 2017
Tom Peace

12 min

Par Tom Peace, assistant-professeur à Huron University college et membre du comité éditorial d’ActiveHistory.ca[1]

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« Hints to forestallers, or a sure way to reduce the price of grain!! » (1800), image conservée au British Museum, 1868,0808.6904, AN187537001.

Au courant des dernières semaines, des gens à travers le monde sont descendus dans les rues afin de faire connaitre leur message aux politiciens.nes, aux chefs d’entreprises et aux fonctionnaires. Bien que similaires, tous ces événements n’étaient pas identiques. La Marche des femmes, notamment, a été soigneusement préparée durant deux mois entre l’élection présidentielle américaine et l’investiture ; l’objectif était de dénoncer la misogynie ouvertement exprimée par le Parti républicain durant la campagne électorale. La semaine suivante, des dizaines de milliers de personnes ont afflué dans les aéroports des États-Unis afin de démontrer leur soutien aux voyageurs et voyageuses détenus.es en fonction du décret présidentiel, aussi idiosyncrasique qu’illégal, visant à interdire l’entrée au pays et le déplacement de musulmans et de musulmanes[2]. Deux jours plus tard, ici même au Canada, nous avons pleuré les assassinats d’Azzedine Soufiane, de Mamaou Tanou Barry, de Khaled Belkacemi, d’Aboubaker Thabti, d’Ibrahima Barry et d’Abdelkrim Hassane, survenues à la Mosquée de Québec. Encore une fois, des milliers de personnes ont pris les rues à travers le pays afin d’exprimer leur inquiétude face à la montée des discours haineux et à ce qui permet leur diffusion.

Alors que je participais à ces mouvements et que je me questionnais sur leur signification, mon attention s’est souvent portée sur l’historiographie de la foule. En 1959, Georges Rudé publiait La foule dans la Révolution française, un livre audacieux pour l’époque qui débutait avec un constat historiographique : l’histoire de la foule n’aurait que rarement été étudiée par les historiens.nes :

It has… long been recognized, écrivait Rudé en introduction, that the Revolution was not only a political, but a profound social upheaval, to the course and outcome of which masses of ordinary Frenchmen, both in the towns and countryside, contributed… But how were the crowds composed that stormed the Bastille in July 1789, marched to Versailles to fetch the king and queen to the capital in October, that overthrew the monarchy in August 1792, or silently witnessed the downfall of Robespierre on 9 Thermidor? Who led them or influenced them? What were the motives that prompted them? What was the particular significance and outcome of their intervention[3]?

Il s’agit là de questions importantes. Dans le contexte de 2017 – et en tenant compte des mouvements à grande échelle tels que le Printemps arabe, Occupy Wall Street, #IdleNoMore et Black Lives Matter –, je ne suis toutefois pas certain que nous puissions fournir des réponses claires. Les mouvements des dernières semaines sont-ils des événements isolés (en réaction aux propos vulgaires d’un président, à des politiques publiques impopulaires ou à une tragédie), ou sont-ils plutôt symptomatiques d’un malaise plus large à propos de la structure même de la démocratie occidentale ? En seulement deux semaines, au Canada du moins, les arguments des rassemblements ont changé. Au début, ils ont porté sur la menace que représentent les changements rapides observés dans les politiques américaines. Ensuite ils ont présenté des affirmations générales sur la signification du concept d’inclusion pour la société canadienne en insistant, dans le contexte de la Journée nationale d’action contre l’islamophobie et la suprématie blanche du 4 février dernier, sur l’incapacité du gouvernement lui-même à abroger la loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ainsi que le projet de loi C-51 (Loi antiterrorisme). À quoi exactement aspiraient ces foules ? Qu’est-ce qui les unissait mis à part leur synchronisme?

Chacun de ces événements s’est construit sur une culture de contestation plus générale. À la liste précédemment évoquée, nous pourrions ajouter, en prenant soin de ne pas les confondre, la recrudescence du populisme nationaliste de droite observée aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Inde, en Pologne et aux Philippines. À différents degrés, chaque mouvement est l’expression d’un profond mécontentement face au statu quo, aux histoires de violences et d’oppressions perçues (et souvent réelles), et au sentiment de distance et d’isolement ressenti par la population face aux pouvoirs politiques et économiques.

Par ce texte, j’aimerais démontrer la pertinence de revenir sur l’histoire de la foule et des manifestations populaires afin de mieux saisir les événements des derniers mois, notamment en considérant leur taille, leur indépendance face à toute influence politique explicite et leur nature majoritairement pacifique : s’agit-il (ou non) d’indicateurs de tendances plus larges ?

En 1971, l’historien britannique E.P. Thompson a mis de l’avant un argumentaire associant les actions de foules au XVIIIe siècle à ce qu’il appelait « l’économie morale ». Pour lui, les soulèvements périodiques des pauvres à propos du coût du pain ne portaient pas tant sur la faim ressentie que sur la volonté d’aller à l’encontre des usages et traditions perçus. À la fin du XVIIIe siècle, selon Thompson, les émeutes du pain sont devenues représentatives de transitions sociales et économiques de plus grande ampleur : la société s’éloignait alors du paternalisme de l’économie agraire pour se diriger vers une relation politique et sociale émergente associée au capitalisme industriel. L’une des clés de l’argumentaire de Thompson est de prendre au sérieux l’agentivité de ses sujets historiques. En conséquence, il cherche à comprendre les idées utilisées par les gens pour justifier leur protestation, leurs « notions de légitimité ». Dans le cas des émeutes du pain du XVIIIe siècle, il soutient que « the men and women in the crowd were informed by the belief that they were defending traditional rights and customs; and, in general, that they were supported by the wider consensus in the community. ». Cette relation était emblématique d’une économie morale qui aurait structuré la société anglaise moderne à ses débuts et place les besoins de la communauté devant les bénéfices individuels de n’importe lequel de ses membres.

Marches de femmes, d’hier à aujourd’hui.

Je me demande si ce concept d’économie moral – adapté au contexte actuel – peut englober les protestations que nous avons pu observer au courant des dernières semaines, de même, peut-être, que les doléances exprimées par les électeurs et les électrices républicains.nes. Devant une fracture sociale et économique, alors que les économies manufacturières et de combustibles fossiles se transforment rapidement, des millions d’Américains.es se sont tournés vers un candidat qui reflétait un monde semblable au leur et, surtout, qui s’éloignait de la culture et des politiques qui ont contribué à ce processus. Puisque les politiques associées au conseiller présidentiel Steve Bannon ne parviendront sans doute pas à rencontrer les attentes des électeurs et électrices républicains.nes (du moins pas sans piétiner les droits des autres citoyens.nes), il est évident que, tout comme pour les manifestants.tes durant le Printemps arabe, Occupy Wall Street, #IdleNoMore et Black Lives Matter, la base électorale est formée d’individus qui ressentiront de plus en plus que le « rêve américain » du milieu du XXe siècle est désormais impossible. Tout comme celles et ceux qui ont pris part à ces mouvements de grande ampleur qui, pour la plupart issus.es de groupe dont la voix, historiquement, a reçu peu de considérations, les réclamations des électeurs et électrices réupblicains.nes semblent porter sur les mêmes enjeux : le système politique et économique ne fonctionne pas à leur avantage. Le principe d’économie morale, ici fondée sur le concept mis en valeur de classe moyenne à atteindre, a été violé.

Pour mieux saisir ces parallèles, nous pouvons nous tourner vers un essai de Thomas Frank publié récemment dans le Guardian. Bien qu’il se concentre surtout sur les politiques de Steve Bannon, Frank parvient tout de même à identifier les secteurs importants où le système politique américain s’est détérioré. Il met en fait en lumière les causes profondes de la crise politique américaine. Même s’il n’utilise pas le langage de l’économie morale, il en vient à suggérer, en conclusion, que le mécontentement entourant à la fois la droite et la gauche politiques prend racine dans les deux concepts fondamentalement différents de « droits traditionnels » et de « coutumes ».

Aux yeux des Républicains.es, soutient Frank, les droits et les coutumes sous-jacents au rêve américain se seraient rompus.es durant les années 1960 de sorte que ce seraient les principes fondamentaux du mouvement des droits civiques qui auraient depuis infléchi les politiques publiques américaines (bien qu’il ne le dise pas explicitement). Pour celles et ceux de la gauche, les doléances seraient davantage portées par un profond sentiment de désaccord entre les classes publiques – et plus précisément les travailleurs et travailleuses – et politiques (et leurs influences financières) qui auraient accompagné la mise en place des politiques économiques néolibérales depuis au moins le milieu ou la fin des années 1970.

C’est cette concordance dans le mécontentement de la droite et de la gauche, ainsi que la fréquence des manifestations populaires au courant des dernières semaines, qui m’ont amené à me questionner sur la signification plus approfondie de la notion de « foule ». C’est ici, je crois, que l’analyse de Rudé à propos de la Révolution française peut fournir quelques repères. Plutôt que de considérer celle-ci comme une révolte émanant « d’ouvriers agricoles sans emploi » ou encore orchestrée par les intellectuels.les des Lumières, il soutient que les foules de la Révolution française comprendraient plusieurs groupes distincts aux intérêts variés (« craftsmen, shopkeepers and journeymen ») mais animés par des stimulus externes similaires.

Cette approche plus nuancée et analytique de la foule a été majoritairement absente de la couverture médiatique des dernières semaines. Bien qu’en termes de volume ces événements aient bénéficié d’une bonne couverture, sur le fond plusieurs questions demeurent. Les interprétations sur la foule semblent en effet s’être concentrées sur les causes immédiates des événements plutôt que sur leur contexte à long terme ; leur composition et les acteurs et actrices locaux ont quant à eux été délaissés.es en faveur d’analyses et de commentaires généraux. De nombreuses questions mériteraient toutefois d’être posées : qui sont celles et ceux, exactement, qui ont pris part aux marches et qui ont tenu vigile au courant des dernières semaines ; ces rassemblements impliquent-ils toujours les mêmes gens ou y a-t-il plusieurs groupes ; comment ces événements ont-ils été organisés et soutenus ?

Dans quelle mesure la conjoncture historique de la Marche des femmes, l’interdiction de voyager et la fusillade de Québec a-t-elle favorisé la brève émergence d’une culture de contestation populaire au Canada ? S’agissait-il d’événements isolés – causés par les circonstances du moment et alimentés par des motivations personnelles et individuelles – ou étaient-ils plutôt reliés idéologiquement, l’un étant subordonné à l’autre ?

Dans quelle mesure ces manifestations récentes – tout particulièrement la volonté des gens à prendre la rue – ont-elles été façonnées par des mouvements internationaux de plus grande ampleur, tels que le Printemps arabe, Occupy Wall Street, #IdleNoMore et Black Lives Matter ?

Enfin, et de façon peut-être encore plus importante, dans quelle mesure les motivations des manifestants.es anti-républicains.es sont-elles similaires, au final, à celle des partisans.nes républicains.es ? Si leurs doléances sont reliées, ou peut-être même similaires, comme l’ont suggéré certains.es commentateurs et commentatrices (le numéro « Black Jeopardy » de Saturday Night Live mettant en vedette l’invité Tom Hanks me vient ici à l’esprit), qu’est-ce que cela implique ?

Les historiens.nes de la foule, je suppose, ont sans doute quelque chose à dire sur le sujet, tant sur la façon dont ces questions peuvent être abordées que sur la formulation des réponses à donner.


[1] Ce texte a d’abord été publié en anglais sur ActiveHistory.ca. C’est avec l’accord de l’auteur que nous le republions ici dans une version traduite par Pascal Scallon-Chouinard.

[2] Les lecteurs et lectrices peuvent être sceptiques que le nombre, mais sur la demi-heure que j’ai consacré à dépouiller les ressources en ligne, voici ce que j’ai pu relever : les 28-29 janvier, à la suite de l’interdiction de voyage, il y a eu des manifestations aux aéroports desservant Albuquerque, Atlanta (5 000-7 000), Birmingham, Boise (600), Boston, Charlotte (60), Chicago, Columbus (des centaines), Dallas (200), Denver (des dizaines), Detroit (des milliers), Fairfax (des dizaines), Honolulu (100), Los Angeles (des milliers), Louisville (100), Miami, Minneapolis (1 000), Missoula, New York (2 000), Newark (120), Phoenix, Philadelphia (5 000-6 000), Portland (OR et ME), San Diego (2 000), San Francisco (des centaines), Seattle (3 000), Washington (Dulles et la Maison blanche, des centaines). Même les chiffres les moins élevés rapportés à propos de ces 28 rassemblements d’élèvent tout de même à 18 000. Think Progress a colligé une liste des différentes manifestations qui ont été planifiées durant cette même fin de semaine. Également, celles et ceux qui douteraient de la discrimination basée sur la religion qu’exerce la nouvelle administration pourront consulter ces trois histoires à propos de Canadiens de confession musulmane dont l’entrée aux États-Unis leur a été refusée (ici et ici).

[3] Georges Rudé, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1973 (1959), p. 1.