L’internement des Ukrainiens par le Canada, 1914-1920

Publié le 10 novembre 2020

Affiche : Orion Keresztesi, artiste, militant
et analyste politique pour le caucus du NPD de la Nouvelle-Écosse

Texte : Kassandra Luciuk, candidate au doctorat en histoire
à l’Université de Toronto.

Traduction : Marie-Laurence Rho

Entre 1914 et 1920, le gouvernement canadien a utilisé la Loi des mesures de guerre pour interner 8579 personnes, dont 4000 Ukrainiens, qui étaient tous des migrants récemment arrivés de l’Empire austro-hongrois. Adoptée le 22 août 1914, suite au déclanchement de la Première Guerre mondiale, la Loi des mesures de guerre permettait au gouvernement de prendre des décisions relatives à la gestion de la guerre sans avoir à consulter le Parlement ou à respecter les lois existantes. Avec ses nouveaux pouvoirs, le gouvernement a arrêté, détenu, censuré et déporté des milliers de personnes identifiées comme des « étrangers ennemis ». Près de 80 000 autres ont été contraintes à s’enregistrer et à se présenter régulièrement à la police locale. Leur liberté d’expression, de circulation et d’association s’en trouvait donc restreinte. Sans compter qu’afin de prévenir des votes contre le gouvernement d’Union alors au pouvoir, quiconque arrivé après le mois de mars 1902 était privé de son droit de vote.

Les politiques d’internement sont l’une des conséquences des préjugés et de la discrimination généralisés qui dominaient au Canada au début du XXe siècle. L’opinion publique à l’égard des Ukrainien·ne·s et des autres immigrant·e·s de l’Europe de l’Est allait de l’hostilité et de la xénophobie à des appels plus « progressistes » à une assimilation rapide. Ces migrants, qui ne correspondaient pas aux notions contemporaines de la blanchité, ont ainsi été ciblés par la discrimination ambiante. Pendant ce temps, les capitalistes canadiens les utilisaient comme main d’œuvre bon marché. Ils ont ainsi cultivé la terre, travaillé dans l’industrie minière et contribué à la construction de chemins de fers transcontinentaux, entreprises qui ont grandement facilité l’accumulation de capitaux au Canada.

L’internement a commencé presque immédiatement après l’adoption de la Loi des mesures de guerre. Plusieurs Ukrainiens ont été internés à cause de soi-disant congédiement patriotique : des travailleurs et des patrons s’étant mobilisés pour que leur renvoi permette de faire de la place aux « loyaux » anglo-canadiens. Certains étaient internés pour avoir protesté contre la discrimination d’emploi et le chômage. Le Conseil privé 1501 avait donné au gouvernement le pouvoir d’arrêter toute personne en situation de pauvreté ou de non-emploi. Dans d’autre cas, les raisons de l’internement n’étaient pas claires et dans plusieurs cas, des hommes étaient simplement arrêtés dans la rue – sans raison apparente – puis internés.

Le quotidien dans les camps de concentration était difficile. Les détenus devaient construire leurs propres prisons et travailler à des projets de défrichage, de construction de routes, de coupe de bois et de construction de voies ferrées. Dans l’Ouest canadien, on obligeait les détenus à construire des parcs nationaux, à tracer des sentiers et même à construire une partie d’un terrain de golf à Banff, en Alberta.

Dans l’ensemble, les détenus réagissaient par l’insubordination et la résistance aux mauvais traitements et à l’exploitation qu’ils subissaient, notamment par le biais du sabotage en ralentissant leur cadence de travail. Dans certains cas, ils se sont révoltés pour obtenir de meilleures conditions. Plusieurs ont tenté de s’échapper et certains ont réussi. Ce sont 107 détenus au total qui sont décédés en raison de leur tentative d’évasion, de blessures liées au travail, de maladies infectieuses et de suicides.

À compter de la fin de l’année 1916, le gouvernement a accordé la libération conditionnelle à de nombreux détenus pour combler les pénuries de main d’œuvre en temps de guerre. Cela ne les rendait pas libre pour autant; ils ont été forcés de travailler contre leur gré dans des milieux dangereux, comme la construction de mines et de chemins de fer tout en étant soumis à une surveillance constante.

La libération de ces détenus coïncide avec le début d’une deuxième vague d’internement au lendemain de la Révolution russe. Cette seconde vague visait spécifiquement les militants syndicaux et les socialistes. Plusieurs personnes ont éventuellement été reconnues comme des « étrangers bolcheviques » et ont été déportées directement des camps.

Les Ukrainiens ont encore une fois été bien représentés parmi ceux qui ont été arrêtés après 1917, renforçant ainsi leur réputation d’« étrangers radicaux ». Cette idée n’était pas entièrement dénuée de fondement, en ce sens où la révolution avait été largement célébrée au sein du Parti social-démocrate ukrainien. Par contre, la radicalisation des Ukrainiens s’inscrivait également dans un contexte plus large de militantisme ouvrier au Canada ayant culminé en 1919. Préoccupés par la baisse des salaires et la menace de chômage, les travailleurs canadiens s’étaient alors tournés plus massivement vers les syndicats industriels militants afin qu’ils les protègent et défendent leurs intérêts. Contrairement aux premières années de la guerre où les troubles politiques pouvaient être imputés à la propagande d’agents ennemis allemands ou autrichiens; le gouvernement ciblait désormais la classe ouvrière de manière plus générale.

Une meilleure compréhension de la détention des Ukrainiens permet de faire la lumière sur la longue histoire du traitement injuste infligé aux immigrant·e·s par le gouvernement canadien, ceux-ci et celles-ci souvent jugé·e·s d’emblée comme des « radicaux étrangers » indésirables. Dans le cas des détenus Ukrainiens, les agents de l’État ne voyaient en eux que des corps à utiliser pour construire le pays et non pour rejoindre la nation. Les chemins menant à l’internement étaient nombreux – malchance, pauvreté, chômage, activisme politique – mais tous les détenus partageaient le même point commun : être considérés comme remplaçables. Plutôt que de considérer l’internement strictement comme un projet d’oppression ethnique – même si c’était aussi le cas – nous devons le voir comme un élément clé de l’édification de la nation canadienne. La détention des Ukrainiens et des autres peuples jugés « étrangers ennemis » pendant et après la Première Guerre mondiale n’était pas qu’une exception regrettable; elle reflète le fonctionnement régulier de l’État canadien et de ses pratiques injustes. Ces pratiques ont toujours lieu aujourd’hui avec la détention injustifiée de nombreux migrant·e·s et l’exploitation de travailleur·euse·s étranger·ère·s temporaires.

Texte sur l’affiche :

Qui a construit les chemins de fer et cultivé la terre? Nous, les victimes, qui sommes aujourd’hui torturées. Parlez de notre situation pour que tous les Ukrainiens et toutes les nations voient comment les Anglais chauvins « civilisés », et leurs acolytes canadiens, traitent les étrangers.

Biographies

Orion Keresztesi est un artiste et militant inspiré par l’histoire des luttes des travailleurs – la manière dont elles ont forgé le monde dans lequel on vit et la façon dont elles peuvent nous aider à faire la même chose aujourd’hui. Il travaille comme analyste politique pour le caucus du NPD de la Nouvelle-Écosse et est membre du SEIU Local 2.

Kassandra Luciuk est candidate au doctorat en histoire à l’Université de Toronto. Elle est présentement titulaire de la bourse de recherche Corsini en histoire canadienne au L.R Wilson Institute for Canadian History à l’Université McMaster. Les recherches de Kassandra portent sur la consolidation de l’hégémonie culturelle au sein de la communauté ukrainienne canadienne durant la Guerre froide. Elle travaille également avec Nicole Marie Burton à la production d’un roman graphique qui portera sur la thématique de l’internement au Canada durant la Première Guerre mondiale.

Pour en savoir plus

Avery, Donald. “Dangerous Foreigners”: European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 1896–1932. Toronto: McClelland and Stewart, 1979.

Kealey, Gregory S. “State Repression of Labour and the Left in Canada, 1914–1920: The Impact of the First World War.” Canadian Historical Review 73, no. 3 (September 1992): 281–314.

Kordan, Bohdan S. No Free Man: Canada, the Great War, and the Enemy Alien Experience. Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2016.

Luciuk, Lubomyr Y. In Fear of the Barbed Wire Fence: Canada’s First National Internment Operations and the Ukrainian Canadians, 1914–1920. Kingston, ON: Kashtan Press, 2001.

Swyripa, Frances, and John Herd Thompson. Loyalties in Conflict: Ukrainians in Canada during the Great War. Edmonton, AB: Canadian Institute of Ukrainian Studies, 1983.