Il y a cent ans, une première femme entrait à la Société historique de Montréal : Marie-Claire Daveluy
(1880-1968)

Publié le 18 décembre 2017

Par Louise Bienvenue, professeure au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke

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Remise de la médaille annuelle, dite du Centenaire, pour le meilleur travail historique de l’année, offerte à Marie-Claire Daveluy, par la Société historique de Montréal, le 12 avril 1958. Source : Bibliothèque et Archives Canada (BAC), LMS-0009-1967-09, boîte 56.

L’année 2017 a marqué le centième anniversaire de l’entrée d’une première femme à la Société historique de Montréal : Marie-Claire Daveluy (1880-1968). À cette époque, devenir membre de cette société savante n’était pas le moindre des accomplissements. L’histoire comme discipline universitaire n’en étant qu’à ses balbutiements et c’est grâce à de tels regroupements d’érudits que circulaient les connaissances archivistiques et méthodologiques. En stimulant l’intérêt pour la défense du patrimoine et le développement de la recherche, la Société historique de Montréal, fondée en 1858 par Jacques Viger, avait permis « une première forme de gestion collégiale de la production historique », comme l’a souligné Patrice Régimbald[1].

Au moment de prononcer son discours d’intronisation devant l’assemblée des sociétaires en octobre 1917, la Montréalaise de 37 ans se disait bien consciente de bousculer les habitudes d’une confrérie jusqu’alors uniquement masculine. Elle savait, cependant, qu’en poussant les portes du cénacle, elle ouvrait la voie à d’éventuelles consœurs :

De quelle belle largeur d’esprit et d’accueil, vous faites preuve aujourd’hui, Messieurs, en recevant pour la première fois à vos séances, une femme, et avec elle, en principe, d’autres femmes qui témoigneraient à l’avenir, du même désir, et manifestement le même culte pour notre histoire[2].

À l’évidence, Marie-Claire Daveluy était ravie de se retrouver parmi des collègues érudits auprès de qui elle pourrait perfectionner son savoir et ses méthodes : « Cette possibilité de devenir membre de Sociétés sérieuses, savantes, bien organisées, comporte pour les femmes de grands avantages. J’avoue, pour ma part, avec une certaine confusion, avoir beaucoup songé au profit que je retirerais de vos séances d’études[3]. »

Nous savons peu de choses de ce qui propulsa Marie-Claire Daveluy sur les sentiers de la recherche historique à une époque où la discipline était encore une chasse gardée masculine[4]. Née le 15 août 1880, la Montréalaise avait développé très tôt une passion pour les livres[5]. Après de « brillantes études » au couvent d’Hochelaga, elle s’emploie comme secrétaire chez un oncle notaire. Puis, à partir de mai 1917, elle entre à la bibliothèque de la ville de Montréal pour y occuper, pendant 27 ans, les fonctions de bibliothécaire adjointe et de chef de catalogue[6].

C’est donc en autodidacte et en dehors de ses heures de travail que cette célibataire développe patiemment, mais passionnément, une œuvre d’historienne. Elle apprend sur le tas : en fréquentant les leçons publiques de l’abbé Lionel Groulx à l’Université de Montréal[7], en aiguisant son appétit pour la recherche documentaire grâce à une formation en bibliothéconomie de l’Université McGill (1920) et, surtout, en s’adonnant de manière intensive à la lecture de travaux historiques. Dans ce contexte, on peut mesurer combien ses échanges avec la petite communauté historienne en gestation gravitant autour de la Société historique de Montréal avaient de l’importance.

Bien que Marie-Claire Daveluy fut reconnue en son temps comme « un historien vraiment érudit[8] », elle n’a pourtant laissé qu’une faible empreinte dans notre mémoire historiographique. Lorsque son nom est évoqué de nos jours, c’est le plus souvent pour témoigner de son rôle de pionnière dans le domaine de la littérature de jeunesse[9] ou pour reconnaître ses contributions au monde de la bibliothéconomie[10]. Une partie du silence qui entoure sa carrière d’historienne s’explique probablement par le fait que Daveluy n’a jamais bénéficié d’un ancrage institutionnel (chaire universitaire, dépôt d’archives important) lui servant de lieu légitime de production de l’histoire. Ses conditions d’écriture étaient donc bien différentes de plusieurs de ses contemporains des milieux historique et archivistique avec qui elle était en rapport : Lionel Groulx, Édouard-Zotique Massicotte, Pierre-Georges Roy, Olivier Maurault, Gérard Malchelosse, Albert Tessier, Aegidius Fauteau, Sœur Maria Mondoux et Marcel Trudel, par exemple[11].

Lorsqu’on pose un regard sur la production de Daveluy qui se déploie sur pas moins de cinquante années, on constate qu’elle est à la fois foisonnante et éclatée. Ses premiers articles à teneur historique paraissent dès les années 1910 dans des revues comme L’Action française et La Bonne parole. Son dernier livre, La Société de Notre-Dame de Montréal, 1639-1663 : son histoire — ses membres — son manifeste, est publié en 1965, alors que la prolifique historienne est âgée de 85 ans! En fonction des normes admises à chaque étape de sa carrière, on peut rattacher un bon nombre de travaux de Daveluy au domaine savant. On notera ainsi sa première monographie, L’Orphelinat catholique de Montréal (1919), de même que sa biographie de Jeanne Mance (1934) qui lui valut un prix David ainsi qu’un prix de l’Académie française. C’est d’ailleurs dans ce livre, célébré par plusieurs critiques[12], que Marie-Claire Daveluy attribua à « Mademoiselle Mance » le titre de cofondatrice de Ville-Marie et cela, bien avant que la Ville de Montréal ne le fasse officiellement en 2012[13]. L’historienne montréalaise fut aussi une collaboratrice à la Revue d’histoire de l’Amérique française et signa dans le Dictionnaire biographique du Canada des notices de personnages importants du Montréal primitif : Raphaël-Lambert Closse, Paul de Chomedey de Maisonneuve et, bien entendu, Jeanne Mance. En 1958, la Société historique de Montréal reconnaissait son travail en lui remettant sa prestigieuse médaille du centenaire en présence du chanoine Groulx, qu’elle admirait tant (voir photo).

Érudite, passionnée d’archives, Marie-Claire Daveluy avait aussi une foi profonde dans la vulgarisation de l’histoire. Elle a ainsi signé en cours de carrière un nombre impressionnant de saynètes, causeries, articles d’almanachs et émissions de radio — elle rédige pas moins de 95 sketches sur l’histoire du Canada pour l’émission Radio-Collège entre 1943 et 1947[14]. Ajoutons à ses stratégies de diffusion de l’histoire, des romans jeunesse, dont plusieurs furent campés dans un décor historique qui se voulait vraisemblable. Ainsi, sa série Perrine et Charlot, inspirée des Relations des jésuites, qui a initié bien des générations d’enfants à l’épopée de la Nouvelle-France, de même que ses trois romans sur Le Richelieu héroïque qui rappellent le contexte troublé de 1837-1838.

Marie-Claire Daveluy. Source : Bibliothèque et Archives Canada (BAC), LMS-0009-1967-09, boîte 56.

L’historienne Daveluy, en fervente nationaliste et fidèle catholique, s’inscrivait dans une école de pensée aux accents traditionalistes. Son œuvre se distingue toutefois par une sensibilité féministe évidente qui l’amène sans relâche à mettre en lumière la contribution des femmes à l’histoire nationale. Des héroïnes de la Nouvelle-France ont surtout eu sa faveur : Jeanne Mance, Marie Rollet, Catherine Mercier, Martine Messier, Barbe Poisson, Madeleine de Chauvigny de la Peltrie, Elisabeth Moyen, Sœur Morin, Marguerite Bourgeois[15], etc. Mais l’infatigable auteure s’est intéressée aussi aux femmes des XIXe et XXe siècles, laïques et religieuses, notamment dans son petit livre Dix fondatrices canadiennes[16].

« Touche à tout », tournée vers l’éducation de la jeunesse, comme on l’attendait d’ailleurs des femmes de son époque[17], Marie-Claire Daveluy aura sans doute payé le prix d’un moindre investissement des formes canoniques d’expression disciplinaire, tels la monographie d’histoire, l’article scientifique ou l’ouvrage synthèse sur l’histoire du Canada. Son côté inclassable semble, en effet, avoir brouillé les pistes.

« “ Rien n’est beau que le vrai ”. C’est la devise de la Société historique de Montréal, elle devient mienne dorénavant[18]. » Tels étaient les mots de clôture de l’allocution de Marie-Claire Daveluy devant la Société historique de Montréal en ce 31 octobre 1917 qui marquait son arrivée dans ce cercle. Pendant cinq décennies, la femme de lettres devait rester fidèle à cet engagement en s’imposant comme une rigoureuse disciple de Clio. Cent ans plus tard, on peut lui reconnaître à bon droit un rôle de pionnière en tant que femme dans le domaine de la pratique historienne.

Pour en savoir plus

« Hommage de Germaine Bernier à Marie-Claire Daveluy ». Le Devoir (6 février 1968), p. 9.

BACON, Myriam. La pense?e maternaliste a? l’œuvre. Une lecture des aventures de Perrine et de Charlot de Marie-Claire Daveluy. Mémoire de maîtrise (lettres), Université du Québec à Trois-Rivières, 2012, 127 p.

Bibliothèque et Archives Canada (BAC), LMS-0009-1967-09, vol. 20, MCD 34, Discours prononcé par M.-C. Daveluy, devant les membres de la Société historique de Montréal, 31 octobre 1917.

BOUTILIER, Beverly et Alison PRENTICE, dir. Creating Historical Memory. English-Canadian Women and the Work of History. Vancouver, UBC Press, 1997, 320 p.

CHABOT, Juliette. « Marie-Claire Daveluy (1880-1968), bibliothécaire et femme de lettres ». Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, vol. 14, no 1 (mars 1968), p. 12-15.

CHARTRAND, Georges-A, dir. Livre, bibliothèque et culture québécoise. Mélanges offerts à Edmond Desrochers.. Montréal, Asted, 1977, 2 vol., 840 p.

DAVELUY, Marie-Claire. Dix fondatrices canadiennes : profils mystiques, Québec, s.n., 1947.

DAVELUY, Marie-Claire. « Ma carrière ». La Bonne parole, mars 1947, p. 5.

DAVELUY, Marie-Claire. Jeanne Mance 1606-1673, suivie d’un Essai ge?ne?alogique sur les Mance et les De Mance par M. Jacques Laurent. Montre?al et Paris, Fides, 1962, coll. « Fleur de Lys », 418 p.

LAVIGNE, Marie et Michelle STANTON-JEAN. Idola Saint-Jean, l’insoumise. Montréal, Boréal, 2017, 384 p.

LEPAGE, Françoise. Histoire de la littérature pour la jeunesse (Québec et francophonies du Canada) suivie d’un Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs. Orléans, David, 2000, 826 p.

LETELLIER DE SAINT-JUST, Yvonne. « Préambule à une conférence ». La Bonne parole (mars 1947), p. 2.

LÉVESQUE, Andrée. Éva Circé-Côté. Libre-penseuse, 1871-1949. Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 2010, 478 p.

PELLEGRIN, Nicole, dir. Histoire d’historiennes. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, 403 p.

RÉGIMBALD, Patrice. « La disciplinarisation de l’histoire au Canada français, 1920-1950 ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51, no 2 (automne 1997), p. 166163-200.

SAVARD, Réjean et Cynthia DELISLE. « L’école des Bibliothécaires (1937-1962), discours et formation ». Documentation et bibliothèques, vol. 44, no 4 (octobre-décembre 1998), p. 151–165.

SMITH, Bonnie. G. The Gender of History. Men, Women, and Historical Practice. Cambridge, Harvard University Press, 1998, 320 p.

WRIGHT, David. « Gender and the Professionalization of History in English Canada before 1960 ». The Canadian Historical Review, vol 81, no 1 (mars 2000), p. 29-66.

ZEMON DAVIS, Natalie. « Les femmes et le monde des Annales ». Tracés. Revue de Sciences humaines, no 32 (2017), p. 173-192.


[1] Patrice Régimbald, « La disciplinarisation de l’histoire au Canada français, 1920-1950 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51, no 2, automne 1997, p. 166.

[2] Bibliothèque et Archives Canada (BAC), LMS-0009-1967-09, vol. 20, MCD 34, Discours prononcé par M.-C. Daveluy, devant les membres de la Société historique de Montréal, 31 octobre 1917. Je remercie Johanne Biron de m’avoir signalé cette archive.

[3] Idem.

[4] Au Canada anglais, par contraste, les sociétés historiques fondées au XIXe siècle étaient davantage ouvertes aux femmes. David Wright, « Gender and the Professionalization of History in English Canada before 1960 », The Canadian Historical Review, vol 81, no 1, mars 2000, p. 29-66. Sur le rapport des femmes à la pratique de l’histoire, voir aussi : Beverly Boutilier et Alison Prentice, dir., Creating Historical Memory. English-Canadian Women and the Work of History. Vancouver, UBC Press, 1997, 320 p.; Natalie Zemon Davis, « Les femmes et le monde des Annales », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 32, 2017, p. 173-192.; Bonnie. G. Smith, The Gender of History. Men, Women, and Historical Practice, Cambridge, Harvard University Press, 1998, 320 p. ; et Nicole Pellegrin, dir., Histoire d’historiennes, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, 403 p.

[5] Marie-Claire Daveluy, « Ma carrière », La Bonne parole, mars 1947, p. 5.

[6] Auguste-M. Morisset, « Marie-Claire Daveluy, bibliothécaire, bibliographe, écrivain », dans Georges-A. Chartrand, dir., Livre, bibliothèque et culture québécoise. Mélanges offerts à Edmond Desrochers, Montréal, Asted, 1977, p. 405-423;

[7] « Hommage de Germaine Bernier à Marie-Claire Daveluy », Le Devoir, 6 février 1968, p. 9.

[8] Juliette Chabot, « Marie-Claire Daveluy (1880-1968), bibliothécaire et femme de lettres », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, vol. 14, no 1, mars 1968, p. 12-15.

[9] Et pour cause, on a tiré en tout 33 000 exemplaires de sa série des Perrine et Charlot. Myriam Bacon, La pense?e maternaliste a? l’œuvre. Une lecture des aventures de Perrine et de Charlot de Marie-Claire Daveluy, mémoire de maîtrise (lettres), Université du Québec à Trois-Rivières, 2012, p. 1. Voir aussi, Françoise Lepage, Histoire de la littérature pour la jeunesse (Québec et francophonies du Canada) suivie d’un Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs, Orléans, David, 2000, p. 118-128.

[10] Auguste-M. Morisset, « Marie-Claire Daveluy… ».; et Réjean Savard et Cynthia Delisle, « L’école des Bibliothécaires (1937-1962), discours et formation », Documentation et bibliothèques, vol. 44, no 4, octobre-décembre 1998, p. 151–165.

[11] On peut consulter la correspondance de Marie-Claire Daveluy avec ces auteurs dans son fonds d’archives déposé à Bibliothèque et Archives Canada (BAC), LMS-0009-1967-09.

[12] Marie-Aimée Cliche, « Jeanne Mance », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Dans cette excellente notice, l’auteure procède à une recension exhaustive de la critique de l’ouvrage.

[13] Marie-Claire Daveluy, Jeanne Mance 1606-1673, suivie d’un Essai ge?ne?alogique sur les Mance et les De Mance par M. Jacques Laurent, Montre?al et Paris, Fides, 1962, coll. « Fleur de Lys », p. 13-14, 120 et 212.

[14] Yvonne Letellier de Saint-Just, « Préambule à une conférence », La Bonne parole, mars 1947, p. 2.

[15] C’est la liste établie par Auguste-M. Morisset, « Marie-Claire Daveluy… », p. 416.

[16] Marie-Claire Daveluy, Dix fondatrices canadiennes : profils mystiques, Québec, s.n., 1947.

[17] De ce point de vue, entre autres, on peut établir d’intéressants parallèles avec deux autres figures féminines importantes de la première moitié du XXsiècle qui intégrèrent, elles aussi, un volet éducatif à leur carrière : Idola Saint-Jean et Éva Circé-Côté. Marie Lavigne et Michelle Stanton-Jean, Idola Saint-Jean, l’insoumise, Montréal, Boréal, 2017, 384 p.; et Andrée Lévesque, Éva Circé-Côté. Libre-penseuse, 1871-1949, Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 2010, p. 125.

[18] BAC, LMS-0009-1967-09, vol. 20, MCD 34, Discours prononcé par…