Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon

Publié le 21 septembre 2016

Par Marie-Andrée Bergeron et Vincent Lambert

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Victoire du Parti libéral de Jean Lesage aux élections de 1962. Source : Source : Archives de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ).

Victoire du Parti libéral de Jean Lesage aux élections de 1962. Source : Archives de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ).

Vous vous intéressez à la notion de mythistoire. Quelle est la part du mythe et de l’histoire dans notre perception de la Révolution tranquille?

Le mythe est souvent présenté comme le parfait contraire de l’histoire ou de la réalité. Combien de titres contiennent l’expression « mythes et réalités » et je ne sais combien d’autres variantes! À mon sens, c’est plus complexe que cela. C’est à cette fin que j’utilise la notion de mythistoire, soit la représentation d’un objet donné qui relève, d’une part, du domaine de la fiction, du folklore ou des légendes, mais qui, d’autre part, s’enracine dans le tangible, l’avéré ou l’empirique. Dans cet esprit, il serait possible de reprendre ainsi votre question : quelle est la part du faux et du vrai dans notre perception de la Révolution tranquille? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, au fond. C’est une question qui est tout sauf simple. Pour répondre à cette question, je vous dirais qu’il faut explorer le rapport entre ce qui s’est passé – les faits – et comment on raconte ce qui s’est passé – ce qui concerne autant le travail des journalistes, sur le vif, que celui des historiens, des décennies, voire des siècles plus tard le cas échéant.

Retournons aux fondements mêmes de la Révolution tranquille. Pourquoi utilise-t-on encore le vocable de « révolution », aussi tranquille soit-elle? Pourtant, les historiens n’ont de cesse de souligner depuis des années que les forces de la continuité sont plus importantes que celles de la rupture entre les années 1950 et 1960. Ils sont même nombreux, en fait, à plaider pour faire reculer les années de la Révolution tranquille, pour la faire débuter non pas en 1960, mais bien dans les années 1930. Si on appelle encore de nos jours « Révolution tranquille » cette période qui correspond grosso modo aux années 1960, c’est bien parce que des acteurs, parce que des entrepreneurs mémoriels tels qu’André Laurendeau du journal Le Devoir l’ont appelé ainsi, dès les premiers moments. Formule reprise par d’autres par la suite. Que la formule provienne à l’origine, dit-on, d’un anonyme journaliste anglophone de la région de Toronto avec la « Quiet Revolution » importe peu ici, à vrai dire; que ce soit lui ou un autre, c’est le succès de la formule qui importe. Mais si c’est bel et bien le cas – quoique, encore faudrait-il le vérifier afin d’en avoir le cœur net, une fois pour toutes –, que penser de ce choix de traduire « quiet » par « tranquille » au lieu de « silencieuse », et sur ce que ce choix particulier nous dit, sur son énonciation… Mais c’est là une tout autre question!

Ces acteurs et entrepreneurs mémoriels ont chargé de sens et de significations l’élection de Jean Lesage en considérant que sa victoire, le 22 juin 1960, marquait le début de la Révolution tranquille. On en revient à cette idée, fort simple : il y a les faits, et ce que l’on en fait. Ces entrepreneurs mémoriels ont fait de la victoire de Jean Lesage – un fait indéniable – le début de la Révolution tranquille – une interprétation qui est, force est de le reconnaître, pour le moins discutable[1]. Nous entrons ici dans le domaine du faux, ou si vous préférez dans celui du mythe. L’usage du vocable « révolution » sert à marquer une rupture alors que dans les faits il ne s’agit pas tant d’une révolution à proprement parler.

Reproduction tirée de Michel Plourde, dir., Le français au Québec : 400 ans d?histoire et de vie, Montréal, les Éditions Fides et Les Publications du Québec, 2000, p. 238.

Reproduction tirée de Michel Plourde, dir., Le français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, Montréal, les Éditions Fides et Les Publications du Québec, 2000, p. 238.

Continuons avec un exemple qui m’apparaît des plus évocateurs pour illustrer cet aspect mythistorique de la Révolution tranquille, celui des slogans électoraux, bleus autant que rouges. Ces slogans sont souvent repris par des auteurs qui les égrènent à la manière d’un chapelet de la modernité québécoise : « Désormais… », « C’est l’temps qu’ça change », « Maîtres chez nous », « Qui s’instruit s’enrichit », « Égalité ou indépendance ». Ces slogans évoquent la rupture, consommée autant au sein de l’Union nationale (« Désormais… ») que du Parti libéral du Québec (« C’est l’temps qu’ça change »), la nationalisation (« Maîtres chez nous », « Qui s’instruit s’enrichit ») et l’essor de la souveraineté (« Égalité ou indépendance »), autant d’idées fortes de la Révolution tranquille, de ce Québec en marche qui a rejeté les chaînes de la Grande Noirceur pour la promesse de temps nouveaux… Or, bien peu de gens savent que le slogan « Maîtres chez nous » a une histoire qui remonte bien avant les temps de la Révolution tranquille. Maurice Duplessis lui-même le scandait; mais il le lançait face à Ottawa, dans le cadre de son combat pour l’autonomie provinciale. On en revient à cette distorsion entre les faits et ce que l’on en a fait : des auteurs ont ainsi fait du slogan « Maîtres chez nous » un lieu de mémoire de la Révolution tranquille, en omettant ou en passant sous silence son passé unioniste ou duplessiste. Qui plus est, le « Désormais… » lancé par le premier ministre Paul Sauvé n’est pas un slogan. À vrai dire, c’est même un faux. C’est-à-dire que Paul Sauvé n’a jamais prononcé le « Désormais… »[2]. C’est en réalité André Laurendeau qui, le premier, lui a fait dire ce mot dans une série de textes parus dans Le Devoir à l’automne 1959. Pourtant, ce fait a été repris dans la littérature, dans l’historiographie, à un point tel que le gouvernement québécois a honoré Paul Sauvé, en 2010, comme Grand Artisan de la Révolution tranquille. À cette occasion, le premier ministre Jean Charest a rappelé son mot célèbre, le « Désormais… », « annonciateur d’un virage majeur[3] », mot qu’il n’a toutefois jamais prononcé.

Elle se loge là aussi, la part du faux ou du mythe dans notre perception de la Révolution tranquille : dans ce besoin, dans cette nécessité que nous avons d’organiser l’histoire du Québec selon une certaine trame narrative, où l’on passe de la Grande Noirceur à la Révolution tranquille. Dans cette optique, le « Désormais… » est appelé à remplir un rôle clé pour faciliter la transition entre ces deux temps, entre ces deux mondes, entre ces deux mythistoires. Que ce marqueur de rupture temporelle ait été prononcé par le fils politique de Maurice Duplessis, son successeur, d’entre toutes les personnalités du Québec, est sans doute la preuve ultime que tous au Québec, à gauche comme à droite, au Parti libéral du Québec comme à l’Union nationale, souhaitaient alors l’avènement d’un temps nouveau : c’est ce qui est connu depuis sous le nom de Révolution tranquille.

Vous suggérez que cette rupture dans le temps au tournant des années 1960 serait une affirmation, peut-être exacerbée, des acteurs mêmes de la Révolution tranquille?

Très rapidement, les acteurs de la Révolution tranquille vont reprendre à leur compte ces mythistoires en pleine émergence. De la part des libéraux, je crois que cela ne surprendra personne. Même son de cloche du côté des animateurs des revues Cité Libre et Parti Pris pour ne nommer que ceux-là. Les premiers ont formé le gouvernement qui a inauguré, dit-on, la Révolution tranquille, tandis que les seconds ont préparé le terrain de cette révolution en y allant d’une critique des fondements mêmes du duplessisme dans les années 1950 et 1960. En d’autres termes, les uns et les autres ont été présentés et se sont présentés eux-mêmes comme les vainqueurs de l’Histoire en train de se faire et de s’écrire… les uns agissant, les autres écrivant. Aussi, on peut comprendre qu’ils avaient tout intérêt à agir ainsi; ils se sont donnés le beau rôle en quelque sorte[4]. C’est pour cela que je ne reviendrai pas davantage sur leur cas ici.

En revanche, alors que la Révolution tranquille prend forme sur les ruines encore fumantes du duplessisme, on aurait pu croire que les unionistes, fidèles à l’héritage de Maurice Duplessis, se seraient empressés de rejeter avec force ces mythistoires qui les relèguent, inexorablement, du côté des vaincus de l’Histoire en marche. Un combat perdu d’avance, ou presque, alors qu’ils sont associés à la Grande Noirceur qui cède le pas, dit-on, à la modernisation du Québec. Or, dès l’hiver 1960, soit avant même l’élection de Jean Lesage, on constate une volonté chez les unionistes non seulement de négocier, mais de s’approprier ces mythistoires, comme s’ils avaient compris que leur survie politique en dépendait. En voici quelques exemples, tirés d’une recherche que je mène actuellement sur la question.

Portrait d'Antonio Barrette, premier ministre du Québec de janvier à juin 1960, réalisé par le photographe Armour Landry vers 1960. Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry, Photograhpies, cote : P97,S1,D7731-7732.

Portrait d’Antonio Barrette, premier ministre du Québec de janvier à juin 1960, réalisé par le photographe Armour Landry vers 1960. Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry, Photograhpies, cote : P97,S1,D7731-7732.

Le 4 mars 1960, un membre de l’Union nationale tente de récupérer la Grande Noirceur. Cela vient non pas des députés d’arrière-ban, mais bien du leadership même du parti. Si l’on se fie aux Débats reconstitués de l’Assemblée législative, ce serait d’ailleurs la première fois qu’un député emploie l’expression « Grande Noirceur » afin de s’en prendre à un adversaire en Chambre. Fait notable, tout de même. Qui plus est, ce n’est pas le moindre des députés : il s’agit en fait d’Antonio Barrette, premier ministre du Québec, le successeur de Maurice Duplessis et de Paul Sauvé, le ministre du Travail lors de la célèbre grève de l’Amiante à Asbestos. Voici ce qu’il déclare en Chambre : « Nous payons encore le prix du marché conclu alors entre libéraux provinciaux et fédéraux en mai 1939 et nous poursuivons l’œuvre de récupération des droits cédés. Ce fut la rupture avec la tradition autonomiste des libéraux. Il (l’honorable M. Barrette) compare le régime de M. Godbout à la grande noirceur[5]. » Pour Antonio Barrette, comme pour plusieurs nationalistes à l’époque, le crime d’Adélard Godbout est d’avoir sacrifié l’autonomie de la province à l’autel de la coopération entre libéraux provinciaux et fédéraux durant la Seconde Guerre mondiale. C’est ce qui mérite, à ses yeux, l’anathème de la Grande Noirceur. Cette forme particulière de l’expression n’est pas restée, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas partie des usages courants, mais je la considère néanmoins importante afin de mieux comprendre le contexte de l’époque. Car il ne faut pas l’oublier, il aurait pu en être autrement.

Ce n’est pas tout. L’Union nationale tente également de récupérer le « Désormais… » de Paul Sauvé, lequel constitue une sortie unioniste de la Grande Noirceur qui prépare, qui annonce la Révolution tranquille. Une semaine avant les élections du 14 novembre 1962, le député Jean-Jacques Bertrand considère que « l’électorat nous donne l’occasion, à mes collègues et à moi-même, de poursuivre la politique de Paul Sauvé, de reprendre le fameux “Désormais” là où » le Parti libéral du Québec a échoué[6]. Quatre ans plus tard, le « Désormais… » est plus important encore. Lors de la campagne électorale de 1966, la dernière assemblée électorale de l’Union nationale, présidée justement par la veuve de Paul Sauvé, est lancée sous le thème du « Désormais… ». Selon le journaliste Mario Cardinal, « l’assemblée a fourni aux orateurs l’occasion de faire l’éloge de cet homme qui fut cent jours premier ministre de la province et dont M. Bertrand disait que l’Union nationale était prête à continuer le travail[7] ». Et ils se réclament de la sorte du « Désormais… » de Paul Sauvé sans pour autant renier la figure fondatrice du parti, Maurice Duplessis[8]. Aujourd’hui, cela peut nous sembler incohérent, ou à tout le moins étrange. Après tout, par son « Désormais… » – qu’il n’a jamais prononcé, rappelons-le –, Paul Sauvé est considéré comme l’homme de la rupture. Certains auteurs font même de Paul Sauvé, en lieu et place de Jean Lesage notamment, le père de la Révolution tranquille. Aussi, de voir l’Union nationale de Daniel Johnson reprendre de cette manière le « Désormais… » et l’associer de la sorte, sans anicroche apparente, à Maurice Duplessis, est pour le moins fascinant.

Pour les membres de l’Union nationale, cela revient à poser la question suivante : que faire de Maurice Duplessis en pleine Révolution tranquille? Pour le candidat de Chicoutimi, Jean-Noël Tremblay, la réponse est simple et a le mérite d’être claire : il suffit de faire de cette icône de la Grande Noirceur le père de la Révolution tranquille[9]. Rien de moins! Cette idée aurait même séduit le chef de l’Union nationale, Daniel Johnson, selon le journaliste Jean Francœur[10], mais celui-ci ne s’est toutefois pas servi de cette carte. Peut-être n’en a-t-il pas eu besoin, en fin de compte, puisqu’il a remporté la victoire face au Parti libéral du Québec de Jean Lesage, le 5 juin 1966.

Comment a évolué le point de vue des historiens sur ce rapport de continuité et/ou de rupture avec le Québec de la Grande Noirceur? Il semble que cette dernière appellation est devenue un peu surannée, depuis quelque temps…

Les premiers travaux historiens ont mis de l’avant l’idée de la rupture entre les années 1950 et les années 1960. Ils se sont inspirés, pour ce faire, en grande partie des réflexions des citélibristes. Dans un texte qui fera école, paru d’ailleurs dans la revue Cité Libre, le politologue Léon Dion parle même d’un passage de l’Ancien au Nouveau Régime[11]. Comme rupture, on peut difficilement être plus catégorique! À cet effet, il est intéressant de noter, pour la suite des choses, que le « Désormais… » de Paul Sauvé sera justement l’une des sources, l’une des preuves les plus citées de cette rupture dont on fera largement état dans la littérature, à l’époque comme de nos jours.

Cela dit, on retrouve une volonté de nuancer ce tableau dès les années 1970. Au lieu de la rupture, ils vont plutôt mettre l’emphase sur la continuité dans le Québec d’après-guerre, délaissant petit à petit le noir et le blanc pour les teintes de gris. Les travaux de ces historiens, que Ronald Rudin a qualifiés de révisionnistes[12], ont eu une influence marquante et décisive pour la suite des choses. De fait, le concept même de Grande Noirceur n’est pour ainsi dire plus utilisé par les historiens – universitaires, il faut le spécifier – depuis plusieurs années déjà. Lorsqu’on l’emploie, c’est bien souvent en l’entourant de ces infâmes guillemets qui permettent de traiter des pires ignominies sans les endosser, ou en y joignant un point d’interrogation qui contribue à discréditer un peu plus le concept au passage.

Or, pendant que l’historiographie évoluait de la sorte, la mémoire collective n’a pas suivi. En effet, la Grande Noirceur continue d’y occuper une place de choix. La mémoire collective n’a pas suivi, ai-je dit; pourvu qu’elle suive l’historiographie, bien sûr. Je dis cela, car de nombreux historiens ne semblent pas comprendre qu’il en est ainsi, que leurs travaux ont si peu pour ne pas dire aucune influence sur la mémoire collective. Mais les historiens persistent, et ils continuent de signer des articles et des ouvrages où ils proposent de nouveaux cadres chronologiques qui font abstraction de la Grande Noirceur. Éric Bédard est peut-être celui qui a le mieux saisi cette impuissance des historiens face à la mémoire collective, tout en prenant les moyens pour la dépasser ou du moins la corriger. Dans L’Histoire du Québec pour les Nuls, Bédard a ainsi proposé une nouvelle chronologie qui fait l’économie à la fois de la Grande Noirceur et de la Révolution tranquille qui se fondent dans ce qu’il appelle la Reconquête tranquille (1939-1967)[13] en référence, bien sûr, à la Conquête. Cela étant, même si ce livre fut un succès de librairie incontesté, avec des dizaines de milliers d’exemplaires vendus et la parution toute récente d’une « édition augmentée et intégralement actualisée »[14], c’est encore bien peu quand on considère l’ensemble des foyers de la province. Qui plus est, il faut se demander combien de lecteurs vont effectivement modifier leurs vues sur la Grande Noirceur et la Révolution tranquille à la lecture d’un ouvrage, quel qu’il soit, sans vouloir remettre en question la qualité ou la valeur de celui-ci.

Je le dis sans m’en réjouir, mais sans m’en désoler non plus : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille sont là pour rester. Lors du conflit étudiant et de la campagne électorale québécoise de 2012, ils ont été plusieurs centaines à recourir à ces mythistoires, non seulement pour évoquer le Québec d’après-guerre, mais aussi pour parler du Québec actuel et du Québec de demain[15]. Cette capacité d’adaptation, ou d’actualisation, y est certainement pour beaucoup dans le succès de ces mythistoires qui ne se dément pas, de nos jours.

Au final, j’oserais dire que les tentatives historiennes de revoir, de modifier la perception d’une rupture entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille, sont vouées à l’échec. Pourquoi? Parce que ces tentatives se butent à des mythistoires qui restent d’actualité et qui conservent toute leur vigueur, même en 2016. Et les historiens n’ont pour ainsi dire pas de prise là-dessus, ou si peu du moins.

Le Québec actuel aurait donc encore du mal à se réclamer d’un héritage de la Grande Noirceur? Serait-il aussi peu ambigu envers la Révolution tranquille? Il me semble que, depuis quelques années, nos rapports à ces mythistoires soient très ambivalents.

Alors que tous, ou presque, se réclament d’un héritage de la Révolution tranquille, qui oserait, encore aujourd’hui, se réclamer de la Grande Noirceur? Pure folie que cela… quoique, ce n’est pas impossible non plus. De fait, le premier ministre Stephen Harper s’est récemment prêté au jeu, pourrait-on dire, alors qu’il a osé citer Maurice Duplessis en pleine campagne électorale, en août 2015 : « Tantôt, dans sa ville natale de Trois-Rivières, j’ai dit que des fois quand je regarde l’opposition, il m’arrive de penser que Maurice Duplessis avait raison quand il a dit : “deux partis c’est assez, un bon et un mauvais”. Et mes amis, dans cette élection, le bon parti c’est le Parti conservateur[16] »! Ce renvoi au chef de l’Union nationale n’est pas passé inaperçu. Ils ont été nombreux sur les médias sociaux à lancer au chef du Parti conservateur la proverbiale première pierre pour s’être ainsi commis à l’endroit de Maurice Duplessis. Au moment d’écrire ces lignes, l’article du journal Le Soleil avait été partagé 2321 fois sur Facebook, et 144 fois sur Twitter[17]. Comme quoi, citer Maurice Duplessis demeure hasardeux, même au 21e siècle. Peut-être même plus que jamais, avec l’essor des réseaux sociaux…

Est-ce à dire que la Grande Noirceur est persona non grata pour autant? Qu’elle est pour ainsi dire exclue, si ce n’est taboue? Pas tout à fait. Chez les intellectuels, c’est clairement le cas, au risque de me répéter ici. Pour la plupart d’entre eux, la seule notion de « Grande Noirceur », que ce soit dans l’histoire ou la mémoire collective des Québécois, est un impensable. Aussi, pour ce qui est de s’en réclamer…

Mais pour ce qui est des Québécois, la situation est tout autre. Sans nécessairement aller jusqu’à se réclamer de la Grande Noirceur – encore faudrait-il le leur demander, par voie de sondage, pour en avoir le cœur net –, du moins peut-on dire qu’ils l’acceptent. Au contraire des chercheurs intéressés par le passé et le devenir de la société québécoise, ils ne font pas d’urticaire face à la Grande Noirceur; pis encore, ils savent l’utiliser! Et ils n’hésitent pas non plus à le faire, comme je l’ai déjà mentionné.

Les premiers résultats de mes recherches postdoctorales, que je mène actuellement à l’Université d’Ottawa, le montrent bien : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille continuent d’occuper une place de choix dans l’imaginaire collectif des Québécois – et ce n’est pas un problème! Leur présence massive dans l’espace public – pensons aux lettres ouvertes dans les journaux, aux commentaires publiés sur les sites des groupes de presse ou encore aux messages publiés sur les différents réseaux sociaux, tel Twitter – en témoigne. Que ce soit lors des campagnes électorales, des conflits étudiants ou encore durant les audiences de la Commission Charbonneau, par exemple, les références à la Grande Noirceur et à la Révolution tranquille sont légion. Sans exception, ou presque. Ces références se déploient généralement selon les mêmes patrons. Il s’agit d’évoquer le passé, de comparer le présent au passé ou encore de projeter dans le présent ou l’avenir ces figures iconiques de jadis.

Cela étant, il ne faudrait pas croire pour autant que la Grande Noirceur et la Révolution tranquille – deux mythistoires du Québec contemporain – soient utilisées de la même manière par les intervenants sur ces différentes plateformes. C’est le contraire qui est vrai. Sans nécessairement entrer dans les détails, disons que la Grande Noirceur est appelée, dans les discours, à prendre de multiples formes, traversant les âges, à même de loger ça et là dans les différentes périodes de l’histoire du Québec, tandis que la Révolution tranquille revêt un caractère qui relève presque du sacré : celui d’un idéal à conserver ou à renouveler, bien ancré qu’il est dans les années 1960. Pour le dire autrement, j’ai constaté que le caractère pluriel de la Grande Noirceur ressort avec force des usages, alors que le caractère singulier de la Révolution tranquille est au contraire confirmé de plus belle[18].

C’est sur ce point en particulier qu’il faut revoir nos rapports à ces mythistoires. Au lieu d’une seule et unique Grande Noirceur, ce sont plutôt différentes Grandes Noirceurs qui sont présentes dans l’imaginaire collectif des Québécois. Certaines sont plus importantes que d’autres, il va sans dire. Pensons tout de suite à la Grande Noirceur duplessiste (circa 1944-1959) ou à la Grande Noirceur anglaise (circa 1840-1960), qui se taillent la part du lion[19]. Cela dit, il ne faudrait pas oublier les autres Grandes Noirceurs qui tentent de se frayer un chemin, avec plus ou moins de succès, et ce, depuis Antonio Barrette en 1960 jusqu’aux « carrés rouges » en 2012. Si ce n’est bien avant, si ce n’est bien après.

Pour en savoir plus

[s. a.]. « Bellemare défend la mémoire la mémoire de Duplessis ». Le Devoir (20 mai 1966), p. 12.

[s. a.]. « Paul Sauvé ». Dans Révolution tranquille – 50 ans – Un courant d’inspiration. [En ligne]http://www.revolutiontranquille.gouv.qc.ca.

BÉDARD, Éric. L’Histoire du Québec pour les Nuls. Paris, Éditions First-Gründ, 2012, 396 p.

BERTRAND, Jean-Jacques. « “Je reste encore dans l’Union nationale” ». Le Devoir (8 novembre 1962), p. 6.

CARDINAL, Mario. « 10,000 personnes entendent M. Johnson faire l’éloge de l’équipe Drapeau-Saulnier et promettre le métro de St-Henri à Pont-Viau ». Le Devoir (3 juin 1966), p. 1.

DION, Léon. « De l’ancien au nouveau régime ». Cité Libre, vol. XII, no 38 (juin-juillet 1961), p. 3-15.

FERRETTI, Lucia. « Catholicisme ». Dans « Le magasin du peuple », Dupuis et Frères, 2011. [En ligne]http://www.experience.hec.ca/dupuis_et_freres/le-magasin-du-peuple/catholicisme/.

FRANCŒUR, Jean. « Johnson précise ses vues sur la constitution ». Le Devoir (2 juin 1966), p. 1.

FRANCOEUR, Jean.  « Daniel Johnson – Une campagne respectable mais des questions sans réponses… ». Le Devoir (4 juin 1966), p. 3.

GODBOUT, Jacques. « Postface – Du poétique au politique ». Dans BERTHIAUME, Guy et Claude CORBO, dir. La Révolution tranquille en héritage. Montréal, Boréal, 2011, p. 271-296.

MATHIEU, Annie. « De passage à Lac-Beauport, Harper cite Maurice Duplessis ». Le Soleil (24 août 2015). [En ligne]http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/dossiers/elections-federales/201508/24/01-4895017-de-passage-a-lac-beauport-harper-cite-maurice-duplessis.php.

MATHIEU, Annie. « Harper à nouveau dans la région ». Le Soleil (25 août 2015), p. 12.

RUDIN, Ronald. Faire de l’histoire au Québec. Sillery, Éditions du Septentrion, 1998, 278 p.

TURGEON, Alexandre. « Le patrimoine de la Révolution tranquille : un enjeu de la campagne électorale ». Le Devoir (8 août 2012), p. A9.

TURGEON, Alexandre. « Et si Paul Sauvé n’avait jamais prononcé le “Désormais…”? ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 67, no 1 (été 2013), p. 33-56.

TURGEON, Alexandre. Robert La Palme et les origines caricaturales de la Grande Noirceur duplessiste : conception et diffusion d’un mythistoire au Québec, des années 1940 à nos jours. Thèse de doctorat en histoire, Québec, Université Laval, 2015, 517 p.

TURGEON, Alexandre. « Grande Noirceur et Révolution tranquille en 140 caractères : deux mythistoires du Québec contemporain sur Twitter en 2012 ». Québec Studies. Supplemental Issue (hiver 2015/2016), p. 29-58.


[1] Pour ne prendre qu’un exemple, si la Révolution tranquille débute avec l’élection de Jean Lesage, le 22 juin 1960, que faire alors de Paul Sauvé? Selon l’historienne Lucia Ferretti, c’est plutôt avec « le fameux “Désormais” de Paul Sauvé [que] s’amorce la Révolution tranquille, qui bouscule particulièrement l’Église. » Un autre fait, une autre interprétation de ce fait. Voir Lucia Ferretti, « Catholicisme », dans « Le magasin du peuple », Dupuis et Frères, 2011, en ligne, page consultée le 15 mai 2015.

[2] Sur le « Désormais… » de Paul Sauvé, on consultera Alexandre Turgeon, « Et si Paul Sauvé n’avait jamais prononcé le “Désormais…”? », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 67, no 1, été 2013, p. 33-56.

[3] Allocution de Jean Charest, le 23 septembre 2010, dans « Paul Sauvé », Révolution tranquille – 50 ans – Un courant d’inspiration, en ligne, page consultée le 15 août 2013.

[4] Pour un exemple récent, on consultera Jacques Godbout, « Postface – Du poétique au politique », dans Guy Berthiaume et Claude Corbo, dir., La Révolution tranquille en héritage, Montréal, Boréal, 2011, p. 271-296.

[5] Débats de l’Assemblée législative du Québec, Quatrième session, 25e législature, 4 mars 1960, p. 861.

[6] Jean-Jacques Bertrand, « “Je reste encore dans l’Union nationale” », Le Devoir, 8 novembre 1962, p. 6.

[7] Mario Cardinal, « 10,000 personnes entendent M. Johnson faire l’éloge de l’équipe Drapeau-Saulnier et promettre le métro de St-Henri à Pont-Viau », Le Devoir, 3 juin 1966, p. 1.

[8] « Bellemare défend la mémoire la mémoire de Duplessis », Le Devoir, 20 mai 1966, p. 12.

[9] Jean Francœur, « Johnson précise ses vues sur la constitution », Le Devoir, 2 juin 1966, p. 1.

[10] Jean Francœur, « Daniel Johnson – Une campagne respectable mais des questions sans réponses… », Le Devoir, 4 juin 1966, p. 3.

[11] Léon Dion, « De l’ancien au nouveau régime », Cité Libre, vol. XII, no 38, juin-juillet 1961, p. 3-15.

[12] Voir Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec, Sillery, Éditions du Septentrion, 1998, 278 p.

[13] Éric Bédard, L’Histoire du Québec pour les Nuls, Paris, Éditions First-Gründ, 2012, p. 205-263.

[14] À cet effet, il faut souligner le brio de la campagne de publicité des librairies Renaud-Bray qui accompagne la parution de cette nouvelle édition : « Je me souviens – Maintenant je sais de quoi! ». Quoique cela reste encore à vérifier… mais encore une fois, il s’agit là d’une autre histoire.

[15] J’ai eu l’occasion de revenir là-dessus dans un court texte : Alexandre Turgeon, « Le patrimoine de la Révolution tranquille : un enjeu de la campagne électorale », Le Devoir, 8 août 2012, p. A9.

[16] Cité dans Annie Mathieu, « Harper à nouveau dans la région », Le Soleil, 25 août 2015, p. 12.

[17] Annie Mathieu, « De passage à Lac-Beauport, Harper cite Maurice Duplessis », Le Soleil, 24 août 2015, en ligne, page consultée le 14 septembre 2015.

[18] Pour en savoir plus sur cette question, on consultera Alexandre Turgeon, « Grande Noirceur et Révolution tranquille en 140 caractères : deux mythistoires du Québec contemporain sur Twitter en 2012 », Québec Studies. Supplemental Issue, hiver 2015/2016, p. 29-58.

[19] Je reviens plus longuement sur ce phénomène des Grandes Noirceurs dans le troisième chapitre de ma thèse. Voir Alexandre Turgeon, Robert La Palme et les origines caricaturales de la Grande Noirceur duplessiste : conception et diffusion d’un mythistoire au Québec, des années 1940 à nos jours, thèse de doctorat en histoire, Québec, Université Laval, 2015, p. 91-122.