Le voile, quelques perspectives historiques

Publié le 16 février 2011
Osire Glacier

23 min

Par Osire Glacier[1], Université Bishop

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Source: Alexandre Baron, Flickr

Résumé

En examinant les diverses fonctions que le voile a remplies dans l’histoire des sociétés musulmanes, cet article suggère qu’il y a un écart de sens entre les perceptions du voile par le public et les médias québécois et celles de la diaspora musulmane. Ce survol historique a pour but d’éclairer les débats qui portent actuellement sur le port du voile au Québec en particulier, et en Occident en général.

Mots-Clés

voile; genre; accommodement; multiculturalisme; islam

Introduction

Le port du voile au Québec symbolise en général, aux yeux du public, le statut inférieur des femmes. En effet, à la suite des travaux de la commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, le rapport Bouchard-Taylor relève que ces pratiques sont perçues comme une menace pour les valeurs d’égalité homme/femme. Ce rapport atteste que de nombreux Québécois ont exprimé leur crainte que la liberté de religion serve à justifier certaines inégalités à l’égard des femmes. Certes, dans la première partie de cet article, l’examen de la fonction qu’a jouée le voile dans les civilisations humaines anciennes et dans l’histoire de l’Islam prémoderne rejoint les perceptions dominantes qui considèrent le voile comme un symbole de la subordination des femmes. Néanmoins, la deuxième partie de cette étude montre qu’il s’agit d’une lecture partielle de ce phénomène, puisque le voile a joué des fonctions diverses au cours des siècles dans les sociétés musulmanes, dont la hiérarchisation des sexes, la légitimation de la domination coloniale, la contestation des injustices sociales, la libération de certaines femmes et l’affirmation identitaire. Par conséquent, cette étude suggère qu’une compréhension adéquate de ce phénomène nécessite une lecture multiple en ce qui a trait au cas du voile.

Le voile dans les premières civilisations humaines

Les historiens tendent à situer les origines du patriarcat au moment de la sédentarisation des premières civilisations humaines. Certes, ces civilisations vénèrent les femmes, comme elles vénèrent « la grande déesse », parce que les femmes symbolisent la capacité d’engendrer la vie. En effet, les fouilles archéologiques ont permis de déterrer des quantités impressionnantes de statuettes représentant, dans leur quasi-totalité, des figures féminines. Toutefois, la prédominance des femmes dans les premières civilisations humaines a décliné graduellement au fur et à mesure de la sédentarisation. D’abord, la domestication des animaux a permis aux membres des sociétés anciennes de mieux comprendre le rôle joué par les hommes dans la procréation. Ensuite, l’apparition des grandes cités a favorisé une organisation du pouvoir sous forme d’États qui sont gouvernés par des rois puissants. Or, les conséquences de cette hiérarchisation du pouvoir sont doubles. D’un côté, la déesse est remplacée par un Dieu masculin qui ressemble au roi. Et de l’autre, le pouvoir devient masculin, puisqu’il est acquis par la force des armes, donc détenu par les militaires et les hommes des temples. Enfin, la famille devient une institution patriarcale qui est codifiée par l’État. En tant que telle, elle permet aux hommes de contrôler la sexualité des femmes, dans le but de s’assurer de la paternité de leurs héritiers. Autrement dit, le corps des femmes devient la propriété des hommes, d’abord celle du père, ensuite celle du mari, pendant que la pureté sexuelle des femmes devient un « bien » onéreux mais négociable. Cela explique l’émergence de la prostitution, d’une part, et la nécessité de différencier les prostituées des femmes respectables, d’autre part. Or, c’est le voile qui devient l’outil privilégié permettant cette différenciation. Comme la fonction principale du voile est de signaler aux hommes que le corps d’une femme appartient à un autre homme, on retient qu’ultimement le voile signifie l’appropriation du corps des femmes par les hommes.

Le voile a existé dans diverses civilisations, dont l’Égypte des Pharaons, la Grèce antique et les deux religions monothéistes qui ont précédé l’Islam : le judaïsme et le christianisme. Dès lors, une question se pose : est-ce que l’avènement de l’Islam a modifié le sens du voile?

Le voile dans l’histoire de l’Islam

L’examen des principaux versets coraniques qui traitent du voile, soit les versets 24 : 30-31, le verset 33 : 53 et le verset 33 : 59, montre qu’avec l’avènement de l’Islam, il y a une continuité du sens du voile en tant qu’appropriation du corps des femmes. En effet, les versets 24 : 30-31 recommandent :

[…] aux croyantes de baisser les yeux [devant ce qu’il leur est interdit de regarder], de sauvegarder leurs sexes [de tout rapport illicite], de ne pas exhiber leurs atours hormis ce qui est visible. Qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs poitrines. Qu’elles ne montrent leurs atours qu’à leurs époux, à leurs pères, à leurs beaux-pères, à leurs fils, à leur beau-fils, à leurs frères, à leurs neveux [fils de leurs frères et sœurs], à leurs compagnes, à leurs esclaves, aux domestiques mâles impuissants, aux garçons qui ignorent tout des parties cachées de la femme. Qu’elles ne fassent tinter [en marchant] les anneaux de leurs pieds pour qu’on sache ce qu’elles portent comme bijoux cachés [2][…]

Un peu plus loin, le verset 33 : 53 recommande :

Quand vous demandez [aux épouses du Prophète] quelque chose, adressez-vous à elles derrière un rideau [hijab]. C’est plus décent pour vos cœurs et pour les leurs [3][…]

Enfin, le verset 33 : 59  appelle le prophète à dire :

Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de ramener leurs voiles sur elles. Ce sera pour elles le moyen le plus commode de se faire connaître et de ne pas être offensées [dans la rue][4].

Certes, de nombreuses relectures féministes du Coran soutiennent que le voile n’y apparaît comme une obligation religieuse pour les musulmanes qu’à la suite d’une interprétation masculine des Révélations. Néanmoins, à notre avis, les versets lient clairement une certaine tenue vestimentaire à l’attrait sexuel du corps des femmes. D’ailleurs, l’importance de cette tenue prend fin à la ménopause, c’est-à-dire à l’âge où l’attrait sexuel du corps des femmes est prétendument éteint. Ainsi, le verset 24 : 60  stipule :

Les femmes atteintes par la ménopause et n’espérant plus se marier peuvent, sans [qu’on puisse en faire une transgression], renoncer à porter leurs vêtements [de sortie], sans exhiber [toutefois] leurs atours. Mais mieux vaut pour elles s’en abstenir[5][…]

Par conséquent, on retient que les versets coraniques qui portent sur le voile s’inscrivent dans le contexte historique patriarcal que connaissent les civilisations humaines de l’époque.

Cependant, la hiérarchisation des sexes dans les premières communautés musulmanes ne s’est pas faite sans résistance. En effet, comme le rappellent certains historiens et penseurs, ces communautés ont été souvent divisées entre une interprétation égalitaire de l’Islam, telle que conçue par la philosophie des Khawarijs par exemple, et l’interprétation de l’Islam officiel, avec sa vision hiérarchisée des rapports gouvernés/gouvernants et des relations hommes/femmes. Comme l’histoire est écrite par les vainqueurs, la victoire de l’Islam officiel s’est traduite, entre autres, par le renforcement de la subordination des femmes durant l’Islam médiéval. En se livrant aux conquêtes de nouveaux territoires à islamiser, l’État de l’Islam devient effectivement un État impérial classique. Ce faisant, l’économie politique de l’État de l’Islam orthodoxe se transforme en économie de guerre. Dit plus explicitement, c’est l’institution militaire, diwane al-jond, qui définit la citoyenneté en organisant le partage des ressources de la guerre. Or, comme les femmes ne participent pas aux guerres des conquêtes, elles ont été les premières à être exclues des privilèges de la citoyenneté. Par ailleurs, lors de ces importantes conquêtes, les élites masculines de l’État capturent des enfants et des femmes qu’ils vendent dans le marché des esclaves. Comme ce butin de guerre a été tellement abondant, les démarcations entre les mots « femme » et « marchandise » à vendre ou à acheter deviennent imprécises dans les textes et la langue courante de l’époque, soit au IXe siècle.

Cela dit, dans le contexte de l’État impérial musulman, le port du voile et la réclusion des femmes se trouvent renforcés pour protéger, d’une part, les femmes contre l’enlèvement et, d’autre part, pour distinguer les femmes respectables des esclaves sexuelles. Donc, durant la période médiévale, le voile continue d’avoir la signification qu’il a toujours eue dans l’ordre patriarcal, à savoir qu’il signifie aux autres hommes que la femme qui le porte se trouve sous la tutelle d’un ou de plusieurs membres masculins de sa famille. Pourtant, durant cette même période, des mouvements spirituels, tels que ceux des soufis et des Qarmates, véhiculent des interprétations plus égalitaires de l’Islam. Quoi qu’il en soit, il aura fallu attendre le début du XIXe siècle pour que de nouveaux discours sur le voile apparaissent.

Le voile en tant que symbole de l’oppression des femmes et des nations colonisées

Avec le colonialisme européen des XIXe et XXe siècles, le voile acquiert un sens supplémentaire. Dans ce contexte, autant il symbolise l’infériorité des femmes, autant il incarne l’infériorité du monde musulman et, inversement, la supériorité de la civilisation occidentale. Bien que le voile et, par extension, le patriarcat ne soient pas des phénomènes purement musulmans, les récits coloniaux sont quasi unanimes à cet égard : étant donné le statut subordonné des femmes, la civilisation musulmane souffrirait d’une infériorité structurelle. Or, c’est cette infériorité qui justifierait la mission civilisatrice coloniale. Pourtant, à quelques exceptions près, l’analyse des réformes du statut des femmes lors de la colonisation ne permet pas de conclure que les pays colonialistes ont amélioré le statut des femmes musulmanes. Cette analyse indique plutôt que les empires coloniaux ont tenté tout bonnement de remplacer le patriarcat local par un patriarcat occidental.

Quoi qu’il en soit, les récits coloniaux relatifs au voile en particulier, et au statut inférieur des femmes en général, ont eu pour effet indirect de lier la problématique des droits des femmes musulmanes à la soi-disant infériorité de la civilisation musulmane et non aux structures patriarcales qui sont communes à la quasi-totalité des religions et des civilisations du monde. Dès lors, jusqu’à nos jours, les requêtes d’amélioration des droits des femmes musulmanes, y compris celles qui émanent de ces dernières, sont perçues comme un produit colonial, qu’elles soient de bonne ou de mauvaise foi. D’ores et déjà, on peut voir que la problématique du voile ne peut pas être appréhendée de façon effective en termes simples des droits des femmes. Désormais, les récits coloniaux l’ont inscrite dans une problématique beaucoup plus large, soit celle des rapports de pouvoir et de domination entre nations, avec toutes les exclusions et les écarts de citoyenneté que ces rapports engendrent. Aussi, dans les discours émergeant de l’époque dans les sociétés arabo-musulmanes par exemple, le dévoilement devient-il le symbole autant de l’émancipation des femmes que celle des peuples colonisés.

C’est dans le contexte de la domination européenne que le monde arabo-musulman connaît la nahda, c’est-à-dire un ensemble de débats de société portant sur le renouveau culturel arabo-musulman. Comme le voile a justifié la mission civilisatrice coloniale, le statut inférieur des femmes devient l’un des piliers de la renaissance culturelle arabo-musulmane. Ainsi, en 1899, l’avocat égyptien Qasim Amine, qui est considéré comme l’un des premiers féministes arabes, affirme que c’est le désir de s’approprier les femmes qui incite les hommes à voiler ces dernières, et à les enfermer. Il affirme également que le développement des nations est indissociable du développement et du progrès des femmes. En 1923, soit à peine quelques décennies plus tard, la féministe égyptienne Huda Shaaraoui, suivie de la féministe Saiza Nabarawi, accomplit un geste historique : en se dévoilant, elle met fin à ce qu’on appelle les siècles du harem, c’est-à-dire les siècles du voile et de la réclusion des femmes. Si ce geste inaugure la naissance du féminisme panarabe, ce qui s’avère pertinent à noter dans le cadre de cette étude, c’est que le féminisme de Shaaraoui et, par extension, le féminisme panarabe sont indissociables du nationalisme. Ainsi, en 1944, au Caire, lors du mot de clôture d’une conférence féministe panarabe, Shaaraoui avertit son auditoire du double danger de la subordination des femmes : celle-ci entrave autant l’épanouissement des femmes que le progrès de la nation.

Quand les pays arabo-musulmans colonisés ont obtenu leur indépendance, le dévoilement des femmes va en se confirmant. En Égypte, Gamal Abdel Nasser a favorisé l’émancipation des femmes. Au Maroc, le roi Mohamed V a encouragé les femmes à se dévoiler en montrant ses propres filles sans voiles. En Tunisie, Habib Bourguiba a exhorté les femmes à se dévoiler et à investir la sphère publique. Et en Iraq, les jeunes étudiantes portaient une tenue tellement courte dans les années 1960 que leur attitude a été immortalisée par un vers de la poésie arabe : « Mesures-tu donc la vertu au nombre de centimètres d’un tissu? »  On souligne donc que dans le monde arabo-musulman, l’édification d’un État souverain s’est accompagnée par un mouvement d’émancipation des femmes, dont le dévoilement de ces dernières. Pourtant, à peine deux décennies plus tard, soit dans les années 1980, l’islamisme commence à occulter les discours de libération des peuples colonisés et d’émancipation des femmes, comme on va le voir dans les paragraphes qui suivent.

L’islamisme en tant que contestation des injustices sociales

Les experts qui se sont penchés sur l’islamisme s’accordent pour dire que ce fondamentalisme religieux a été engendré par les désillusions qui ont suivi l’édification des États postcoloniaux faisant suite à l’obtention de leurs indépendances respectives. En effet, contrairement aux attentes populaires qui voyaient comme une réalité palpable la naissance de la nouvelle nation, celle qui garantirait à ses citoyens des droits civils, politiques, économiques et sociaux, les citoyens arabo-musulmans, par exemple, continuent de vivre sous des régimes autoritaires, souffrant l’arbitraire du pouvoir à tous les niveaux de la sphère publique et vivant l’exclusion sur les scènes nationale et internationale. Certes, certains spécialistes de l’islamisme soutiennent que ce courant de pensée correspond à une distanciation par rapport à l’Occident, dans la mesure où, à la suite des déceptions engendrées par les échecs des réformes socio-économiques des Indépendances, les sociétés arabo-musulmanes auraient dès lors éprouvé le besoin de parler dans un langage qui leur serait propre, en rompant avec les idéologies occidentales, telles que le socialisme, le marxisme, le constitutionnalisme et le libéralisme. Cependant, à notre avis, il s’agit d’une lecture partielle de ce phénomène, puisque les échecs des Indépendances ne sont ni un accident de parcours ni les tares d’une civilisation qui a eu pourtant ses moments de gloire. En fait, l’islamisme est un produit politique. Mais il est beaucoup plus que cela : il est un sabotage délibéré des luttes populaires qui gagnent de plus en plus de terrain dans les sociétés arabo-musulmanes des années 70, et qui œuvrent pour l’instauration d’un État de droit, avec toutes les institutions démocratiques et les mécanismes de surveillance du pouvoir que cet État implique. Dans la majorité des pays arabo-musulmans, l’indépendance s’est effectivement traduite par une véritable lutte de pouvoir entre les élites dirigeantes et les leaders politiques qui œuvrent pour l’instauration d’un État de droit. Si les assassinats ont réussi à faire taire à jamais certains leaders politiques d’importance, la répression n’a pas eu tout à fait gain de cause vis-à-vis de l’effervescence politique qui agite les milieux sociaux défavorisés. C’est durant cette période que la complaisance des autorités politiques a favorisé l’émergence de l’islamisme. Progressivement, comme la gauche est soit exilée, soit emprisonnée, l’islamisme a eu le champ libre pour infiltrer le tissu social de ses organisations caritatives, mais aussi de ses prêches. Bientôt, il devient l’outil privilégié qui canalise les contestations des injustices sociales dans les sociétés arabo-musulmanes.

Or, pour reprendre la terminologie de l’essayiste Abdelaziz Kacem, ce qui est problématique avec l’islamisme, comme tous les fondamentalismes religieux d’ailleurs, c’est qu’il est une idéologie totalitaire qui, de surcroît, est misogyne. La féministe Lamia Rustum Shehadeh, qui a étudié l’idée des femmes dans les fondamentalismes musulmans, arrive à la conclusion que ces fondamentalismes s’entendent sur l’ordre islamique qui doit gouverner les femmes et leurs rôles dans la société, qu’ils soient sunnites, shiites, extrémistes, modérés ou radicaux. Ainsi, aussi bien Hassan al-Banna (1906-1949), instituteur égyptien et fondateur des Frères musulmans, Sayyid Qotb (1906-1966), poète et essayiste égyptien, que Hassan al-Tourabi (1932-…), homme politique et religieux soudanais, sont préoccupés par la femme musulmane, sa sexualité, sa conduite morale et ses pouvoirs de séduction. De ce fait, ils ont transcrit cette préoccupation sous forme d’institutions, de pratiques juridiques, de programmes politiques, de codes de statut personnel et de traités sexuels déterminant le rôle des femmes dans la société. Par ailleurs, ils font du voile la bannière la plus ostentatoire de leur idéologie. Si le voile des fondamentalistes s’inscrit dans la logique patriarcale millénaire de l’appropriation du corps des femmes, dès lors une question se pose : est-ce que toutes les femmes qui portent un voile adhèrent à cette vision subordonnée des femmes? C’est ce que nous proposons d’examiner dans la section qui suit.

Le voile en tant qu’affirmation de la dignité et de l’ethnicité des femmes

Étant donné la position subordonnée à laquelle renvoie le voile, pourquoi certaines femmes choisissent-elles délibérément de se voiler? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons, d’une part, sur l’enquête qui a été menée par la journaliste Hinde Taarji auprès d’un ensemble de femmes voilées en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et, d’autre part, sur l’enquête qui a été réalisée par l’islamologue Sajida Alvi auprès d’un échantillon de femmes musulmanes canadiennes pour savoir pourquoi elles avaient choisi de porter ou de ne pas porter le voile. (Voir la section « Pour en savoir plus ») Ainsi, les témoignages recueillis par Taarji permettent de retenir une constante chez les voilées de l’Islam, soit que le voile les protège contre l’agressivité masculine dans la rue. En effet, comme les femmes ont transgressé les frontières du patriarcat qui les relègue dans la sphère privée, les hommes leur font payer leur transgression à coups de harcèlement, de remarques désobligeantes et de gestes agressifs. En choisissant de porter le voile, les femmes ont la conviction qu’elles obligent les hommes à leur témoigner du respect. De façon similaire, les témoignages qui ont été recueillis par Alvi permettent de retenir la même constante parmi les femmes voilées qui vivent au Canada : le voile est perçu comme un instrument qui garantit la dignité des femmes contre le regard dégradant de certains hommes. Par conséquent, ces enquêtes montrent que si le voile s’inscrit dans la toile de fond du patriarcat millénaire, dans la mesure où sa fonction principale est de rendre invisible le corps des femmes, aussi paradoxal que cela puisse paraître à tout moderniste, les femmes qui portent le voile soutiennent que cette tenue vestimentaire est un instrument de libération et non un outil d’oppression. En d’autres termes, devant l’impossibilité de changer du jour au lendemain les mentalités patriarcales millénaires, ces femmes choisissent de se voiler pour accéder à la sphère publique. Aussi minime soit-il, un gain de liberté reste un gain.

De plus, les événements du 11 septembre 2001 confèrent un sens nouveau au voile. Depuis ces attentats, la diaspora musulmane qui vit en Occident traverse une crise. Si, auparavant, les musulmans de l’Occident s’identifiaient comme des Canadiens, des Américains ou comme des gens de tout autre nationalité, avec le 11 septembre, aux yeux du grand public occidental, leur islamicité, que ce soit sous sa forme de confession religieuse ou de simple culture, remet en cause leur appartenance occidentale. Dès lors, l’islamicité, ou tout simplement une manifestation plus ostentatoire de cette religiosité, est une stratégie comme une autre pour se parer contre l’islamophobie et le sentiment d’exclusion qu’elle provoque au sein de la diaspora musulmane. Le voile devient alors une façon comme une autre de s’affirmer et de se protéger contre l’islamophobie, la xénophobie et l’exclusion. Dit plus explicitement, placées devant l’alternative de subir l’islamophobie ou de renier leur appartenance religieuse, certaines femmes choisissent d’afficher agressivement leur ethnicité en se voilant. Par conséquent, le voile permet à certaines femmes de valoriser leur héritage religio-culturel contre les dévalorisations de l’opinion publique occidentale.

Conclusion

Il y a un écart entre le sens du voile tel que perçu par les femmes qui portent le voile au Québec, d’un côté, et celui qui a cours chez le public et les médias québécois, de l’autre. Pour ces derniers, le voile représente la subordination des femmes, ce qui porte atteinte à l’un des piliers fondamentaux de l’identité québécoise, à savoir le principe de l’égalité des sexes. Pourtant, ce principe n’est pas uniquement québécois. Il est plutôt universel, puisque de tout temps, et dans toutes les sociétés humaines, des femmes et des hommes se sont mobilisés pour la promotion de l’égalité des sexes. Cela dit, pour les femmes qui portent le voile au Québec, cette tenue vestimentaire continuerait d’y jouer le même rôle que celui véhiculé dans le discours colonial, à savoir qu’il divise les civilisations et, par extension, les citoyens du monde en supérieurs et inférieurs. En d’autres termes, le voile évoque la mission civilisatrice où les citoyens des civilisations hégémoniques surveillent les agissements des citoyens des civilisations inférieures en notant leurs écarts de comportement par rapport à la normalité telle qu’elle est définie par les standards des civilisations hégémoniques. Dès lors, le défi qui s’impose, entre autres, aux diverses communautés du Québec est de réconcilier ces signifiants divergents du voile, de façon à éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, sans remplacer une forme de patriarcat par une autre et sans porter atteinte à la dignité des uns et des autres. Pour ce faire, une première piste de solution réside, d’une part, dans la vulgarisation des connaissances portant sur le rôle que le voile a joué, et continue de jouer, en ce qui concerne la subordination des femmes, dans toutes les civilisations humaines, et, d’autre part, la vulgarisation de l’histoire des mouvements de femmes dans les sociétés non occidentales, ici en l’occurrence les sociétés musulmanes. Une telle popularisation des connaissances contribuerait à la déconstruction de deux mythes majeurs, à savoir que le patriarcat serait uniquement un fait musulman et qu’inversement, le principe de l’égalité des sexes serait un produit occidental, voire colonial.   Peut-être qu’alors les voilées du Québec valoriseraient-elles leur héritage culturel en se remémorant le geste historique accompli par Huda Shaaraoui, qui fut la première femme du monde arabo-musulman à se dévoiler en 1923.

Pour en savoir plus

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ZOUARI, Fawzia. Le voile islamique. Histoire et actualité, du Coran à l’affaire du foulard. Lausanne, Favre, 2002, 170 p.


[1] Osire Glacier est professeure à temps partiel au département d’histoire de l’Université Bishop et à l’École de science politique de l’Université d’Ottawa.

[2] Si Hamza Boubakeur, Le Coran, Paris, Maisonneuve & Larose, 1995, p. 1126.

[3] Ibid., p. 1330.

[4] Ibid., p. 1332.

[5] Ibid., p. 1140.