Au-delà du « système ». L’empreinte durable de la propriété seigneuriale

Publié le 9 octobre 2018
Par Benoît Grenier (Université de Sherbrooke/CIEQ) et Alain Laberge (Université Laval/CIEQ)[1]
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Ce texte est une réplique au texte d’Allan Greer, « Le système seigneurial? Quel système seigneurial? », paru le 2 octobre dernier sur HistoireEngagée.ca et le 24 septembre sur Borealia : A Group Blog on Early Canadian History. Il est simultanément publié en anglais sur Borealia.

 

Manoir seigneurial de Beauport vers 1850 (Crédit : BAnQ-Q : Fonds Fred. C. Würtele)

Dans la foulée de la parution de son dernier ouvrage[2], une œuvre d’histoire comparée colossale que nous tenons à saluer d’entrée de jeu, notre distingué collègue de l’Université McGill énonce (et ce de manière encore plus affirmative dans la version originale anglaise[3]) l’inexistence du « système » seigneurial. Par-delà le titre ouvertement polémique, les propos défendus par Allan Greer sont assez conformes à l’historiographie et, notamment, à notre propre conception de la seigneurie canadienne. Toutefois, en tant qu’historiens revendiquant la pratique de l’ « histoire seigneuriale[4] », il va sans dire que nous nous sommes sentis interpellés d’autant que l’auteur, en ne se lançant pas dans « une trop longue discussion historiographique », laisse entendre que l’on continue à propager une « image profondément erronée de la Nouvelle-France rurale sous la rubrique « système seigneurial » ».  Qui sont les acteurs de cette « interprétation plus orthodoxe » que la sienne? Outre une référence à Marcel Trudel et à un article signé par Jacques Mathieu dans l’Encyclopédie canadienne, on ne sait pas à qui, au juste, s’adresse la critique de Greer. Aux auteurs des manuels scolaires? Aux auteurs de synthèses thématiques ou générales? Aux spécialistes actuels de ce domaine? Ayant cité les Dechêne, Dépatie et Wien qui ont, sans conteste, contribué à renouveler l’historiographie du régime seigneurial, Greer s’abstient ensuite de nommer qui que ce soit. Nous saisissons donc le prétexte que nous fournit ce texte pour, dans un premier temps, établir les éléments sur lesquels nous sommes d’accord, avant de nous pencher sur la notion de « système » soulevée par notre collègue et, surtout, de rappeler au passage le dynamisme de ce champ fécond auquel nous participons activement depuis plusieurs années.

Nous voudrions d’abord insister sur les points de convergence avec l’auteur. Ils sont si nombreux, en fait, qu’au-delà de l’intitulé frondeur du texte, il reste bien peu à débattre : nature relative de la propriété privée et interprétation idéalisée des autres formes de tenure hors du cas seigneurial; rôle très discutable de l’État dans la régulation du régime seigneurial et, surtout, association tenace entre la seigneurie et la forme géométrique des parcelles étroites et allongées. Sur ce dernier point, il y a longtemps que les spécialistes ont statué (le géographe Harris dès 1966) et, tout comme le professeur Greer, nous nous employons ardemment et sur toutes les tribunes à marteler l’inexactitude de cette association et à rappeler que cette géographie n’a rien de « seigneuriale[5] ». Non seulement adhérons-nous à la plupart des critiques adressées par Greer à l’interprétation orthodoxe, mais nous lui donnons raison en ce qui concerne la représentation du régime seigneurial que perpétuent les ouvrages de vulgarisation historique et les manuels scolaires, lesquels demeurent en grande partie influencés par le crédo des « droits et devoirs réciproques », cristallisé dans la brochure de Marcel Trudel parue en 1956[6].

Venons-en à la polémique autour du « système ». Greer dénonce essentiellement le mythe d’un « système » seigneurial qui distinguerait en tout la société laurentienne des autres espaces de colonisation en Amérique du Nord. Il critique également une certaine vision affirmant la volonté royale d’établir ce « système » seigneurial dans sa colonie du Canada[7]. Mais qui, au juste, parle d’un « système », au sens où l’on définit ce terme? L’historiographie « classique » francophone de la seigneurie a plutôt eu recours à l’expression « régime seigneurial ». C’est d’ailleurs celle que retiennent encore les manuels scolaires et la Brève histoire du régime seigneurial (2012). Régime au sens de régime foncier mis en place dans la vallée du Saint-Laurent. On parlera aussi de « tenure » seigneuriale, puisque, comme le montre avec justesse Greer dans Property and Dispossession, à l’époque du peuplement colonial nord-américain, on tient la terre dans une forme de propriété bien imparfaite, dont la seigneurie canadienne constitue l’une des illustrations. Dans nos travaux récents, nous avons recouru également au terme « seigneurie » tout court ou institution seigneuriale, voire « monde » seigneurial, pour refléter la marque de ce mode de propriété foncière sur la société qui s’implante sur les rives du Saint-Laurent. Que ce mode de propriété n’ait pas été une « volonté » royale, mais plutôt le résultat de l’influence des élites coloniales, cela se discute[8], tout comme la prétendue unicité du cas canadien. D’ailleurs, les exemples évoqués par Greer de ces autres sociétés avec une tenure similaire (Maryland, vallée de l’Hudson…) sont bien connus et la singularité du cas laurentien réside selon nous davantage dans sa longévité et son influence à long terme sur la société canadienne-française que dans son unicité à l’échelle continentale. Mais revenons au mot « système » que nous ne nierons pas avoir occasionnellement utilisé, mais rarement de la manière où l’entend Greer. L’historiographie de langue anglaise y a eu recours bien davantage, allant jusqu’à parler de « seigneurialism », forme canadianisée de féodalisme que l’on postule ou encore qu’on  minimise[9]. Greer prétend que le « système seigneurial est une invention des chercheurs, et non un fait historique », mais système ou pas, la tenure seigneuriale comme mode de propriété foncière et comme rapport signifiant d’une altérité socio-économique est un fait indiscutable et structurel de l’histoire du Québec. Greer insiste sur les autres types de tenure autorisées par le droit coutumier français (notamment l’alleu). Il a raison de dire qu’ailleurs dans l’Atlantique français, notamment aux Antilles, les choix furent différents, mais il reste qu’on a instauré au Canada (et en Acadie également) le mode de tenure (le fief) le plus emblématique de la France des 17e et 18e siècles, les alleux y étant devenus extrêmement rares et contestés. Quant aux censives directes, dites « censives du roi », elles ont prévalu dans la Nouvelle-France urbaine (excepté à Montréal) et cette « option » est clairement rappelée dans Portraits de campagnes (PUL, 2010). Un fait demeure, les « terres, fiefs et seigneuries », comme il est d’usage de les désigner dans les actes de concession, vont se multiplier dans le paysage laurentien et y constituer une caractéristique fondamentale bien après l’abolition du régime en 1854[10].

Enfin, le texte s’achève par une tentative d’explication faisant du contexte de l’abolition de 1854 la principale source d’influence menant à l’ « invention » du système seigneurial. Certes, les acteurs de l’abolition, à commencer par les juristes (notamment Louis-Hippolyte Lafontaine qui préside la Cour « seigneuriale ») vont jouer un rôle déterminant dans l’interprétation qu’en feront les historiens pendant un siècle[11], justifiant en quelque sorte le bien-fondé de la seigneurie, son caractère utilitaire et réaffirmant les droits seigneuriaux qui seront largement indemnisés durant ce processus. Toutefois, si cet « argument légal », selon Greer, aurait servi aux « nationalistes francophones », il n’empêche qu’au-delà de la représentation, le processus d’abolition va laisser des traces tangibles dans les rapports de propriété comme dans les rapports sociaux, largement au profit des seigneurs d’ailleurs. Mais au contraire de Greer, il ne nous semble pas que l’on ait erré en folklorisant l’altérité « canadienne-française ». Le maintien de deux modes de propriété foncière au Bas-Canada après 1791, puis la perpétuation des rentes « seigneuriales » dans une large partie du Québec, même après 1854, auront laissé une empreinte durable et non négligeable tandis que le reste de l’Amérique du Nord avait depuis longtemps renoncé aux formes archaïques de propriété savamment discutées par Greer dans son dernier ouvrage.

Au contraire, les travaux en cours tendent plutôt à rappeler que l’abolition a perpétué un monde « seigneurial » dans le Québec du 20e siècle. Or, la recherche de la normalité et de la modernité par les historiens des dernières décennies a plutôt conduit à sous-estimer un certain rapport social hérité de l’Ancien régime. Ce monde, l’historien torontois George M. Wrong le découvrait chez les seigneurs de La Malbaie, où il séjournait au début du 20e siècle, le député-maire de Saint-Hyacinthe T.-D. Bouchard le déplorait dans un discours en chambre à Québec en 1926 et la jeune journaliste Gabrielle Roy s’en moquera dans un texte publié en 1941, moment ultime de la disparition du lien seigneur/censitaire dans la Province de Québec. Il est vrai que, de leur côté, les historiens érigeront à la même époque une interprétation idéalisée de la vieille institution, interprétation qui atteindra son « expression la plus pure » chez Trudel, mais il est nettement exagéré de prétendre qu’ils l’ont inventée de toutes pièces.

On aura compris notre étonnement à la lecture du bref texte d’Allan Greer, en particulier face au titre qui nous paraît finalement assez peu refléter le propos, plus encore en anglais. Surtout, il nous a semblé que la manière pour le moins synthétique (comprenant quelques raccourcis) de présenter les cinq points soulevés laisse l’impression d’une stagnation de l’historiographie, voire du refus des historiens actuels d’adhérer aux vues des artisans du « renouveau seigneurial » cités dans le texte. Dans son livre, l’amalgame entre les auteurs qui véhiculeraient une interprétation réductrice de la seigneurie est encore plus étonnant et, disons-le, regrettable[12]. Avec d’autres, nous prétendons participer à l’écriture d’une historiographie peut-être trop « nationale » aux yeux de notre collègue de McGill, mais certainement une histoire des aléas, des évolutions d’un régime de propriété foncière et de ses réalités polymorphes se manifestant par une grande diversité à la fois dans le temps, l’espace et les rapports sociaux[13]. Nos travaux respectifs, passés et en cours, contribuent, nous l’espérons, à dynamiser cette réflexion sur l’importance du fait seigneurial dans l’histoire pluriséculaire du Québec et non pas à entretenir une vision orthodoxe d’un « système »[14].

 


[1] Benoît Grenier a publié entre autres une Brève histoire du régime seigneurial (Boréal, 2012). Alain Laberge est notamment l’auteur de Portrait de campagnes (Presses de l’Université Laval, 2010). Tous deux sont membre régulier du Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ). Ils ont participé à l’édition de deux ouvrages collectifs sur le régime seigneurial : Le régime seigneurial au Québec 150 ans après. Bilans et perspectives de recherches à l’occasion de la commémoration du 150e anniversaire de l’abolition du régime seigneurial (CIEQ, 2009) et Nouveaux regards en histoire seigneuriale au Québec (Septentrion, 2016).

[2] Allan Greer, Property and Dispossession: Natives, Empires and Land in Early Modern North America, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2018.

[3] Le texte original en anglais s’intitule « There was no Seigneurial System ». Il est paru dans le blogue Borealia : Early Canadian History le 24 septembre 2018 : https://earlycanadianhistory.ca/2018/09/24/there-was-no-seigneurial-system/

[4] Voir l’introduction de Benoît Grenier et Michel Morissette, dir. (avec la collaboration d’Alain Laberge et Alex Tremblay-Lamarche), Nouveaux regards en histoire seigneuriale au Québec, Québec, Septentrion, 2016.

[5] Voir par exemple : Benoît Grenier, « Gabrielle Roy et le régime seigneurial québécois (1941) », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 28, no 2, 2016, p. 217-251.

[6] Marcel Trudel, Le régime seigneurial, Ottawa, Société historique du Canada, 1956. Sur l’interprétation du régime seigneurial dans les manuels scolaires : Michel Morissette et Olivier Lemieux, « Le régime seigneurial : un regard sur les manuels (partie 2) », Traces, vol. 51, n° 2 (printemps 2013), p. 38-42.

[7] Dans Property and Dispossession Greer écrit : « In the more conspiratorial versions of this view, seigneurialism was “imposed” on the colony as part of a social engineering agenda intended to shape settler society along authoritarian lines » (p. 161). On s’étonne d’ailleurs qu’il ne réfère pas à Fernand Ouellet qui a explicitement formulé une telle opinion : F. Ouellet, « Propriété seigneuriale et groupes sociaux dans la vallée du Saint-Laurent (1663-1840) », Revue de l’Université d’Ottawa, 47, 1-2, 1977, p. 183.

[8] Les observations de l’auteur de Property and Dispossession invitent en effet à y réfléchir (voir p. 161 et ss.) On peut aussi suivre l’interprétation de Christophe Horguelin qui a montré le poids de la petite oligarchie coloniale en place à cette époque : La Prétendue République, Québec, Septentrion, 1997.

[9] Entre autres : William B. Munro, The Seigniorial System in Canada…, New York, 1907; R. C. Harris, The Seigneurial System in Early Canada. A Geographical Study, Montréal et Kingston, McGill/Queen’s University Press, 1966. Voir aussi, plus récemment Brian Young, Patrician Families and the Making of Quebec. The Taschereaus and McCords, Montréal et Kingston, McGill/Queen’s University Press, 2014 ou encore la préface signée par ce dernier dans Nouveaux regards en histoire seigneuriale. Le mot « seigneurialism » dans la version anglaise de la préface a d’ailleurs été traduit par « régime », justement pour rendre moins « systémique » la représentation de l’institution.

[10] B. Grenier mène actuellement une recherche portant sur les persistances du « monde seigneurial » après l’abolition. Celle-ci inclut une enquête orale relative à la « mémoire seigneuriale ».

[11] Il faut également mentionner l’influence du seigneur et homme de lettres Philippe Aubert de Gaspé qui publie ses Mémoires (1866) et Les Anciens Canadiens (1863) à la même époque, de même que les premiers historiens qui proposent alors une interprétation idéalisée du rôle de ce « système » dans l’histoire du Canada.

[12] Greer, Property and Dispossession…, p. 161.

[13] Pensons entre autres à la récente thèse d’Isabelle Bouchard : « Des systèmes politiques en quête de légitimité : terres « seigneuriales », pouvoirs et enjeux locaux dans les communautés autochtones de la vallée du Saint-Laurent (1760-1860) », Université du Québec à Montréal, 2017.

[14] Les auteurs de ce texte s’apprêtent à rendre accessible le Répertoire des Seigneuries du Québec, un outil de recherche visant à consolider les données concernant divers aspects de l’histoire du régime seigneurial au Québec et de ses persistances. Cette base de données recensera l’ensemble des seigneuries et des propriétaires seigneuriaux, des premières concessions au début du 17e siècle jusqu’à l’abolition définitive des dernières rentes seigneuriales en 1940. https://espace.cieq.ca/