Plaidoyer pour une autre forme d’engagement historien

Publié le 23 novembre 2010
Simon Jolivet

23 min

Par Simon Jolivet, Université d’Ottawa

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Introduction

L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé.

Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé,

si l’on ne sait rien du présent.

Marc Bloch

Il est notoire que les historiens pensent, analysent et critiquent autant ce qui est que ce qui a déjà pu être. Les historiens, comme êtres humains qui vivent et appartiennent à leur temps, à leur société, examinent simultanément ce que les sociétés et les humains ont pu avoir été dans le passé. Ces affirmations peuvent paraître quelque peu naïves ou même démodées. En effet, celles-ci ont été plusieurs fois répétées au cours du siècle passé; au cours de ce 20e siècle qui a vu la discipline historique s’établir en institution professionnelle. Il n’est pourtant pas inutile de réitérer l’importance du présent et du passé dans la vie et le travail historiens.

Le plaidoyer qui suit, puisque ce texte constituera un aperçu de certaines idées et opinions personnelles, reprendra les idées énoncées ci-haut. Il s’agira aussi de lancer certaines questions qui semblent toujours pertinentes : pourquoi encore s’entêter à faire de l’histoire en 2010? Comment peut-on l’écrire et la dire, dans un monde où la sphère publique et les technologies de l’information occupent de si grandes places? Et que peut apporter l’histoire à la compréhension des débats et enjeux de notre époque?

La nouvelle revue HistoireEngagee.ca, à laquelle je suis associé, offrait l’occasion de réfléchir à ces questions en permettant de formuler quelques idées sur le concept d’engagement historien. Cette revue en ligne s’inscrit dans la foulée de revues et sites Internet semblables, tels que HistoryandPolicy.org et ActiveHistory.ca, qui visent à arrimer la discipline historienne aux enjeux et politiques du présent. L’avantage de tels sites Internet est de pouvoir commenter et écrire au sujet d’événements actuels, sans avoir à subir les longs délais reliés au monde de l’édition papier. Auparavant, les délais pouvaient facilement rendre un nouvel article (traitant d’un sujet d’actualité) obsolète puisque les gens et les journalistes risquaient d’être déjà passés à autre chose au moment de sa publication.

Ce texte s’inspirera de réflexions personnelles, apparues très tôt au commencement de mes études doctorales en histoire. Ces réflexions (et les doutes qui apparaissaient parfois s’y coller si facilement!) avaient souvent à voir au sens à donner au travail historique et à l’utilité de la recherche intellectuelle en sciences humaines; réflexions sans doute partagées par d’autres historiens et historiennes. En effet, pourquoi faire ce métier qui semble parfois si déconnecté de la réalité quotidienne? Comment expliquer l’importance de ces longues recherches archivistiques aux gens qui nous entourent et qui, plus d’une fois (quoique souvent involontairement), nous font douter de leur pertinence?

Cet article sera divisé en trois parties. Je traiterai d’abord du phénomène de professionnalisation de la discipline historique en Amérique du Nord depuis la fin du 19e siècle. Je soulignerai ensuite les conséquences paradoxales qu’a pu engendrer cette professionnalisation sur le plan de la diffusion des travaux historiques et de la façon de faire l’histoire. En guise de conclusion, je donnerai une définition de l’histoire engagée (puisque plusieurs définitions peuvent être accolées à ce concept) en tentant de démontrer les mérites, pour les historiens professionnels canadiens et québécois, de participer plus activement aux débats et défis de notre temps.

Sans être au service d’une idéologie ou d’une cause politique et sociale spécifique, je noterai que l’engagement des historiens dans la sphère médiatique, publique, sociale, est possible. Et ceci, sans miner les principes élémentaires de la recherche critique propre à l’histoire. Sans réfuter l’importance du concept d’esprit critique et de quête d’objectivité, je ferai miens les propos tenus il y a vingt ans par Thomas L. Haskell. Défendant son concept d’objectivité, il trouvait l’analogie entre le travail des historiens et des juges fort à propos. En autant que l’on ne conçoive pas les juges comme des êtres totalement neutres et indifférents à la société qui les entourent. Les juges, comme les historiens, doivent être ouverts aux opinions, aux interprétations et aux grands enjeux actuels. Comme le propose Haskell, il serait étrange pour un juge de ne pas poser de jugements. Si les juges doivent se montrer justes et rationnels, cela n’équivaut pas à un «disengagement from life».

La professionnalisation de la discipline historique

La fin du 19e siècle a marqué les débuts de l’institutionnalisation de la profession d’historien (et comme le note Donald Wright dans The Professionalization of History in English Canada paru en 2005, le mot «historien» est bien le bon puisque pendant plusieurs décennies, la discipline sera réservée aux hommes). À partir des années 1880 et jusque vers les années 1940, le métier d’historien fut progressivement reconnu aux États-Unis, au Canada, et au Québec, pour ne prendre que des exemples nord-américains. Au Canada, les universités ontariennes commencèrent à embaucher des historiens dès les années 1890 en plus de veiller à la fondation de nombreux départements d’histoire. En 1920, l’on créa la Canadian Historical Review et, deux ans plus tard, la Canadian Historical Association, deux institutions qui continuent de jouer un grand rôle pour les historiens et historiennes canadiens. Au Québec, Lionel Groulx, souvent vu comme le premier historien «professionnel», fut embauché en 1915 par l’Université Laval de Montréal. Il fallut attendre trente ans avant de voir Groulx et ses acolytes fonder l’Institut d’histoire de l’Amérique française, en 1946, et la Revue d’histoire de l’Amérique française en 1947.

En somme, après 1890 en Amérique du Nord, l’histoire devint une profession réservée aux experts. Pour devenir un historien professionnel, il fallait désormais avoir un diplôme de doctorat, être reconnu par ses pairs et accomplir un travail désintéressé, sérieux, honnête bien que pas nécessairement régi par un code d’éthique tel que celui imposé, par exemple, aux médecins. Afin de réaliser le meilleur travail qui soit, il fallait adopter une méthode scientifique, si possible, ou sinon, une méthode des plus critiques et objectives. Nul doute d’ailleurs que la professionnalisation de l’histoire permit la rédaction de grands travaux historiques, sérieux et réalisés par des gens ayant l’esprit critique très affiné. Au Québec, ces travaux modernes permirent de démystifier certains pans de l’histoire, de reléguer les fables historiques au rang, justement, de fables, ainsi que de veiller à ne plus «canoniser des héros», comme l’affirme pertinemment Éric Bédard dans Paroles d’historiens. Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec.

Au début du 20e siècle, pour nombre d’historiens professionnels qui œuvrèrent au sein des universités, le travail scientifique, jumelé à une analyse dite objective et critique, s’attachait à poursuivre un grand but : celui de déterrer le passé tel qu’il s’était produit. Pour cela, il fallait rechercher les faits historiques et les laisser parler.

Même si d’importants travaux ont été produits grâce à cette méthode et à la professionnalisation de l’histoire, il est évident que celles-ci ont pu entraîner d’autres conséquences, celles-là peut-être un peu moins profitables. D’abord, il est difficile de passer sous silence l’hermétisme de la pratique de l’histoire en tant que profession. Encore aujourd’hui, les historiens ont tendance à travailler de façon isolée, eux qui sont répartis dans divers départements universitaires. Ils participent à des conférences exclusives qui exigent parfois des frais d’inscription astronomiques et publient leurs travaux dans des revues spécialisées. Ce genre d’engagements universitaires est évidemment essentiel à l’avancement de la connaissance et également à l’avancement personnel. Au Canada et au Québec, quelqu’un qui n’arrive pas à publier ses travaux dans certaines revues universitaires comme la Canadian Historical Review, la Revue d’histoire de l’Amérique française ou chez des éditeurs comme Boréal ou les différentes presses universitaires, peut difficilement rejoindre le club sélect des professeurs d’université.

Évidemment, pas question de nier que je fais bien partie du groupe universitaire, avec un postdoctorat financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, une autre institution indispensable aux historiens (mais aussi aux autres professionnels des sciences humaines). Sans aucun doute, toutes ces institutions sont nécessaires et profitables à la diffusion des connaissances et même à la concrétisation pure et simple des travaux par le biais notamment du Programme d’aide à l’édition savante. Cependant, il faut bien admettre que la professionnalisation de l’histoire, au Québec particulièrement, a aussi eu l’effet moins profitable de s’isoler du monde extérieur, du monde public et médiatique.

Ce serait tout à fait injuste d’affirmer que les historiens québécois n’ont jamais pris part aux grands débats de société. L’engagement historien a toujours existé et a vécu plus ou moins en tandem avec l’engagement «scientifique». Les Lionel Groulx, Guy Frégault, Maurice Séguin, Michel Brunet, Fernand Ouellet, Jean Provencher, ou Gérard Bouchard et Jocelyn Létourneau, font partie des historiens (de générations différentes) à bien avoir réussi à conjuguer l’engagement public avec celui de l’engagement universitaire dit «scientifique». Il en est de même au Canada anglais où plusieurs historiens dont J.L. Granatstein, Michael Bliss, Ramsay Cook, etc., ont commenté pendant longtemps les enjeux soulevés par leurs contemporains. Il reste cependant que l’isolement dû à la professionnalisation du métier d’historien existe assurément.

Pour reprendre les travaux de Michael Oakeshott et Hayden White, ce dernier étant bien connu pour avoir remis en question l’objectivité scientifique des historiens, la mise sur pied d’un groupe sélect a souvent pu entraîner la création de deux types d’histoires : une histoire réservée aux spécialistes et professionnels soi-disant objectifs et une autre, davantage «pratique», considérée comme réservoir de la mémoire, d’idéaux, d’événements dignes d’être commémorés. En se réfugiant au sein d’institutions hermétiques, les historiens universitaires auraient-ils pu négliger de s’engager dans cette histoire pratique dont la popularité n’étonne plus personne En effet, bien des études ont démontré, aux États-Unis par exemple, que l’intérêt des gens pour l’histoire était toujours très vivant; que l’histoire était encore source de discussions, de débats et d’intérêt dans la société extra-universitaire. Les résultats d’une grande étude sur les habitudes des Américains et leur intérêt envers l’histoire, furent, comme l’indiquent les auteurs Roy Rosenzweig et David Thelen, très clairs à ce sujet : «Les gens à qui nous avons parlé ne voyaient pas le passé comme quelque chose d’abstrait, de distant ou d’inutile. Tout le contraire, en fait…»

Le paradoxe

Pour parler encore de Hayden White, il est à propos de revoir les effets de la professionnalisation de l’histoire quant à la diffusion des travaux historiques. D’une part, selon lui, il y aurait eu, chez les gens le moindrement cultivés, une perte d’intérêt pour l’histoire et pour les travaux des historiens universitaires. D’autre part, il y aurait eu l’apparition d’un intérêt grandissant pour l’histoire pratique : romans historiques, biographies populaires, émissions du «History Channel», docudramas, etc.

Nul doute qu’en regardant le canal québécois Historia, on peut bien y percevoir cet intérêt pour l’histoire. L’appétit populaire pour certains thèmes, comme pour celui des catastrophes naturelles, celui des dictateurs Staline ou Hitler, celui de la Deuxième Guerre mondiale, celui de l’Holocauste, celui de la Guerre Froide, continue d’être tangible. C’est le cas non seulement au Québec mais aussi en Europe et aux États-Unis. Si on peut se questionner au sujet de l’appétit pour ces thèmes récurrents (il faut d’ailleurs noter que, malheureusement, les historiens ne sont pas très influents dans les choix faits par les producteurs d’œuvres télévisuelles), il faut toutefois reconnaître que l’histoire continue d’intéresser. Paradoxalement, il semble que les professionnels de l’histoire, au Québec du moins, ne sont pas régulièrement visibles dans les radars médiatiques, artistiques, sociaux.

Au Québec, les historiens professionnels ne semblent pas faire partie de l’équation quand vient le moment de diffuser leurs travaux à l’extérieur du monde universitaire. À qui la responsabilité Est-ce qu’il s’agit seulement d’un problème qui provient de «l’interne» Comme la communication est une habileté importante pour tout historien qui désire être entendu et lu, il ne serait pas trop difficile de trouver des professionnels de l’histoire qui manient aussi bien la parole que le crayon (ou devrais-je plutôt dire le clavier). La responsabilité n’incombe pas seulement aux universitaires, évidemment. Du reste, à voir la vie effrénée que mènent les universitaires, ceux-ci étant appelés à performer autant sur les fronts de la recherche, de l’enseignement que de l’administration, il est compréhensible que le volet d’engagement extra-universitaire ne soit pas toujours priorisé. La tâche des professeurs d’histoire est très lourde, en effet.

Alors, est-ce que les gens qui œuvrent dans les médias, dans les milieux journalistiques, politiques ou artistiques ne les pensent pas capables d’intéresser la population? Ceci apparaît plutôt difficile à croire. Il n’est pas aisé de trancher cette question avec certitude, mais si on peut penser que la responsabilité ne revient pas nécessairement à quelqu’un ou à quelque groupe en particulier, il est néanmoins possible d’en appeler à une plus grande «pro-activité» de la part des historiens quand il s’agit de dévoiler et de publiciser leurs réalisations. Aller au devant, proposer des séries documentaires, proposer des sujets à creuser aux producteurs, journalistes, artistes, etc., voilà qui semble chose possible. Certains le font déjà et les avancées de l’histoire appliquée dans les milieux universitaires montréalais, notamment, le confirment : pensons ici à Ronald Rudin, qui a récemment complété son deuxième film-documentaire, intitulé Remembering a Memory, traitant de Grosse-Île et de la commémoration irlandaise d’août 2009, et pensons également aux nombreuses lettres d’opinion écrites par Jocelyn Létourneau et Gérard Bouchard dans des quotidiens comme La Presse ou Le Devoir. Mais il me semble qu’il y aurait intérêt à s’inviter plus souvent plutôt que d’être à la remorque des invitations.

Un des moyens d’en faire davantage serait d’occuper une plus grande place dans l’analyse et l’interprétation du social et du politique. En commentant davantage les enjeux du présent (et les historiens peuvent le faire extrêmement bien et de manière hautement pertinente en écrivant dans les journaux, en établissant clairement des liens entre leurs recherches et le présent, etc.), il ne pourrait en résulter qu’une plus grande prise de conscience populaire de l’impact et de l’importance de leurs travaux.

Au Québec, au Canada ou aux États-Unis, les historiens professionnels ont souvent voulu mettre l’accent sur l’objectivité. Ce faisant, ils ont parfois pu donner l’impression de s’enfermer et se retirer de toutes questions sociales, politiques, économiques, etc., trop «chaudes» ou trop actuelles. On peut s’interroger sur l’absence flagrante des historiens durant les fêtes du 400e anniversaire de Québec en 2008. Là-dessus, on peut facilement s’entendre à l’effet que les grands spectacles d’envergure (à la Paul McCartney ou à la Céline Dion) n’ont offert aucune chance de réfléchir à la signification profonde de l’événement commémorant la fondation de l’«Abitation» de Québec par Samuel de Champlain. L’occasion semblait clairement appropriée pour discuter des différentes interprétations à donner aux fêtes ainsi qu’à l’événement de 1608. Si les organisateurs du 400e ou les médias n’ont pas su inviter les historiens, il paraît surprenant que les professionnels de l’histoire ne se soient pas alors eux-mêmes invités. La chose s’est répétée de façon pratiquement identique lors des fêtes commémorant le 375e anniversaire de la fondation de Trois-Rivières en 2009. Trois-Rivières, pourtant, fut la deuxième ville québécoise d’importance à être fondée par les colonisateurs français en 1634.

Depuis les années 1970, d’autres professionnels ont également entrepris de traiter des questions «chaudes». On n’a qu’à penser aux politologues, aux sociologues et aux économistes, qui, pour ce faire, utilisent grandement leurs habiletés et leur formation intellectuelle. Et ils le font généralement très bien. Ces intellectuels s’attardent toutefois rarement aux racines des problèmes ou des événements qui affectent l’actualité. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement de leur ressort. Ces derniers commentent l’actualité, les sondages, les sautes d’humeur de l’opinion publique, les catastrophes naturelles, les soubresauts de l’économie; mais il est rare d’entendre un économiste ou un politologue s’attarder, par exemple, à l’antériorité des problèmes qui affectent l’économie de l’Union européenne ou bien à l’évolution historique du mouvement souverainiste québécois. En d’autres mots, l’historien pourrait s’engager à prendre une place plus grande à cet égard; tout en continuant cependant d’écrire des monographies, de diriger des ouvrages collectifs, d’enseigner à l’université et de participer à des conférences universitaires.

Il est vrai que les historiens sont parfois invités à participer à tel ou tel documentaire. Ils le font habituellement en tant que spécialiste ou érudit ou peut-être également en tant qu’historien-conseil. Cependant, ils sont habituellement invités à commenter un épisode historique précis, qui n’est pas nécessairement rattaché à quoi que ce soit d’actuel. Ainsi, pour offrir quelques exemples, quand sont-ils invités à parler du problème relié à l’évolution de l’État-Providence au Canada et au Québec? Ou à parler du port du voile chez les musulmanes et à resituer son histoire dans le contexte politique, religieux et social d’aujourd’hui? Ou à donner leur interprétation au sujet de la récupération historique de tel ou tel événement politique? Quand les historiens interviennent-ils lorsque, à tout bout de champ, le journal télévisé ou les quotidiens signalent, en parlant d’un événement spécifique, qu’il s’agit là d’une «première», d’un tournant «exceptionnel», ou, par exemple, de «la plus grave crise financière depuis celle de 1929»? Quand interviennent-ils lorsque tel ou tel politicien clame qu’il a signé là «une entente historique» avec les partenaires syndicaux, comme l’a dit récemment le premier ministre québécois Jean Charest?

Sans entrer dans les détails théoriques de ce qui peut être considéré comme un événement «historique», le caractère singulier ou exceptionnel de tel événement peut néanmoins être débattu par l’historien spécialiste qui connaît le sujet ou, comme ce dernier cas pourrait l’exposer, par celui ou celle qui connaît l’histoire des relations syndicales au Québec. Ironiquement peut-être, c’est aussi en commentant les événements du présent ou en montrant la «profondeur» historique d’un événement actuel que les historiens peuvent nous permettre, nous ses concitoyens, de s’affranchir un instant de l’actualité. En changeant de lunettes, on peut replacer l’événement présent dans une perspective plus large, plus lointaine dans le temps; une perspective à plus longue durée, qui effectivement pourra soit infirmer, soit confirmer ou réévaluer l’importance sociale ou ladite exceptionnalité de cet événement qui a cours en temps présent.

Pour conclure au sujet d’une histoire engagée

Est-ce utopique de penser que l’étude du passé peut remettre certaines pendules à l’heure? Peut-être. Il n’est toutefois peut-être pas inutile de vouloir poursuivre ces buts, aussi idéalistes soient-ils. Les interprétations que l’on peut suggérer à partir de la connaissance historique permettent de tirer quelques leçons pour le présent. Le cliché veut que quiconque ne connaît pas son histoire soit enclin à la répéter. Il s’agit d’un cliché. Pourtant, n’est-il pas vrai qu’il existe souvent au moins une parcelle (si infime soit-elle) de véracité dans les clichés?

Par exemple, en examinant la Grande Dépression des années 1930 et les façons dont ont répondu les chômeurs, les organismes de secours, les gouvernements fédéral et provincial, etc., face à cette crise, n’est-il pas possible de prévenir certaines erreurs passées si une grave crise économique se pointe dans le futur? La question ici n’est évidemment pas d’apposer des solutions passées aux crises actuelles. Il s’agit plutôt d’examiner la façon dont des êtres humains ont pu réagir à des crises ou problèmes complexes dans le passé; ainsi, peut-être, serait-il possible de trouver des leçons qui aideraient les gens du présent à répondre aux crises et défis collectifs d’aujourd’hui.

Par ailleurs, comme le disait récemment l’historien gallois Martin Johnes, l’étude de l’histoire peut prémunir contre les préjugés, peut poser des questions difficiles tout en veillant à nuancer les propos parfois entendus dans les médias ou ailleurs dans la vie quotidienne. L’histoire peut nous rendre, par exemple, moins cyniques face aux institutions démocratiques. L’histoire de la lutte pour le suffrage universel devrait convaincre de la nécessité à continuer d’exercer ce privilège, encore en 2010. Les professeurs en charge du groupe britannique History and Policy confirmaient le même genre de dires récemment.

S’engager de manière différente et dans le domaine médiatique et public signifie-t-il s’engager pour une cause en particulier? À cela, la réponse doit être négative. L’histoire engagée telle que je la définis n’est au profit d’aucune cause, d’aucune idéologie, d’aucune partisanerie. S’engager signifie occuper une plus grande place au sein de la société humaine à laquelle participent les «historiens-humains», mais pas s’engager en faveur d’une cause idéologique et présentiste. Que ce soit au niveau communautaire, éducationnel, politique, médiatique, artistique, etc., s’engager signifierait sortir plus souvent des milieux isolés du domaine universitaire.

Comme le titre de ce texte le souligne, je suis en faveur d’un autre type d’engagement. Non pas un engagement qui remplace les nombreuses tâches actuellement accomplies par les historiens; mais simplement un engagement supplémentaire, qui s’ajoute à ceux déjà assumés par les professionnels de l’histoire. Le défi est tout à fait imposant puisque, comme signalé précédemment, les historiens doivent déjà partager leur temps entre enseignement, administration, recherches fondamentales, évaluation d’articles et de manuscrits, supervision d’étudiants. Il y a tout de même lieu d’ouvrir le débat sur cette autre forme d’engagement, un engagement davantage public.

Par ailleurs, il est possible de commenter le présent, d’interpréter le présent à la lumière du passé sans laisser tomber définitivement la quête d’objectivité et le sens critique. L’idée, comme le dirait Thomas L. Haskell, est d’offrir des interprétations nécessairement subjectives (puisque les historiens portent aussi leurs propres préjugés, émotions, opinions), mais des interprétations poursuivies le plus objectivement possible.

Il est aisé de penser que les débats sur le postmodernisme, manifestes depuis les travaux de Hayden White dans les années 1970, ont pu être bénéfiques à la profession historienne. Aujourd’hui, il est extrêmement rare de rencontrer un historien qui ne croit travailler qu’à déterrer les faits bruts, les laissant dire «la vérité historique». Évidemment, depuis Hayden White, la majorité des historiens professionnels se sont également défendus (généralement de belle façon) de ne faire que dans la fiction. Ceci dit, l’aspect au moins profitable, surgissant autour de la «crise postmoderniste», fut possiblement la réévaluation du rôle des historiens, si bien que plusieurs s’accordent maintenant pour épouser les propos de Peter Novick qui, malgré sa dure critique de la quête de la vérité chez les historiens des États-Unis, reconnaissait néanmoins la poursuite de l’objectivité comme un «salutary nonsense».

Fort de cette réévaluation, je crois qu’il est possible, comme historiens, de participer aux débats actuels sans être inévitablement perçus comme des idéologues aux conceptions «présentistes». S’il est maintenant établi que l’historien est un être humain (donc une personne ayant des émotions et des préjugés propres aux êtres humains) celui-ci peut donc prendre part aux débats courants, en les commentant, en notant leurs complexités passées et présentes, leurs points de départ, etc., sans avoir peur de manquer au devoir régi par sa discipline professionnelle. Puisqu’il fait partie du domaine du vivant (pour reprendre un passage de l’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien de Marc Bloch), peut-être que l’historien pourrait être un explorateur non seulement des morts mais aussi des vivants?

Pour en savoir plus

BÉDARD, Éric et Julien GOYETTE. Parole d’historiens. Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, 492 p.

BLOCH, Marc. Apologie pour l’histoire ou métier d’historien. Paris, Armand Colin, 8e édition, 1974, 167 p.

HASKELL, Thomas L. «Objectivity is Not Neutrality: Rhetoric vs. Practice in Peter Novick’s That Noble Dream». History and Theory, vol. 29, no 2 (mai 1990), p. 129-157.

MOSES, Dirk. «The Public Relevance of Historical Studies: A Rejoinder to Hayden White». History and Theory, vol. 44, no 3 (octobre 2005), p. 339-347.

NOVICK, Peter. That Noble Dream. The « Objectivity Question » and the American Historical Profession. Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 648 p.

RUDIN, Ronald. Faire de l’histoire au Québec. Québec, Septentrion, 1998, 280 p.

WHITE, Hayden. «The Public Relevance of Historical Studies: A Reply to Dirk Moses», History and Theory. vol. 44, no 3 (octobre 2005), p. 333-338.