Algérie, une histoire de révolutions : discussion avec trois jeunes engagés

Publié le 27 juin 2019

Discussion avec Islam Amine Derradji, Hiba Zerrougui et Amel Gherbi du Collectif des jeunes Algériens, et animée par Christine Chevalier-Caron

Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance de m’entretenir avec trois doctorants impliqués au sein du Collectif des jeunes engagées dans le but de discuter des importantes mobilisations qui ont actuellement cours en Algérie et dans la diaspora algérienne. La première de ces trois personnes est Islam Amine Derradji, candidat au doctorat en sciences politiques à l’Université de Montréal. Ses travaux de recherche actuels portent sur les luttes et mouvements sociaux  en Algérie. La deuxième personne présente est Hiba Zerrougui, candidate au doctorat en sciences politiques à l’Université McGill. Ses recherches portent sur les mouvements de contestations, tant les émeutes que les mouvements de manifestation, et leurs effets sur les dynamiques internes d’un régime autoritaire. Elle a choisi d’étudier ces questions en Algérie, puisqu’il s’avère d’un cas complexe et où il y a eu historiquement beaucoup de mouvements de contestation. La troisième participante à la discussion est Amel Gherbi, doctorante en études urbaines au centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS-UCS). Formée en sciences humaines et sociales, ses travaux portent sur les enjeux de mobilité internationale ainsi que d’hospitalité  urbaine et régionale. Depuis quelques mois, elle milite aussi au sein du Collectif des jeunes engagés et participe activement au Forum citoyen d’Algérien.ne.s à Montréal. Vu cette implication militante commune, nous avons d’abord décidé de discuter du Collectif et des mobilisations dans la diaspora. Ensuite, il a surtout été question des luttes qui ont marqué l’histoire de l’Algérie depuis les années 1950 afin de réfléchir au mouvement actuel à la lumière de celles-ci.

Christine : D’abord, ce collectif, Islam, en es-tu à l’initiative?

Islam : Je ne suis pas à l’initiative, mais je fais partie des premiers signataires d’un appel diffusé dans les médias, dans lequel nous voulions interpeller les Algériennes et les Algériens sur la nécessité d’un changement de système.  Nous n’avions pas d’emblée l’idée de nous organiser ou de nous structurer en collectif. Nous avions le sentiment que la situation politique et économique était inquiétante et qu’il fallait que des actions soient entreprises pour sortir du statu quo. On appelait la jeunesse à s’engager, à s’impliquer davantage dans la chose publique et on invitait les algérien.nes à écrire une nouvelle page de l’histoire collective. En cela, on joignait nos voix à celles de militant.e.s et d’intellectuelles qui avaient multiplié ce genre d’appels par le passé. Les premières mobilisations nous ont toutefois surpris par leur ampleur. Elles nous ont confortés dans la justesse de nos lectures. Elles nous ont encouragées à nous constituer en force de proposition, pour tenter de peser dans les débats qui engageaient l’avenir du pays.  La réaction des personnes qui nous ont écrit, comme Amel par exemple, nous a également incités à nous structurer et envisager des actions. C’est vraiment comme ça que nous avons  commencé. Amel milite d’ailleurs dans plusieurs collectifs.

Amel : J’ai d’abord répondu à cet appel des jeunes engagés dont parle Islam. Ensuite, il faut dire que je suis née à Alger et je vis à Montréal depuis l’âge de 5 ans. Je suis donc bicitoyenne Algérienne et Canadienne. Et pour moi, la citoyenneté demande un engagement actif. Donc, lorsque j’ai vu la mobilisation qui prenait naissance ici à Montréal, j’ai constaté comme plusieurs, qu’on aurait besoin d’un espace pour libérer la parole des Algériennes et des Algériens et aussi pour délibérer. On le pressentait, rapidement il y a eu un vif besoin de s’exprimer sur la situation, de proposer des analyses et même des pistes de sortie de crise. Depuis le début, il y a une forte effervescence pour participer au mouvement qui est clairement polycéphale. Nous sommes tous interreliés que ce soit ici, en Algérie ou ailleurs. Ce mouvement n’est pas celui d’un individu d’un groupe particulier. Les idées, les messages, les actions circulent. Par exemple, très tôt en Algérie les espaces publics se sont vus appropriés par les citoyens qui les utilisaient comme agoras populaires. Cette idée a ainsi été reprise dans différentes villes où sont établis des Algériennes et Algériens mobilisés. Par rapport à ce qui se passe ici à Montréal, et même au Canada, il y a plusieurs villes où il y a des mobilisations. De Vancouver à Halifax, de Calgary à Toronto ou d’Ottawa à Montréal, ces rassemblements sont évidemment plus ou moins nombreux selon le nombre d’Algériennes et Algériens dans les différentes villes canadiennes. C’est sûr qu’à Montréal c’est beaucoup plus dynamique. Si on est environ 100 000 au Canada, la majorité, peut-être 90%, est dans la région métropolitaine de Montréal. Il y a des milliers de personnes qui se rassemblent à Montréal tous les dimanches depuis les débuts du mouvement. On se retrouve ainsi tous les dimanches beau temps mauvais temps, pancartes à la main, brandissant les drapeaux et chants patriotiques qui nous rassemblent. De nombreuses personnes s’activent pour que cela soit rendu possible. Il y a beaucoup de travail derrière. Ce qui est particulièrement intéressant je trouve, c’est la volonté d’agir et d’être en phase avec ce qui se fait en Algérie, de reprendre les slogans et les actions que sont et naissent en Algérie. On essaie de les ramener ici.  Il y a cet effort constant chaque semaine de faire échos, d’être des porte-voix de ce qui se passe en Algérie, et non pas d’aller imposer une nouvelle vision, ça c’est quelque chose qui est très important pour l’ensemble des acteurs qui se mobilisent. Et donc parallèlement à ces manifestations, on se rencontre toutes les semaines également, pour discuter collectivement, s’organiser pour réussir à avoir des actions structurantes qui visent à se débarrasser du régime du système en place et de remettre le politique entre les mains des citoyennes et des citoyens. Le mot d’ordre du mouvement citoyen est clair, on dit Yetnahaw ga3, ce qui veut dire « qu’ils dégagent tous ». Donc, on essaie de s’organiser collectivement à travers des démarches participatives, ce qui n’est pas simple, puisque c’est quelque chose qui s’apprend aussi, tout le monde n’est pas à l’aise avec cette façon de faire les choses, très horizontale et impliquant des personnes au bagage très différent. Hiba, tu as d’ailleurs assisté à certaines de ces rencontres.

Hiba : Effectivement, j’ai assisté à la deuxième ou troisième rencontre, et je fais partie d’un groupe de travail. Je pense m’insérer dans d’autres groupes.  L’idée c’est vraiment que c’est un apprentissage. C’est un mouvement établi dans le contexte de la diaspora à Montréal.  Dans le cadre des comités de travail et des rencontres que l’on a eues, les gens qui y participent viennent de partout et de tous les milieux. Certains d’entre eux n’ont jamais participé à une manifestation, d’autres ont fait partie d’un mouvement. Chacun a son bagage, ses connaissances, son réseau, et tente de faire quelque chose, de mettre la main à la pâte pour « le bien commun ». C’est un processus qui est aussi contentieux dans le sens qu’il y a des débats, il y a des discordes. C’est un apprentissage pluraliste du politique, c’est vraiment beau à voir. Chacun apporte ses connaissances, alors il n’y a pas vraiment de hiérarchie,  c’est-à-dire que ce ne sont pas des spécialistes qui dirigent, qui mènent le jeu. Chacun amène sa perspective, puis chacun a sa voix.

Christine : Donc, il n’y a pas de leader et tout le monde qui suit ?

Amel : Pas du tout, sinon ça ne fonctionnerait pas.

Hiba : Il y a une récalcitrance à l’égard de l’élitisme.

Amel : Ça s’est décidé très tôt: on ne veut pas d’élite, c’était vraiment la base du mouvement.

Islam : Ces demandes et ces pratiques d’horizontalité, c’est aussi quelque chose que l’on retrouve en Algérie. Au-delà de la volonté de mettre fin au régime, il y a une critique à l’endroit de la classe politique, de certains chefs de partis qui se seraient compromis avec les puissants du moment; de certaines figures de la représentation ou de leadership autoritaires qui se sentant dépositaires du génie humain, se croient statutairement fondées à imposer leurs lumières aux autres. Au-delà des spécificités du système politique algérien, on retrouve, en creux, une remise en question des formes modernes du politique.  La volonté de ne pas avoir simplement des représentants, mais des interlocuteurs, pour participer directement aux affaires de la cité. Il y a aussi l’idée que les savoirs, qu’ils soient « profanes » ou « experts », sont également valorisables et méritent d’être reconnus. Il me semble que c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la proposition d’une constituante séduit.

Christine : Donc, revenons au début du mouvement. En février dernier, suite à l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, un important mouvement social a émergé en Algérie et dans la diaspora, pouvez-vous nous parler de l’émergence de ce mouvement de contestation?

Hiba : Je me rappellerais toujours, quand on était à la première manif, Islam et moi, ici à Montréal, quelqu’un est venu nous voir, et nous a demandé: « Pourquoi c’est arrivé maintenant, et pas en 2014? Qu’est-ce qui est différent avec le 3e mandat par rapport au  4e mandat présidentiel? » À l’époque, il y a eu de la contestation, mais elle n’était pas aussi importante qu’elle l’est actuellement. Même chose pour 2011, lors du « Printemps arabe ». Qu’est-ce qui explique qu’une telle mobilisation ait lieu maintenant, mais pas avant? Donc, je me rappelle qu’Islam avait mentionné à notre interlocuteur l’effet d’usure.

Je pense qu’il y a des effets structurels qui créent un effet d’usure. La raison politico-économique est relative à la rente pétrolière. Dans les pays rentiers, en raison de la baisse du prix du pétrole, la paix sociale est plus difficile à acheter, ce qui à long terme crée l’effritement de la stabilité politique. Cette explication est néanmoins critiquée : les manifestants demandent un changement de régime et non des biens économiques via un plus grand accès à la rente pétrolière. Ils demandent plutôt une révision du système, une meilleure redistribution des ressources et du pouvoir. Ils cherchent à faire entendre leur voix. Il y a aussi une grande critique de la corruption qui est généralisée. Donc bien que le « timing » du mouvement populaire corrèle avec l’explication politico-économique (baisse du prix du pétrole étant lié à l’émergence de mouvements contestataires), les discours des manifestants ne collent pas avec ceux prédits par la théorie des États rentiers.

Une autre explication liée à l’effet d’usure et du timing des manifestations est liée aux cycles électoraux. Des élections, de par leur caractère contentieux, constituent un contexte opportun pour l’action collective. D’ailleurs, c’est en vue des élections présidentielles prévues pour le printemps 2019, que le mouvement contestataire s’est formé. Les Algériens ne voulaient pas d’un cinquième mandat pour le président sortant, Abdelaziz Bouteflika.  Les gens se sont d’abord mobilisés autour de cette idée, et cela a changé à travers le temps en réaction aux réponses du gouvernement algérien. Le régime, à travers des lettres supposément rédigées par le président, a d’abord répondu aux demandes des manifestants par: « Bien, laissez Bouteflika se présenter à ces prochaines élections présidentielles. Bouteflika fera un petit cinquième mandat d’un an, et dans ce cadre organisera rapidement une autre élection pour laquelle il promet de ne pas se représenter comme candidat ». Et les gens n’ont pas accepté cela. Dans les semaines suivantes, Bouteflika annonça l’abandon de ces élections et introduit un flou artistique quant à quand elles allaient être. Ce qui devenait clair, c’était son entêtement – ou celui de son entourage à maintenir le Président sortant au pouvoir. Et la réponse des manifestants – dans leurs slogans – se radicalisa, tout en demeurant pacifique, en réaction à la surdité du régime. En ce sens, le pourquoi du mouvement a évolué avec les dynamiques contentieuses et les réponses de l’État aux demandes des manifestants. Je crois que c’est quelque chose de très important.

Et c’est surprenant vu  l’expérience algérienne lors du printemps arabe. Lorsque j’ai étudié pourquoi le régime algérien n’a relativement pas été inquiété par ces vagues de soulèvements, une chose qui était ressortie est que l’Algérie est un État rentier, donc il a un système coercitif très important, qui permet de limiter ou bien de rediriger les mouvements sociaux, de les dissuader. De plus, l’État algérien a été très proactif, une fois qu’il y a un peu de mobilisation, il y a tout de suite une réponse du type réformes politiques cosmétiques et l’annonce de plus de programmes de redistribution. Ce qui ressort du mouvement en ce moment, et peut-être qu’Islam voudra en donner une vision différente, c’est que la réponse de l’État a été très malhabile depuis le début, et cela a alimenté le  mouvement plutôt que de le résorber. C’est-à-dire qu’au début, les Algériens scandaient qu’ils ne voulaient plus de Bouteflika. Et après, ce fut « yatnahaw ga3 » [ils doivent tous partir]. Et il faut noter que le « tous »  réfèrent de plus en plus à un système perçu comme corrompu, et non seulement des individus. La raison d’être du mouvement à changer avec le temps et la réponse de l’État. Ce serait ma réponse, mais je ne sais pas si Islam, tu veux rajouter quelque chose.

Islam : J’ajouterai peut-être un petit élément de contexte, c’est vrai que le régime de Bouteflika dure depuis une vingtaine d’années, puisqu’il est arrivé à la présidence en 1999. Il y a, d’un côté, cette forme d’usure du pouvoir qu’Hiba a rappelé, et le fait que depuis 2013 le président, suite à un AVC, est particulièrement absent. À son arrivée à la présidence, Abdel-Aziz Bouteflika voit son autorité adossée à celle des généraux qui l’ont soutenu. Il tente toutefois de s’autonomiser et de consolider sa position par des jeux d’alliances.

Au fil des mandats, une coalition dirigeante s’est formée autour du président. Elle rassemble, parmi les figures les plus visibles publiquement, le chef d’État-major de l’armée, le chef des services de renseignement, l’entourage familial du président, un certain nombre d’oligarques qui profitent d’accès aux marchés publics, des personnalités politiques ou administratives qui obtiennent des privilèges en échange de leur loyauté. Plusieurs de ces acteurs finissent par occuper des positions dominantes dans leurs sphères d’activité respectives (champ administratif, politique, économique), si bien que s’opère une division du travail de domination.  Les factions qui constituent cette coalition dirigeante, si elles coopèrent pour assurer leur conservation et leur reproduction dans le temps, entretiennent tout autant des rapports de concurrence.  Avec la maladie du président Bouteflika, se pose la question de sa succession. Question qui n’a pu être résolue au cours du quatrième mandat par les différentes factions. Les mobilisations du mois de février vont alors mettre à jour les lignes de fractures et réactiver les conflits. La crise politique qui en découle devient un moment de vérité au cours duquel les cartes sont rebattues et les rapports de forces redéfinis.

Mais face à la formation d’une coalition dirigeante, les luttes n’ont jamais cessé. En 2001, deux ans après le début du premier mandat, un mouvement s’est formé en Kabylie, après qu’un jeune ait été retrouvé mort dans les locaux de la gendarmerie. Tout au long des  4 mandats, il y a eu des luttes de syndicats autonomes engagés dans la promotion des droits des travailleurs, de collectifs de chômeurs, d’association de mères de disparus soucieuses de rétablir la vérité et la justice sur le drame des disparitions des années 90. Le Sud algérien a également vu émerger des luttes, notamment celles contre l’exploitation des gaz de schiste. Enfin, de manière plus ponctuelle, mais tout aussi importante, il y a eu, comme Hiba l’a rappelé, des émeutes. En 2008, alors que les prix du brut étaient particulièrement élevés, on a pu constater une recrudescence des émeutes. Certains observateurs parlaient même de 2 à 3 émeutes par jour à travers le territoire national. Ce n’est pas un chiffre que j’ai pu vérifier, mais ces conflits exprimaient, dans plusieurs des cas que j’ai pu étudier, une détérioration du rapport du citoyen à l’État.  La figure de l’émeutier que nous dessinions était celle d’un citoyen qui, dans ses interactions quotidiennes avec des agents de l’État, faisait l’expérience d’une dévalorisation statutaire. L’idée défendue n’était pas celle d’un déclassement social, mais d’un défaut de reconnaissance par l’autorité publique d’une « dignité » égale à tous les citoyens. Il s’agissait d’affirmer sa citoyenneté et garantir que l’exercice de l’autorité publique soit encadré par des principes de justice et d’égalité : un usage de la coercition exempt d’abus de pouvoir, des agents de l’État dignes de probité, un accès garanti et équitable aux biens et services publics (gaz, eau, électricité) et à l’emploi.

En cela, on ne peut céder à une illusion spontanéiste. L’espace protestataire était marqué par des luttes et des mobilisations récurrentes, mais les acteurs organisés peinaient à converger, et les initiatives citoyennes ne parvenaient pas à acquérir une masse critique. En 2019, la Présidence est devenue un point focal, ce qui a permis de faire converger les luttes contre un adversaire ou une figure commune. Les meetings de campagne au cours desquels la photo du président était exhibée, à défaut de sa présence physique, ont donné lieu à des cultes avilissants de la personnalité. Ces rituels sont devenus moralement insoutenables. D’autant plus insoutenables que parmi les incitatifs utilisés pour remplir les salles, des sandwichs au cachir, genre de saucisson de Bologne, étaient offerts à celles et ceux qui venaient assister aux meeting. Le cachir est ainsi devenu un signe de vassalité, de corruption et la preuve de l’inscription des élections dans des rapports clientélistes. C’est pour cela que je dis qu’il y a des ressorts moraux à l’action. On ne veut pas correspondre à ces figures qui semblent nous être renvoyées par le régime, soit des figures de vassalité, soit des figures de délinquance.  Les catégories construites par le régime étaient celles de la délinquance, de la vassalité, voire celles du terrorisme. Donc, des figures très négatives que l’actualité la plus tragique a contribué à véhiculer. Ce que je trouve particulièrement intéressant avec ces mobilisations, c’est que l’entrée dans l’espace public permet de se redéfinir et de renvoyer de soi une image valorisante. Cela traduit un processus de subjectivation politique, c’est-à-dire qu’on se définit en sujet politique capable de prendre en main le destin collectif et d’y participer d’une manière constructive. Pour se faire, il fallait préalablement déconstruire certaines assignations à des catégories du « nous » ou du « moi » qui étaient renvoyés par les discours ou les pratiques du régime. Cette déconstruction s’est faite par l’action protestataire et par la réappropriation des mémoires de la guerre de libération nationale. Des mémoires porteuses de figures de dignité qui permettent de réfléchir d’autres « nous » et d’autres « moi ». Les mobilisations ont donc été profondément transformatrices pour les sujets. Or ces transformations se sont déployées dans une civilité urbaine (campagne de nettoyage des rues, décoration du mobilier urbain). En bref, il me semble que le souci de soi a été central à l’affirmation d’une subjectivité citoyenne qui se découvre et se révèle dans l’entrée dans l’espace public.

À ce moment, Hiba nous présente son téléphone sur lequel apparait l’image ci-dessous. Elle la commente.

Graphique: Nombre de manifestations et d’émeutes en Algérie (excluant les actes terroristes) par mois et années (janvier 1979 à mars 2019). Les points indiquent seulement un compte et ne reflètent pas du niveau de mobilisation. Plus le cercle est grand, plus il y a eu d’évènements à ce moment de l’histoire algérienne.

Source: Global Database of Events, Language, and Tone (GDELT), 2019

Hiba : En fait, c’est simplement pour témoigner et soutenir l’argument. C’est une représentation graphique du nombre d’émeutes et de manifestations ayant eu lieu en Algérie par mois, de 1979 à 2019. En bas du graphique, on retrouve les mois de l’année, et pour chaque année, chaque point représente une émeute ou manifestation. La taille du point varie selon le nombre d’évènements pour ce moment précis dans le temps. En fait, c’est pour souligner que presque chaque année, et que presque chaque mois, il y a eu des mouvements de contestation. Et cela remet en question le discours soutenu par le régime « Sans moi, il n’y aura pas de stabilité ». En fait, il y a toujours eu des émeutes, il y a toujours eu un mouvement de contestation, quoique souvent fragmenté ou peu focalisé. À certains moments dans l’histoire postcoloniale du pays, il y a eu plus de manifestations/émeutes, soit autour de l’année 1980, vers la fin des années 1980, et la décennie de 1990, lors de 2001. Il y a eu aussi en 2011, un peu plus d’action. Et en 2019 on peut voir la continuité…

Christine : il s’agit plus d’une ligne que de points.

Hiba : L’histoire de l’Algérie postcoloniale a toujours été une histoire d’émeutes, de mouvements de contestation, de mobilisation. Et dans la littérature, on nous présentait ça souvent, jusqu’à tout récemment, comme des mouvements dont l’objectif était d’obtenir plus de biens matériels. Aujourd’hui, on observe que les manifestants en font des performances de civisme. C’est un peu le contraire, ils mettent en scène un contre-narratif. Par exemple, à Béjaïa, au tout début du mouvement de protestation, il y avait des gens qui affirmaient vouloir commencer une série de grèves générales dans cette ville, sachant très bien qu’autour des grèves, il y avait un discours péjoratif: « nous on ne veut pas aller dans des trucs trop radicaux, parce qu’on ne sait jamais comment ça peut ternir le mouvement, etc. ». Alors, ces gens ont décidé de nettoyer leur voisinage, de s’occuper de l’espace public pendant la grève. Cela a octroyé une opinion très positive d’une action qui aurait pu être très contentieuse. J’appelle cela une performance civique. Il y a vraiment une idée de situer l’action collective comme étant une action citoyenne. Je crois que c’est très conscient comme stratégie. Au début, ce n’était pas aussi bien articulé dans la presse et les médias sociaux. Mais maintenant, c’est des discours et des pratiques de plus en plus visibles dans le mouvement. De plus, les gens, à travers les médias sociaux que ce soit Facebook ou Twitter, rappellent à l’ordre quand ils jugent que des manifestants « exagèrent ». Je lis souvent des messages  de rappel à l’ordre de la part de manifestants vis-à-vis l’objectif du mouvement afin d’éviter des « dérives ». Donc, il y a une autogestion du mouvement, du narratif du mouvement, et qui peut être perçue comme disciplinaire, dans le sens que c’est vrai qu’il y a eu des relations de hiérarchiques entre les manifestants et les groupes représentés dans le mouvement. Tout le monde ne peut pas faire ce qu’il/elle veut. Par exemple, le mouvement féministe a vraiment été critiqué, et certains ont tenté de le décrédibiliser pour diverses raisons idéologiques ou stratégiques.

Amel : De la même manière, il a été valorisé par un nombre, peut-être équivalent, d’acteurs, il y a quand même une pluralité de visions des choses que les réseaux sociaux ont permis de rendre plus visible aussi.

Christine : Le fait qu’il n’y a pas de leader a aussi pu aider à mettre de l’avant ces franges-là?

Islam : C’est la force, mais ça pose aussi certaines difficultés

Hiba : Il s’agit d’une force dans le sens où il est très difficile de coopter un mouvement qui est polycéphale, c’est très coûteux d’abord, les demandes sont très diverses. Dans la période de mobilisation, dans la période où l’on conteste, cela devient un avantage.  Aussi, il est très difficile  pour le régime de réprimer un mouvement qui représente  toutes les franges de la société algérienne, que ce soit les groupes sociaux, culturels et politiques. Par contre, quand on entre la période de transition où l’arène politique se situe dans l’institutionnel, c’est une autre chose.  La question de la représentation du mouvement, qui jusque-là n’en avait pas, peut devenir contentieuse. Particulièrement dans un pays marqué par la répression de la diversité et la cooptation des adversaires politiques, s’entendre sur comment les voix vont se faire entendre est tout un défi. Et c’est là que ce devient un petit peu plus complexe, c’est donc une force et une faiblesse en même temps.

Amel : C’est aussi l’occasion, et c’est peut-être une lecture un peu idéaliste, mais je la partage, et elle vaut ce qu’elle vaut, mais c’est aussi l’occasion de créer quelque chose de radicalement différent.

Christine : Proposer une autre structure?

Amel : Oui, qui est adapté au contexte qui l’a vu naître aussi, et qui tend vers un modèle de gouvernance démocratique qui n’est pas repris de ce qui est proposé comme étant mainstream, parce que l’on connait les limites des modèles de démocratie « de surface » si je peux dire, et beaucoup de personnes en sont conscientes. Donc, l’intérêt n’est pas de reprendre ces mêmes modèles, mais de créer quelque chose collectivement pour respecter la souveraineté et l’autodétermination populaires. N’empêche que c’est une œuvre difficile, très difficile même, ça demande du temps. Et on verra comment ça se réalisera. C’est une occasion historique de laquelle on retirera certainement beaucoup d’apprentissages.

Hiba : Et c’est également difficile, parce que le régime, en ce moment, est en train de systématiquement limiter l’action et l’organisation de l’action collective. Il y a une plus grande difficulté de se rassembler dans les espaces publics. Particulièrement, les étudiants qui ont aussi été intimidés dans certaines universités et, lors des marches, par des interventions policières musclées. Il y a aussi la limitation de la mobilité des gens, les gens qui veulent se déplacer à Alger ne peuvent plus le faire, puisque les forces policières bloquent les routes permettant d’y accéder lors des manifestations du vendredi. Une partie du régime travaille à limiter cette coordination des acteurs de la société civile.

Amel : Chaque fois, il y a eu une réponse.

Hiba : L’autre idée que je voulais souligner, c’est que, dans le cadre de mes recherches dans les archives, et je lisais un peu sur ce qu’il se passait dans les années 1960, au tout début de l’État algérien. En fait, les discours qui en ressortent dans le mouvement populaire actuel me font penser à cette idée de développement participatif que le président Ben Bella chapeautait à l’époque et  qui a été aussitôt abandonnée non seulement pour des raisons de stabilité politique et économique, mais aussi parce qu’il y a eu un coup d’État en 1965 où le ministre de la Défense Boumédiène prend le pouvoir et gouverne avec une vision politique qui était très « top-down », très centralisée, où l’armée aurait une importance structurante, tant au niveau de l’idéologie que des processus institutionnels. Et je trouve que dans le narratif, il y a vraiment une comparaison qui peut se faire entre un idéal de développement participatif proposé entre 1962 et 1965, et la situation actuelle. Cet idéal permet à chacun d’amener ses idées, et de faire émerger des comités de quartier qui participent à la vie économique et politique de tous les jours, c’est ce que l’on voit actuellement. Comme si on retournait à ce petit idéal-là qui n’était pas démocratique à l’époque, mais qui était tout de même participatif, plébiscitaire.

Islam : Oui, ce sont des idées de gauche des années ’60 qui reviennent sous d’autres formes. On parlait déjà à l’époque d’autogestion, dans le cadre des réformes agraires par exemple. Ces idées sont reprises aujourd’hui avec une grammaire qui est celle d’une citoyenneté des individus. En cela, la tonalité est peut-être plus libérale, mais disons que les idées ne sont pas totalement nouvelles. Des expériences ont eu lieu par le passé. Ces expériences continuent d’être portées par des militants plus âgés, qui sont dans un esprit de transmission, à la fois des savoirs faire, des pratiques et des histoires des luttes. Au-delà de l’inscription dans une filiation, l’Algérie n’est pas hermétique aux expériences qui sont faites ailleurs. On les observe, on les commente, on y réfléchit. Et pour les militants les plus dotés en capitaux culturels, il y a une forte réflexivité à partir de la littérature en science politique, en théorie politique et sociologie. Tout cela favorise les apprentissages et peut être, qui sait, des innovations porteuses de changement.

Hiba : C’est aussi le cas pour des mouvements qui ne font pas autant l’unanimité, comme les mouvements féministes. Dans les vidéos des assemblées publiques à Alger, on observe que certaines militantes, plus âgées, prennent la parole pour témoigner des leçons des luttes passées. L’une des militantes, qui disait avoir milité au sein du mouvement prodémocratique en 1990-1991, soulignait la marginalisation de la cause féministe à la conclusion des mouvements de contestation passés… « On nous disait dans les années ’90, ce n’est pas le moment de parler du féminisme, on en parlera plus tard ». Et elle souligna que la même chose est arrivée à leurs grands-mères dans le cadre de la lutte pour la libération de l’Algérie. Elle racontait qu’on leur avait répliqué que : « ce n’est pas le moment », et après, selon elle, ces femmes se sont fait avoir, car les promesses quant à la reconnaissance et la protection des droits des femmes n’ont pas été tenues lorsque l’ordre a été rétabli. Dans l’ensemble du mouvement populaire, il y a une prise de conscience de l’importance d’apprendre des échecs passés. Les acteurs sociaux tentent d’être stratégiques.

Islam : Il y a à la fois ces pesanteurs de l’histoire collective, mais également une nouvelle génération politique qui est en train de se former. Une génération qui ne renie pas ces héritages, mais qui est porteuse d’une volonté de faire différemment, qui souhaite apprendre des erreurs et innover. Bien que le mouvement s’inscrive dans les luttes passées, il demeure inédit, par son amplitude, son répertoire d’action et les catégories sociales qui ont investi le mouvement. C’est assez transclassiste et c’est ce qui en fait la force.

Christine : Oui c’est pas juste un calque d’une autre époque, même s’il y a des liens observables.

Islam : Oui tout à fait. Même pour les luttes féministes. Les luttes féministes ne datent pas d’aujourd’hui, bien que les mobilisations offrent une occasion d’investir de manière plus visible l’espace public. Si on active des réseaux et des solidarités déjà existants, on accueille aussi de nouvelles et de nouveaux venus.es. Les mobilisations deviennent un moment fort de socialisation politique où se découvrent et se créent des vocations à l’engagement. Les années 80-90 ont été une période tout aussi déterminante,  car il s’agissait de lutter  contre des courants islamistes perçus comme une menace aux droits et libertés des femmes, si ce n’est comme une menace existentielle. Il s’agissait aussi de s’opposer au nouveau code de la famille (1984) qui reléguait la femme au statut de mineure à vie.

Hiba : elle l’est toujours un peu…

Islam : Oui c’est toujours le cas, c’est une lutte qui n’a pas encore abouti. Le mouvement va moins investir l’espace protestataire dans les années 2000, au profit d’actions destinées à mettre à l’agenda la question des violences faites aux femmes dans les années 1990 à porter assistance aux victimes et à panser les plaies sociales. Il y a également eu des redéploiements dans l’action syndicale. Enfin, le financement des ONG internationales conduit les associations à s’organiser autour de projets ou de thèmes.

Hiba : Tout à fait, ce qui m’a marquée du mouvement actuel, c’est qu’il y a beaucoup de jeunes femmes et d’hommes plus âgés qui prennent la voix, et qui se disent ouvertement féministes. Même que certaines personnes disaient « je ne suis pas féministe », mais je vais m’assurer qu’aucun.e féministe ne soit heurté.e durant les manifestations, parce que c’est contre les valeurs du mouvement. Je trouve que ça c’est quand même inédit dans l’histoire des mouvements contestataires algériens. Ce n’était pas le cas dans les années 1990; c’était beaucoup plus polarisé. C’est vraiment intéressant de voir ce changement et je pense que ça résulte, entre autres, de l’accès aux réseaux sociaux qui amplifie les débats publics. Et il y a aussi eu un « backlash », je ne veux pas monopoliser la question des féministes, mais c’est intéressant parce que c’est un cas assez…

Christine : On a quand même peu d’informations pour l’instant à ce sujet, alors tu peux y aller.

Hiba : Parfait! Dans ce cas-là, il y a eu un « backlash » contre les manifestants qui s’identifient comme féministes. Il y a quelques semaines de ça, circulaient sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, des vidéos où des menaces contre les femmes ont étés perpétrées. Ces menaces ont à leur tour engendré un mouvement de sympathie et de solidarité envers les militant.e.s féministes. Ironiquement, pour plusieurs, les menaces ont justifié ou légitimé les revendications féministes. D’autre part, en s’inspirant de ces mêmes vidéos de menaces, il y a des groupes qui se sont créés dans le but d’intimider et de limiter l’accès à l’espace public aux femmes, et particulièrement à celles qui s’affichent comme féministes. Même si ces  menaces se sont diffusées dans un espace public virtuel, cela a eu des effets réels sur la capacité de gens à pouvoir se mobiliser, et cela a marqué l’agenda politique et les nouvelles pendant quelque temps. Pour moi, l’effet des médias sociaux c’est vraiment d’amplifier et de rendre visibles des débats qui n’étaient possibles que dans des petites communautés ou réseaux de personnes qui s’entendaient ou qui étaient plus ou moins tous d’accord. Il y a eu un effet d’ouverture, des gens qui sont conservateurs peuvent intervenir dans un groupe féministe, je le vois souvent sur Facebook, et c’est intéressant de voir comment la réponse s’articule, bien qu’il y ait toujours des trolls, mais même ceux-ci stimulent des discussions et des débats qui sont intéressants. Donc la rue s’alimente aussi de ce qui se passe dans l’espace public virtuel.

Amel : Au-delà du fait qu’il y a une, disons, une visibilité de ces lectures, ou de la place des femmes dans l’espace public, les réactions qui ont eu lieu suite à ça ne sont pas juste des prises de position ou des dévalorisations dans l’espace médiatique et public, mais aussi des stratégies d’action. C’est très réactif. On a vu tout le monde s’organiser : « est-ce que vous le connaissez? « , « est-ce que vous savez où cette personne-là se trouve? ».

Islam : On l’a retrouvé…

Amel : oui, on l’a retrouvé, il y a eu des démarches à travers le monde

Islam : il y a énormément de solidarité

Amel : Elle n’était pas en Algérie même…

Hiba : Donc peut-être pour contextualiser, parce que ça va trop vite là. Il y a un homme qui a publié sur Facebook une vidéo dans laquelle il professait des menaces à l’encontre des féministes. Il jurait qu’il allait asperger d’acide des femmes, qui afficheront des revendications féministes dans les prochaines manifestations du vendredi. Il soutenait également qu’il avait déjà discuté avec d’autres personnes en Algérie qui allaient le joindre dans cette campagne. La réaction a été fulgurante. Bon, il y a certaines personnes qui ont dénoncé la vidéo auprès de Facebook; d’autres personnes qui ont essayé de localiser l’homme de la vidéo (on se doutait qu’il ne résidait pas en Algérie parce qu’il a parlé un peu en anglais dans la vidéo). Il a apparemment été arrêté et il y a eu des procédures judiciaires contre lui. En fait, il a même produit une vidéo d’excuses la même journée.

Christine : Des conséquences d’un commentaire antiféministe, mais ça c’est quand même un appel à…

Hiba : Oui, c’était un appel à l’action violente contre des femmes et des hommes qui supportent l’action féministe en Algérie. Il y a eu une féministe qui a pris la parole durant cette semaine dans le cadre des agoras à Alger pour dénoncer le fait que durant une manifestation, on lui a arraché sa pancarte. Cette  femme-là a été la cible de menaces de mort, etc. L’intimidation est une réalité,  mais il y a eu également une prise de conscience  et une acceptation, peut-être pas universelle, mais quand même assez importante de la cause féministe ou de la légitimité de la présence féministe dans le mouvement populaire. Il y a des carrés et des places féministes dans le mouvement, où des femmes ou des hommes peuvent discuter de leur cause féministe ouvertement,  ça ce n’est pas quelque chose que nouveau, ça a existé dans les années 90, j’ai vérifié dans les archives (photos et articles de journaux). Puis, elles ont été aussi inquiétées. Ce que je me demande c’est si le débat sur la place des féministes au sein du mouvement populaire a eu lieu lors des mobilisations du début des années 1990. Et si oui, comment se compare-t-il à celui d’aujourd’hui? Il y a moins de traces de ce débat dans les années 90 parce qu’il n’y avait pas de médias sociaux et avec les journaux, c’est un peu difficile d’évaluer l’importance de la propagation de l’acceptation du discours d’un article dans la population. L’avantage de l’usage des médias sociaux au sein du mouvement est qu’il permet à des individus qui normalement n’afficheraient pas publiquement leur opinion sur un sujet tabou ou contentieux  – de peur de subir l’ostracisation sociale  ou la répression gouvernementale – de le faire s’ils découvrent que leur opinion est partagée par un large groupe de personnes. Dans le jargon de la science politique, l’usage des médias sociaux permet la propagation d’information sur la distribution des préférences des individus ce qui permet de combattre la falsification des préférences des acteurs sociaux. Le fait qu’il y a les réseaux sociaux, on peut lire que d’autres personnes pensent la même chose et on peut le dire, avec relativement peu de coûts, dans le sens qu’on est quand même protégé à la maison, qu’on puisse utiliser un pseudonyme, de publier sur ces sujets-là. Et quand on va manifester les semaines d’après, il y a une plus grande certitude, une plus grande confiance envers ce que l’on pense. Il y a également une plus grande concertation sur les slogans à utiliser car les gens les partagent sur Facebook la veille d’une manifestation du vendredi, par exemple. Ces pratiques réduisent l’incertitude et permettent à des (micro) communautés politiques de se créer ou de s’agrandir.

Islam : Pour le meilleur comme pour le pire. Il y a également des groupes masculinistes qui s’y forment…

Hiba : Qui s’organisent.

Islam : C’est ça.

Amel : Chaque débat amène ses questions, on le voit assez bien dans ce contexte-là.

Christine : Avez-vous plus l’impression que c’est le mouvement féministe qui prend le plus d’ampleur ou peut-être les détracteurs ou ce n’est pas évaluable pour l’instant?

Hiba : Parlant d’ampleur, je souhaiterai préciser au sujet de la mobilisation féministe que je ne pense pas que toutes les femmes qui sont impliquées dans diverses causes qui « conceptuellement » ou objectivement pourraient être qualifiées de féministes (égalité entre les genres), se considèrent elles-mêmes nécessairement comme féministes. Je pense que c’est important de reconnaître ça. Le mot féministe peut être dérangeant encore, mais il y a une acceptation grandissante de ce mouvement dans l’espace public – en tout cas, ce que j’ai compris à travers ma lecture initiale de la situation – c’est qu’il y a une plus grande acceptation de sa présence de cette mouvance au sein du mouvement populaire.

Christine : La différence aussi c’est qu’au lieu que ce soit relégué, comme dans les autres mouvements, comme « vous en parlerez plus tard », c’est que ça se déploie sur le terrain, en quelque sorte. Et ce n’est pas comme « ah vous en parlerez plus tard ».

Hiba : Il y a encore des gens qui disent « ah ben vous devez en parlez plus tard »…

Amel : C’est qu’il y a une crainte très stratégique que le mouvement se divise, et qu’il n’y ait plus une revendication collective, commune, qui demande quelque chose qui est primordial pas sur cette question-là, mais primordial à la restructuration de la gouvernance en place.

Hiba : Oui, donc l’idée c’est qu’historiquement, le régime a utilisé toutes les façons possibles de fragmenter les mouvements qui se sont créées, et le mouvement féministe n’étant pas quelque chose qui fait l’unanimité, il est perçu comme une menace à la cohésion du mouvement populaire. C’est conceptualisé comme un obstacle potentiel à la réussite du mouvement, dans ce sens-là. Les oppositions sont souvent dans ce sens, quand je lis à propos des revendications féministes: « ce n’est pas le moment d’en parler », ce n’est pas parce que les détracteurs  soutiennent nécessairement que les droits des femmes sont en soi à l’encontre la religion musulmane, par exemple, mais c’est plutôt motivé par la crainte que cela n’engendre des frictions et des divisions au sein du mouvement populaire que le régime pourra alors exploiter. Ou encore que cela ne distrait les manifestants de l’objectif de se départir de l’un ennemi commun qui serait le régime. Donc c’est plus dans ce sens-là que je lis l’opposition ou les craintes liées à la mouvance féministe ou du mouvement féministe dans le mouvement populaire.

Islam : Je ne pourrais pas me prononcer là-dessus, dans le sens où je n’ai pas les moyens de mesurer précisément la force du mouvement ou l’importance des soutiens qui sont les siens. Historiquement, c’est un mouvement qui s’est ancré dans les grands centres urbains et qui a été porté par des femmes issues de classes moyennes supérieures à forte dotation en capital culturel : des avocates, des professeurs, des médecins, des journalistes ou des artistes engagées. Dans le contexte des mobilisations du 22 février, il a suscité des critiques et des oppositions. Au-delà des forces réactionnaires qui rejettent le principe même d’avancement des droits des femmes, on a accusé, dans les réseaux sociaux, les féministes de disperser les énergies. On a soutenu qu’il fallait d’abord instaurer un régime démocratique et édifier un État de droit. Une fois, la chose faite, chacun.e pourra défendre ses revendications. Créons d’abord les espaces d’expression et les institutions qui les garantissent. Si les féministes se disent prêtes à discuter des prises de position stratégique, elles font remarquer que ce n’est « jamais le bon moment pour parler des droits des femmes ». Que si elles ne le faisaient pas, on n’en parlerait jamais. Elles font remarquer que leurs voix viennent enrichir le débat et lui donnent de l’épaisseur plutôt qu’elles ne dispersent les forces, dès lors qu’elles endossent pleinement l’idée d’une rupture avec le système politique actuel.

Hiba : Au sein de ce même mouvement populaire actuel, on peut retrouver des personnes qui militent pour les droits des animaux au milieu de la manifestation du vendredi et il y a eu des personnes qui militaient pour les droits des disparus, il y a des personnes qui sont plus conservatrices qui ont été pointées du doigt et en disant peut-être que c’est des militants islamistes, certains l’étaient, certains ne l’étaient pas, etc. Toutes ces mouvances ont fait l’objet de cette critique dite stratégique. Je rajouterais une clarification, le mouvement féministe n’est pas nécessairement démocratique, plusieurs mouvements dans les réseaux sociaux ne sont pas nécessairement pour le pluralisme politique en soi, donc il faut faire attention de ne pas associer tout le mouvement féministe et démocratie ensemble. Aussi, dans les réseaux sociaux, ce qui transparaît c’est que certains d’entre elles ou d’entre eux ne sont pas nécessairement ouverts à d’autres mouvances, et c’est typique de mouvements qui sont créés dans un contexte autoritaire, ce n’est pas nécessairement parce que X est un syndicaliste qu’il/elle va être un.e militant.e pour les droits humains…ou encore ce n’est pas automatique que si X s’identifie comme un islamiste qu’il/elle va se positionner contre la démocratie.

Christine : il ne faut pas l’aborder d’une façon homogène non plus.

Hiba : Voilà tout à fait. Il y a beaucoup de fragmentations et de diversité à l’intérieur de ces mouvances.

Amel : Certainement. C’est qu’on soit passé à un espace public hostile aux manifestations politiques, et peut-être que ce n’est probablement pas aussi catégorique que ça, mais, selon ma lecture, la vie politique était dépossédée de ses espaces publics même si les luttes ont toujours été présentes et vous avez fait l’historique un peu. Il y a toujours eu une lutte, il y a eu des échanges, il y a eu des discussions, qui avaient toujours lieu chez les gens, les familles, etc. mais l’occupation pacifique de l’espace public a permis de rendre visibles les différentes tendances d’une vie politique jusqu’alors cloisonnée dans certains « safe spaces » j’imagine. S’approprier les lieux, sentir qu’il y a d’autres personnes autour de nous qui font de même… Il y a tellement de gens qui étaient surpris de voir la diversité des propositions, personne ne s’attendait à ce que d’autres partagent des positions communes.

Hiba : Et c’est aussi en lien avec les dynamiques du mouvement en soi, la transformation du mouvement, – pas nécessairement téléologique – d’un mouvement contre une personnalité politique à un mouvement pour un projet de société, ouvre la porte à divers discours qui sont beaucoup plus complexes et potentiellement contradictoires ou en compétition. La réaction populaire et virtuelle sur les réseaux sociaux à l’encontre certains mouvements a été plus prononcée que d’autres. Ceci les a cependant catapultés, leur a octroyé plus de visibilité. Encore là, Islam, tu nous remets un peu à l’ordre, c’est vrai que c’est difficile d’évaluer, mais j’ai suivi les mouvements féministes en Afrique du Nord par intérêt depuis un certain temps, et c’est la première fois que je vois, sur les réseaux sociaux des discussions sur les fondations de la légitimité d’un mouvement féministe en Algérie de manière aussi franche et ouverte. Et ça c’est, pour moi, significatif. Encore là, est-ce que ça va être associé avec des changements sociaux et des mouvements sociaux plus organisés, à long terme, ça on ne le sait pas encore.

Islam : Le fait d’en parler c’est déjà un acquis. L’important est de préserver cet acquis, de faire en sorte que cet espace puisse…

Amel : … que ça puisse faire partie des revendications, des luttes, qu’il y ait une volonté des personnes mobilisées en ce moment, que tout ce que nous avons acquis, nous n’allons pas le perdre, nous allons capitaliser à partir de ça.

Christine : et ça, ça doit être plus facile de penser dans cette avenue-là, dans le sens où c’est un système qui est contesté et pas une personne, parce que si c’est juste une personne, le mouvement féministe a raison d’être mais ce n’est pas la même proposition que si tu contestes un système dans lequel tu peux proposer un système où les femmes ont une autre prise en compte et une autre façon de s’organiser. Est-ce que vous aviez autre chose à dire sur cette dimension-là de la lutte?

Islam : Le mouvement est transformateur pour les personnes qui s’y engagent. Il y a une prise de conscience de soi, en tant que citoyen, ce qui permet d’ouvrir le champ des possibles. Quand je parlais d’une génération qui se forme, je ne parlais pas d’une simple cohorte d’âges. C’est bien d’une cohorte qui prend conscience d’elle-même et se constitue en acteur politique que j’avais en tête. Comme le disait Fanon, chaque génération doit, dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. Des figures se découvrent et se révèlent au monde dans  l’action…Par cette entrée dans l’espace public, il y a des vocations à l’engagement qui se créent et des mouvements qui se regénèrent. Des organisations pourront aussi y voir l’occasion de renouveler leurs membres…

Hiba : Ouais, c’est une opportunité pour tout le monde, je regardais un peu les vidéos des agoras qui se sont fait à Alger et il y avait un jeune homme, ça a été une des vidéos qui a été la plus partagée, qui affirmait: « je redécouvre mon histoire politique  à travers le mouvement, parce que je ne savais pas qu’il y avait eu un coup d’État en 1965; je ne savais pas qu’il y avait eu un printemps berbère, etc. ». La socialisation, c’est aussi la réappropriation de l’histoire de l’Algérie à travers le mouvement. Il y a des jeunes qui n’étaient pas politisés ou qui l’étaient très peu, et qui ont pris parole dans certaines agoras pour dire « regardez, moi je veux maintenant m’impliquer, je ne savais pas qu’il se passait ça avant, qu’il s’est passé ça dans mon histoire », et affirmait que le peuple est aussi responsable de cette méconnaissance. Aujourd’hui, il y a une campagne populaire, une démarche  par le bas pour la réappropriation de l’espace public et des organisations civiques par les citoyens. Depuis 1990, il y a eu énormément d’associations civiques en Algérie, depuis la loi sur les associations. Or, les règles sur le financement des associations limitent considérablement leur fonctionnement et la portée de leur action. En effet, la loi sur les associations civiques de 1990 stipulait que l’existence et le financement d’une association civique étaient conditionnels à l’approbation de l’État (du ministère de l’Intérieur, pour être précise).

Christine : t’avais l’air dans une lancée sur les associations…

Hiba : On ne pouvait parler de société civile au sens classique, au sens qui peut être donné dans le contexte d’un État de droit. Le clientélisme est très important dans la société algérienne. Il y a aussi une prise de conscience de certains individus qui se concrétisent publiquement dans les agoras, une volonté de se réapproprier ces organisations qui ont été cooptées par l’État. L’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) par exemple…

Islam : L’Union générale des travailleurs algériens

Hiba : Donc, l’Union générale des travailleurs algériens – certains font appel à l’investir. L’argument de ces gens est qu’elle leur a été volée en 1969, du fait de la campagne de purge et du processus de cooptation qui a abouti en 1969 à une organisation considérablement affaiblie et assujettie au parti unique (FLN). Il y a certaines personnes qui disent en ce moment, publiquement dans les agoras, à Alger surtout : « reprenons le contrôle de ces organisations-là ». Ça ne fait pas consensus, mais il y a une réalisation qui se fait, de la nécessité de réappropriation et de protection de l’espace public, mais aussi de la vie associative.

Islam : Je peux poursuivre un peu sur l’UGTA puisqu’on en parle. Fondée, en 1956, elle est pensée comme une organisation au service de la lutte de libération nationale. Elle participe à encadrer les travailleurs et à leur insuffler une conscience nationale. À l’indépendance, elle est le relai du parti unique, le FLN, dans le monde du travail. Le modèle qui se met alors en place est celui d’un corporatisme d’État. Au tournant des années 1990, on assiste à une libéralisation de l’espace partisan, syndical et associatif, consacré par une nouvelle constitution. Des syndicats autonomes se créent progressivement et luttent pour leur reconnaissance. On les retrouve dans la fonction publique, dans l’enseignement secondaire ou universitaire. Au cours des derniers mandats d’Abdel-Aziz Bouteflika, la hiérarchie de l’UGTA lui a apporté le soutien de l’organisation. Elle a alors été taxée de devenir un syndicat jaune.

Christine : peut-être que certains dirigeants syndicaux le sont mais pas nécessairement les syndiqués…

Islam: Ce n’est pas un appareil monolithique. Il y a des sections locales qui sont plus frondeuses que d’autres et des militants de « base » qui continuent d’avoir une éthique de conviction. Ils entrent alors en conflit avec une hiérarchie accusée de se compromettre avec le régime ou d’entrer dans un jeu de transactions collusives. Le risque est, alors, d’être mis au banc de l’organisation ou même de perdre son emploi. Ces lignes de tensions se révèlent généralement durant les crises. On l’a vu avec l’UGTT en Tunisie en 2011. Alors qu’on pensait que l’organisation n’était qu’un instrument d’embrigadement des masses au service du régime de Ben Ali, des sections ont fini par entrer en lutte. Certaines font défection et des factions à l’intérieur de l’organisation y voit une opportunité pour « redresser » la centrale ou d’en prendre la direction.

Christine : Sinon, je me demandais, ma question est plus à propos de la guerre d’indépendance, la révolution algérienne. En fait, à la fois, j’aimerai que vous me parliez du lien avec la lutte pour l’indépendance, comment peut-elle éclairer la compréhension de ce qui se passe actuellement? Islam, je pense que tu as quand même donné quelques clés de compréhension depuis le début de l’entrevue, mais j’aimerai aussi avoir votre avis sur la portée des symboliques et de l’histoire de lutte à l’indépendance, notamment avec les figures d’Ali Lapointe et des Martyrs, donc comment les symboliques sont reprises dans les mouvements et les mobilisations ?

Islam : Oui, c’est des figures marquantes de la lutte de libération nationale. Des personnes qui ont consenti aux plus grands sacrifices, pour que les Algérien.ne.s se libèrent du joug du colonialisme. C’est des figures de dignité, dans le sens où c’est des figures de lutte pour l’émancipation. Marcher en arborant leurs photos, c’est une façon de dire : je me souviens. Une manière de s’inscrire dans cette filiation, d’en reprendre le combat et les espoirs. C’est une manière également de se souvenir de qui nous sommes. Face à des figures de vassalité sur lesquels se déploie l’autoritarisme, il y a ces figures du « nous » qui existent et qui nous permettent de reconstruire une image de dignité. Pour moi la mémoire collective vient jouer un rôle essentiel dans le processus de subjectivation politique. Elle contribue à une prise de conscience de soi et une affirmation de soi dans l’espace public qui accompagne une citoyenneté algérienne en acte. J’ai une lecture des mobilisations qui relève beaucoup du pragmatisme de Mead et qui offre des pistes pour penser la citoyenneté. Il y a à la fois ces figures mythiques qui ont disparu et il y a des héroïnes de la lutte de libération nationale, comme Djamila Bouhired, qui sont directement intervenues dans le débat, avec un esprit de transmission du flambeau aux nouvelles générations.

Amel : Ça a marqué les esprits…

Islam : Oui, parce que c’est une dame  qui a été arrêtée, puis condamnée à mort durant la lutte de libération nationale. Elle avait suscité un mouvement de solidarité au-delà de l’Algérie. Le fait de la voir s’investir  donne une caution morale au mouvement. Mais il n’y a pas que ces figures mythiques, il y a aussi les slogans « un seul héros, le peuple » qui sont repris.

Hiba : Mais qui a aussi toujours fait partie du paysage, c’est partout dans les rues et les murs d’Alger par exemple…

Islam : Ce n’est pas des symboles avaient disparues, ça fait partie du roman national, fait même partie de la construction de l’identité collective, construction à laquelle ont participé l’État et le régime.

Hiba : la trinité…

Islam : Dans le sens où cette construction de l’identité collective a été faite dans les textes fondateurs – Charte d’Alger ou les constitutions algérienne – il y a toujours ce retour sur l’histoire qui participe à la fondation de l’État et la fabrique du citoyen. On a pensé un temps constituer la communauté politique sur la langue ou la religion, mais il me semble que son acte fondateur est une lutte pour la dignité et l’émancipation. Partant de là, on pourra toujours y revenir pour se définir et se redéfinir. Les drapeaux ont beaucoup été portés pour témoigner de son attachement à la patrie.

Hiba: Ou les drapeaux…

Islam : pour tous les drapeaux, et j’allais ajouter également le drapeau amazigh, pour marquer cette double affiliation.

Hiba: Dès le début du mouvement, il y avait toujours cet épouvantail de la main étrangère… qui serait derrière le mouvement populaire de 2019. Cette idée a beaucoup été relayée dans les médias. Et cela fait l’affaire du régime, car c’est une manière de décrédibiliser le mouvement populaire. Or, ce discours sur la main étrangère a été également récupéré par les manifestant.e.s à l’encontre des personnalités clé du régime. Dans des slogans et des pancartes, des manifestant.e.s ont présenté le régime algérien comme un acteur allant à l’encontre de l’intérêt général et national; comme un « colonisateur » , qui sont le relai « d’intérêts étrangers ». C’était une réponse intéressante, ça ramène encore les luttes anticoloniales, et je trouve que c’est une réponse assez sophistiquée, et stratégiquement c’est très embêtant pour ce régime d’être associé à la main étrangère étant donné qu’il puise sa légitimité historique dans le mythe de la lutte anti-coloniale .

Christine : C’est une forte symbolique quand même …

Hiba : Voilà.

Christine :  C’est un peu double, donc ça permet aussi de peut-être plus réactualiser les luttes d’indépendance, puisque la figure devant toi représente aussi le colonisateur …

Islam : Oui c’est une manière de dire que :  « nous n’avons pas encore achevé le projet qui avait été entamé en 54 »

Hiba : Il y a donc une continuité entre la lutte de l’indépendance et le mouvement populaire actuel …

Amel: J’aimerais ajouter que dimanche dernier était le lendemain de la commémoration des personnes décédées. À ce moment-là il y a eu toute une organisation pour mettre de l’avant ces personnes, donc les noms de toutes les personnes décédées ont été prononcés, il y a eu un long moment de silence, c’était très solennel, mais j’ai les échos de plusieurs qui se demandaient « où était-on durant ces événements? Pourquoi sommes-nous restés silencieux… ils étaient pourtant nos frères et sœurs ». C’était un moment de prise de conscience très émouvant.

Islam : Oui, c’est ça.

Amel : Il y a une prise de conscience qui témoigne du pourquoi était-on divisé alors qu’on avait besoin de se solidariser à ce moment-là.

Islam : Oui il y a l’idée des devoirs de mémoire à faire vis-à-vis de plusieurs luttes. À la fois la lutte de libération nationale qui permet de réconcilier tout le monde autour d’un récit national fondateur. Mais également des autres luttes qui ont fait des victimes, comme en 2001. L’histoire algérienne a aussi été marquée par des drames et des tragédies humaines, notamment durant les années 1990. Pour avancer sereinement, on ne peut pas faire l’économie d’un travail de mémoire et de vérité vis-à-vis de ces périodes. Cette génération politique aura à le faire.

Amel : C’est déjà le cas.

Islam : Oui c’est déjà le cas. C’est le devoir de mémoire, parce que je rebondissais sur ce que disait Amel au sujet de la commémoration de 2001 qui a été faite cette année, donc c’est à la fois un devoir de mémoire vis-à-vis d’une lutte passée qu’on n’a pas menée en réalité

Amel : Collectivement

Islam : Collectivement comme on aurait pu la mener et à la fois aussi c’est un travail de vérité et de justice qui découle de ça…

Amel : Donc justement, il y a un groupe de travail au sein du Forum à Montréal qui travaille là-dessus. Leur proposition est de dire, il y a ce travail-là qui est mené en Algérie sur le territoire national, mais sachant que la diaspora est aussi une diaspora de beaucoup de réfugiés, du moins exilés. Il faut documenter, preuve à l’appui à travers l’expérience de ces personnes-là qui sont présentes aujourd’hui et restituer la vérité, donc il y a un travail à faire qui transcende les frontières.

Hiba : Et ça répond à un besoin surtout. Il y a eu la période qu’on appelle la décennie noire, la guerre civile algérienne qui s’est achevée en victoire militaire plutôt qu’une paix positive, c’est-à-dire il n’y a pas eu de processus de justice transitionnelle. Celui-ci a été tué dans l’œuf pour des raisons politiques. En fait, il y a énormément de personnes qui manifestent encore, qui demandent justice pour les disparus, les personnes qui ont été persécutées, et donc de tous les côtés, toutes les familles qui ont été déchirées par cela.  Ces questions-là délicates ont été reléguées sous le tapis.

Christine : C’est une bonne symbolique…

Hiba : En fait on fait le ménage ça ressort …

Amel : Ce n’est pas du recyclage

Hiba: Ce n’est pas que du recyclage : on va au fond des choses … c’est sûr que les Algérien.e.s devront débattre, et faire face aux vérités sur les abus et violences qui ont été perpétrés,  et donner une place, une voix, aux personnes marginalisées afin qu’ils puissent participer à l’Algérie de demain. Ce ne sont pas des questions faciles et ça génère des réponses émotives. C’est d’ailleurs le cas dans la diaspora montréalaise, dans le contexte des réunions du collectif « Algérie mon amour ». On sent très bien la lourdeur émotionnelle qui est associée à certaines questions et ça peut être fait de manière procédurale dans le sens : « pourquoi on parle de ce sujet-là et moins de ce sujet-là », et il y a des questions liées  à l’histoire algérienne, donc c’est sûr que la participation au mouvement collectif ramène aussi les questions de justice, elles refont surface.

Islam : La génération politique qui prend forme n’a pas vécu directement les drames des années 1990. Elle porte la mémoire de l’entourage. Il peut y avoir des mécanismes intergénérationnels de transmission des traumatismes, mais ne semble pas avoir été un inhibiteur suffisant. De plus, il  portent moins l’héritage des divisions, clivages et rancœurs du passé qui interdit certaines formes de coopération chez des militants plus âgés.

Hiba : C’est des grosses lignes rouges!

Islam : Au-delà du contexte qui ouvre notre opportunité, cette génération en elle-même est porteuse d’opportunité, et c’est d’autant plus le cas qu’elle représente 50% de la population quelque chose comme ça, des moins de 25 ans. C’est un énorme potentiel, je ne vais pas parler en terme économiciste, mais c’est un énorme potentiel à plusieurs points de vue pour.

Christine : C’est un potentiel d’action qui est super fort.

Islam : Oui c’est un potentiel d’action. Il permet d’espérer l’édification d’un État de droit et la sortie d’une économie de rente. En fait, cette génération n’aura pas le choix à moins de se trouver une autre source de rente, mais dans tous les cas le modèle n’est pas viable.

Hiba :  Il y a une pression énorme …

Christine Et, en même temps, elle lutte avec les autres générations donc ça doit aussi être quelque chose d’intéressant parce qu’elle a un défi, mais en même temps c’est intergénérationnel, ça ne doit pas être isolé d’une génération à une autre non plus ?

Islam: Oui, je n’ai pas envie d’opposer…

Christine : Mais en même temps t’es porteur d’un autre bagage quand t’es jeune ou indépendamment de ce que tu as vécu …

Islam: Oui il y a des représentations du monde qui sont le produit d’une époque et qui diffèrent de celles et ceux qui nous précèdent ou nous devancent. Ça peut créer des tensions, mais c’est aussi porteur de renouveau.

Hiba: Je le vois dans mes interactions avec les Algérien.e.s qui sont plus âgés. C’est qu’ils sont nécessairement en désaccord avec le discours des manifestants actuels. Le débat n’est nécessairement là, c’est plus dans la capacité à coopérer. Dans certains vidéos « vox pop », plusieurs parents vont dire que leurs enfants font ce qu’ils n’ont pas été capables de faire. C’est dans le sens qu’ils ne sont pas nécessairement en désaccord avec eux, mais ils voient qu’ils sont capables d’agir collectivement, alors qu’eux n’en ont pas été pas capables historiquement à arriver à ce niveau de mobilisation, et ça pour plusieurs raisons qui n’étaient peut-être pas liées avec l’idéologie.

Christine : Avec le contexte du système

Islam: C’est aussi que les réponses du régime ont été plus dures. Bien qu’il s’agisse toujours d’un régime autoritaire, le niveau de répression qu’ont pu connaître les générations passées n’est pas le même que celui de 2019. Tu sais, il y a eu des gaz lacrymogènes, des personnes arrêtées…

Hiba : Des personnes sont mortes…

Islam: Oui voilà, je ne veux pas dire que ça ne peut pas arriver, je n’espère pas, mais il me semble pour le moment qu’il y a eu des apprentissages à ce niveau-là aussi. L’histoire ne s’est figée pour personne, bien que les temporalités ne soient pas les mêmes. Il y a des résistances au changement, des avancées lentes par endroit, plus rapides par d’autres.