Ayotzinapa : quand la violence de l’État et celle des groupes criminalisés ont les mêmes fins

Publié le 22 décembre 2014

Par Javier Buenrostro, candidat au doctorat d’études politiques à l’EHESS

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Crédit : Mario Acosta Garcia (Flickr).

En 2000, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), parti qui a gouverné le Mexique pendant 70 ans, a perdu le pouvoir au profit de la droite, concédant la présidence à Vincente Fox du Parti de l’Action Nationale (PAN). L’alternance démocratique devait mettre fin à un type de régime que l’écrivain Mario Vargas Llosa avait qualifié de « dictature parfaite ». Somme toute, cette transition n’a pas réellement amélioré la vie des gens, ni même celle des institutions, le Mexique conservant certaines caractéristiques d’un État policier. La corruption et l’impunité continuent d’être monnaie courante et le crime organisé n’aspire plus seulement à monopoliser le trafic de la drogue, mais il poursuit désormais l’objectif de prendre le pouvoir local – soit de mettre la main sur les municipalités et leurs ressources financières et s’accaparer la richesse locale à travers l’imposition forcée. Selon Guillermo Trejo, à Michoacán, par exemple, le crime organisé s’est approprié 30 % du budget annuel des travaux publics des municipalités, exigeant que les contrats des œuvres publiques soient attribués à des promoteurs sous son contrôle, et a détourné 20 % des salaires de l’administration locale. L’État de Guerrero, voisin de celui de Michoacán, vit une situation similaire. C’est donc dans un contexte de violence endémique lié à l’infiltration de l’État par les groupes criminalisés qu’ont eu lieu les dramatiques événements de septembre dernier menant à la disparition de 43 étudiants de la Normale de Ayotzinapa, Guerrero.

Soutien aux 43 étudiants à Lima (Pérou), novembre 2014. Crédit : Atoq Wallpa Sua (Flickr).

Les événements atroces d’Ayotzinapa, un massacre qui a fait les manchettes internationales, ne peuvent se comprendre qu’en les situant dans un contexte où la violence extrême est banalisée et où les nouvelles d’assassinats sont rapportées quotidiennement (du moins, depuis le début de la guerre contre les narcos). Le 26 septembre, environ 80 étudiants de l’École Normale de Ayotzinapa (qui forme des étudiants en enseignement primaire) menaient une collecte de fonds à Iguala lorsqu’ils ont été surpris par des policiers et des hommes armés non identifiés qui ont ouvert le feu en direction des leurs bus. Par la suite, trois attaques de policiers municipaux et de tireurs sur des civils ont eu lieu. Le résultat de la journée fut horrifiant : 3 étudiants, deux joueurs mineurs d’une équipe de football de troisième division et une femme ont été tués. De plus, le corps de José Luis Mondragón a été trouvé écorché (sans peau) sur un boulevard dans la ville. En plus de ces décès, 43 étudiants sont toujours portés disparus; leur sort, pourtant, ne laisse aucun doute : ils ont certainement été assassinés comme les autres. Les recherches qui ont eu lieu pour les retrouver ont pourtant révélé l’existence de plusieurs fosses clandestines où des centaines de corps sont enterrés sans qu’on y retrouve les dépouilles des étudiants. Certaines personnalités de la société civile telles que le prêtre Alejandro Solalinde ont affirmé dans les médias tenir de l’information selon laquelle ces étudiants auraient été brûlés vifs.

Marche pour Ayotzinapa à Cherán, décembre 2014. Crédit : kinoluiggi (Flickr).

Depuis le 15 octobre, des dizaines de milliers de personnes manifestent dans les principales villes du pays; à l’étranger, plus de 80 ambassades mexicaines ont été la cible de manifestations. Dans un pays habitué à l’horreur des conséquences des violences liées à l’impunité et au trafic de drogue (qui a fait des dizaines de milliers de victimes), l’assassinat de ces étudiants en enseignement a secoué la conscience nationale. Immédiatement après les événements, le maire d’Iguala, José Luis Abarca (du Parti de la Révolution Démocratique, PRD, de centre gauche) a été pointé du doigt, ainsi que le gouverneur de l’État de Guerrero, Ángel Aguirré (choisi sous le sigle du PRD, mais anciennement un « cacique » régional), et le président Enrique Peña Nieto. L’implication des policiers municipaux et des militaires dans les coups de feu initiaux n’aide pas à délimiter les responsabilités de chaque niveau du gouvernement (local, étatique et national). Face à la confusion et à l’indignation, certains éléments clés autour du massacre de Ayotzinapa se doivent d’être explicités.

La version principale du gouvernement

La version principale consiste à dire que le massacre relève de la responsabilité du crime organisé, c’est-à-dire de deux principaux groupes de trafic de drogue qui se disputent Guerrero : Los Rojos (influents à Chilpancingo) et Guerreros Unidos (qui contrôlent Iguala et ses environs). Ces deux groupes sont des scissions du Cartel des Beltrán Leyva (le cartel Beltrán Leyva est une organisation criminelle fondée au Mexique par quatre frères qui ont travaillé en coopération avec Joaquín Chapo Guzmán et le Cartel de Sinaloa. Ils se sont éloignés de ce dernier vers 2008, et sont désormais alliés aux Zetas et au Cartel de Juárez) qui contrôlait la région du sud-est mexicain et dont le leader Arturo Beltrán a été abattu dans un affrontement avec la Marine en 2009. Les premières versions semblaient indiquer que l’assassinat des étudiants avait pu être une erreur. Par la suite, des médias inféodés au pouvoir ont parlé de « potentiels » liens entre les étudiants en enseignement primaire et Los Rojosraison pour laquelle ils auraient été assassinés par les Guerreros Unidos. Historiquement, Guerrero est un lieu important de la production de marijuana. Cet État a connu une augmentation significative lors de la dernière décennie de la production de pavot, ingrédient servant à la fabrication d’opium. Le Mexique est aujourd’hui le deuxième producteur de pavot dont la très grande majorité est produite et récoltée dans l’État de Guerrero. Il est de notoriété publique que les beaux-frères du maire d’Iguala travaillaient pour le compte des Beltrán Leyva et que suite à la disparition des 43 d’Ayotzinapa (comme sont désormais désignés les disparus), Héctor Beltrán Leyva et Sidronio Casarrubias ont été incarcérés tandis que Benjamin Mondragón s’est suicidé au moment où la police allait l’arrêter. Héctor était l’héritier du Cartel des Beltrán Leyva, alors que les deux derniers étaient les leaders présumés de Guerreros Unidos.

Pour la société civile, il n’y a qu’un seul coupable : l’État mexicain

Crédit : Eric Wagner.

Étant donné le caractère mémorable des critiques des gens de la Normal d’Ayotzinapa à l’égard du gouvernement ainsi que la répression continue qu’elle subissait, la société civile a considéré ces événements, depuis le début, comme étant un crime de plus de l’État qui cherche à faire taire les voix dissidentes. Très rapidement, la responsabilité du maire d’Iguala et de son épouse dans ces événements a été mise de l’avant, ainsi que celle de la police municipale, des autorités de la municipalité voisine et des autorités au niveau étatique. L’implication de différentes autorités (provenant d’orientations politiques variées) et le manque de crédibilité du système judiciaire aux yeux de la société mexicaine ont remis en cause la version des faits présentée par ces derniers. Les versions des médias inféodés au pouvoir (Televisa, TvAzteca, Excélsior) qui ont tenté d’établir une relation entre certains étudiants et le trafic de drogue ont eu pour seule conséquence d’accentuer la colère et la suspicion de la société civile à l’égard de l’État en remettant à l’ordre du jour le mot-clic #FueElEstado (C’étaitL’État).

Les disparus viennent d’une institution marquée par une longue tradition militante

Les 43 disparus étaient des étudiants de la Normale Rurale Raúl Isidro Burgos, mieux connue sous le nom de la Normale de Ayotzinapa puisque l’école a son siège dans cette localité. Cette école a formé des personnalités telles que Othón Salazar, leader des enseignants dans les années 50; Lucio Cabañas, fondateur du Parti des Pauvres, mouvement de guérilla des années 60; Genaro Vázquez, fondateur de l’Association Civique du Guerrero (1959) ayant participé, dans les années 60 et 70, à des mouvements de guérilla tels que celui mené par Lucio Cabañas. Plus récemment, la Normale de Ayotzinapa a d’abord été remarquée pour l’affrontement entre ses étudiants et le gouvernement de Zeferino Torreblanca (PRD) à propos d’une réforme éducative, puis en 2011 par son opposition au gouvernement de Ángel Aguirre (PRD) qui s’était soldée par le décès de deux étudiants et d’un employé d’une station-service. Deux étudiants disparus (Cutberto Ortiz et Bernardo Flores) ont un lien de parenté avec Lucio Cabañas.

Les partis politiques et la supposée démocratisation du Mexique

Vincente Fox, président mexicain de 2000 à 2006. Crédit qbac07 (Flickr).

Le Mexique a été gouverné pendant 70 ans par le PRI; le gouvernement et le parti constituaient en fait une seule entité. La corruption et l’impunité qui caractérisaient le gouvernement allaient de pair avec les politiciens qui sont devenus hommes d’affaires et vice versa. En 1988, une fraude électorale a empêché la victoire électorale de Cuauhtémoc Cárdenas, candidat du parti de centre gauche. Dix ans plus tard, en 1997, le PRI a perdu pour la première fois la majorité au Congrès et après trois ans un candidat de l’opposition, représentant de la droite (Parti de l’Action Nationale, PAN), est arrivé au pouvoir pour la première fois. Mais, la transition vers une réelle démocratie électorale n’a pas suscité tous les résultats escomptés, la corruption et l’impunité continuant à avoir cours, empêchant ainsi les réformes socio-économiques nécessaires à la réelle participation de tous les citoyens à l’exercice de la souveraineté. Ainsi, l’arrivée au pouvoir du président Vicente Fox et de la droite n’ont pas résulté en un partage plus équitable du pouvoir, car seule l’utilisation des pouvoirs publics pour favoriser leur enrichissement personnel les intéressait. Suite à un litige entre deux chaînes de télévision en 2003, Vicente Fox avait répondu à ceux qui l’interrogeaient sur la posture du gouvernement dans le conflit : « Et pourquoi moi? » Il ne s’agit pas d’un propos étourdi ou d’une mauvaise réponse, elle traduit bien, au contraire, le fond de pensée du président et de son gouvernement : gouverner ne les intéressait guère et il régnait dans le pays un vide au niveau du pouvoir exécutif. Ce vide a été comblé par différents acteurs : hommes d’affaires, gouverneurs locaux et narcotrafiquants.

La gauche, quant à elle, a perdu son identité au fil des ans. Cherchant à gagner des élections à tout prix afin d’avoir son mot à dire sur l’octroi des crédits budgétaires, le pragmatisme cynique du PRD l’a amenée à présenter et soutenir des candidats de mauvaise réputation. De fait, les politiciens (souvent corrompus) du PRI et du PAN qui ont vu leur étoile pâlir au fil des ans (mais qui continuaient encore à contrôler une importante clientèle politique locale) ont lorgné du côté du PRD pour continuer leur carrière. Le parti a ouvert ses bras à plusieurs d’entre eux, politiciens sans idéologie ni engagement social, dont les deux derniers gouverneurs de l’État de Guerrero, Zeferino Torreblanca et Angel Aguirre. Ces deux individus, tous deux très influents localement et réputés pour leur corruption et leur répression face à la dissidence, appartenaient initialement au PRI. Ancienne victime de la corruption du PRI, la gauche semble maintenant recruter et protéger les vieux politiciens de la droite corrompue. Par conséquent, l’alternance des partis n’a pas réellement généré une démocratie, mais plutôt une « particratie » qui ne sert que les élites politiques, tout comme les groupes d’intérêt qui gravitent autour (dont le pouvoir économique est indéniable). Le crime organisé fait malheureusement partie de ceux-ci.

Nous avons l’habitude de penser que le crime organisé ne se limite surtout qu’au commerce de la drogue. En fait, le crime organisé s’intéresse depuis longtemps à d’autres activités illicites, dont le vol d’essence, de pétrole, de gaz, de minéraux et à l’abattage illégal des forêts, au trafic de personnes, etc. Ils se sont également infiltrés dans la politique en tentant de contrôler une partie du budget et des salaires locaux (le maire d’Iguala avait plus de 30 membres de sa famille parmi les salariés; le gouverneur Angel Aguirre et le Secrétaire de Finances en avaient, quant à eux, respectivement 38 et 20 salariés parmi leurs proches). Qui plus est, le crime organisé exerce un tel contrôle sur ces régions que l’État n’a plus le monopole légitime de la violence, laissant la voie libre aux cartels pour offrir leurs « services » dans ce domaine.

Le couple impérial ou la banalité du mal

José Luis Abarca, maire d’Iguala, et son épouse María de los Ángeles Pineda, qui formaient le « couple impérial » (tel qu’on les surnommait à la municipalité), sont les premiers responsables du crime d’Ayotzinapa. La relation du couple avec les narcotrafiquants paraît évidente : les frères de l’épouse travaillaient chez les Beltrán Leyva jusqu’à ce qu’ils soient assassinés en 2009, tandis que le maire était passé d’un simple vendeur de chapeaux à un commerçant fortuné, possédant plusieurs propriétés à Iguala. Il a en outre donné d’importantes sommes d’argent pour la campagne de Ángel Aguirre pour le poste de gouverneur.

Il y a plus d’un an, Abarca a été accusé d’enlèvement de 8 membres d’une organisation sociale d’opposition, Unité Populaire d’Iguala, et un des kidnappés qui a pu s’échapper l’a désigné comme étant le meurtrier d’Arturo Hernández Cardona, leader du groupe d’opposition et, qui plus est, compagnon de parti de Abarca. Face à cela, au lieu d’une investigation approfondie, le maire d’Iguala a été protégé par le gouverneur de Guerrero, un sénateur, ainsi que plusieurs députés, dont le Secrétaire de la Santé et le président du PRD. Toute la structure du PRD a été ainsi utilisée pour protéger une importante source de financement pour le parti.

De son côté, María de los Ángeles Pineda présentait un rapport sur ses œuvres sociales le jour de l’enlèvement et de l’assassinat des étudiants. Ce rapport était également un acte de promotion personnelle, puisque Pineda cherchait à succéder à son époux comme maire d’Iguala. La présence des normaliens risquait d’enlever un peu de prestige à la manifestation publique qui la mettait en vedette et, paraît-il, elle aurait alors sollicité le Secrétaire de la Sécurité Publique de Iguala, Felipe Flores (cousin du maire) pour qu’il fasse disparaître cette source de désagrément. Au final, il semblerait que ces gens n’ont pas eu meilleure idée que de faire disparaître les étudiants…

L’apparent caprice de l’épouse d’un maire et l’obéissance de serviteurs publics chargés de la sécurité de la municipalité reflètent le degré de corruption d’un système politique mexicain et comment le pouvoir économique (légal et illégal) peut agir en toute impunité. Ayotzinapa est un événement atroce et brutal. Il ne s’agit toutefois pas d’une exception d’une brutalité sans nom, mais plutôt le résultat de la banalisation du mal découlant d’un système bien établi. Crimes organisés, tueurs à gages, maires, gouverneurs, partis politiques, policiers, militaires, ainsi que les médias à la solde des élites économiques, font partie d’un seul et même engrenage permettant la corruption et l’impunité. Ce cercle vicieux de la corruption permet que des événements aussi atroces qu’Ayotzinapa deviennent presque des faits divers (à l’instar des 49 enfants brûlés dans l’incendie de la garderie ABC à Hermosillo (Sonora, 2009), le massacre des 72 immigrés de San Fernando (Tamaulipas, 2010), la tuerie des 52 personnes dans le Casino Royal, de Monterrey (Nuevo León, 2011), ou les nombreuses fosses découvertes à Iguala (Guerrero, 2014)). Tous ces événements constituent des chaînons de cette « ingénierie du mal ». Hélas, Abarca et Ayotzinapa ne sont pas des faits isolés dans la vie du Mexique. Comme l’affirme Guillermo Trejo, il s’agit d’« actions qui prétendent semer la terreur et faire fléchir des groupes de la société civile qui participent à Iguala et dans des municipalités voisines, dans différents processus d’articulation sociale – y compris les polices communautaires – afin de faire face aux extorsions, enlèvements et assassinats de la part du crime organisé et des autorités publiques à son service. »

La société, coupable elle aussi

Les deux principales versions du massacre d’Ayotzinapa mettent en accusation deux acteurs : l’État et les groupes de crime organisé. Mais qu’en est-il de la société? N’a-t-elle rien à voir avec cette affaire? Il me semble que oui, et fortement. Nous vivons dans une société égoïste, qui s’inquiète plus de ne pas rentrer à temps chez elle pour regarder un match de football que de l’assassinat de citoyens de ce pays, qu’ils soient étudiants, immigrés, joueurs de football ou de simples personnes qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment.

Le gazouilli controversé de Nestlé (qui a depuis été retiré).

À la suite des événements d’Ayotzinapa, plusieurs tweets ont été publiés reflétant l’égoïsme d’une partie de cette société mexicaine. Quelqu’un a publié sur le compte Twitter de l’entreprise Nestlé au Mexique  « Ils ont donné du “Crunch” aux étudiants d’Ayotzinapa ». La pizzeria 50 Friends, propriété du politicien et homme d’affaires Alberto Cinta, a publié sur Facebook : « Cela aurait été plus simple si les “étudiants” d’Ayotzinapa (sic) avaient été des étudiants exemplaires, ils seraient encore en vie en train d’étudier. Si tu te comportes mal, les choses tournent mal pour toi. » L’ancienne députée du PRI, Marili Olguín Cuevas, a quant à elle publié sur Facebook « Des fois, je pense que je suis Ayotzinapa, puis Chicharito marque un but et l’idée me passe!!! Je ne sais pas s’il je dois en rire ou pleurer… Tuez-les pour qu’ils ne se reproduisent pas! ». La fille d’un leader syndical, sympathisant du PRI et de Peña Nieto, à propos de la tentative de mettre le feu au Palais Royal suite aux événements d’Ayotzinapa a déclaré « et après on se demande pourquoi on les brûle… PLOUCS ». À lire les commentaires dans les versions électroniques des journaux, des centaines d’entre eux sont pleins de mépris pour la vie humaine et justifient la violence subie par n’importe quel groupe comme étant provoquée et méritée. La société peut ne pas être la responsable directe de cette violence, mais le manque d’éthique et de compassion l’amène à ignorer les victimes de violences et à légitimer les homicides. Il en va de même pour les journaux inféodés au pouvoir tels que « Le Journal de Guerrero » dont le titre principal le jour suivant les événements était « Enfin, l’ordre rétabli ». Certains hommes d’affaires mettent également leur grain de sel en affirmant que ce qui éloigne les touristes (de la plage d’Acapulco, principalement) n’est pas la violence, mais plutôt les manifestations et la protestation sociale.

La militarisation

Dès le début de son gouvernement, Felipe Calderón (2006-2012) a lancé une « Guerre contre les drogues », faisant écho à la rhétorique belliqueuse habituellement employée par les États-Unis. Cette « guerre » a amené l’armée dans les rues, ce qui signifie une militarisation du pays. Avoir dans la rue une armée qui fait le travail de la police ne saurait être quelque chose de souhaitable ni pour la société ni pour l’armée. Plusieurs membres de l’armée ont rejoint les rangs du trafic de drogue (au moins 500 militaires à Guerrero, selon les estimations), se convertissant en groupes de criminels (comme les Zetas). Les affrontements entre militaires et trafiquants de drogue ont résulté en une mise en discours de la violence dans les journaux narrant quotidiennement les assassinats et les morts sans que les causes de ces violences ne soient véritablement analysées en profondeur. C’est ainsi que n’importe quel mort suite à un échange de tirs est étiqueté comme potentiel membre du crime organisé, provoquant une insensibilité du reste de la société envers ces décès. De plus, il existe plusieurs cas d’excès rarement punis, comme ce fut le cas en 2014 à Tlatlaya, État de Mexico, où une fusillade a fait 22 morts sans que les coupables ne soient punis. Combattre le trafic de drogue par la voie armée seulement, au lieu de construire un système judiciaire digne et effectif, est une erreur grossière.

Dans le cas concret d’Iguala, le rôle historique de l’armée dans la région a eu des conséquences néfastes. Au fil des ans, le bataillon 27 d’Iguala a été impliqué dans la répression des mouvements guérilleros et des mobilisations des enseignants, terrorisant des villages entiers de Guerrero durant ladite « Guerre sale » (dans les années 70). Le jour de la disparition des étudiants d’Ayotzinapa, le commandant du bataillon 27 partageait la tribune d’honneur avec le maire d’Iguala et son épouse lors de l’évènement de celle-ci. C’est ainsi que l’on peut aussi culpabiliser l’armée, car la négligence des militaires à assurer la sécurité dans la région est une des causes principales du contexte de violence. Comme le soulignent des députés de l’opposition : « Comment est-il possible que des corporations policières et civiles armées jettent des cadavres dans des fosses sans que les militaires ne s’en aperçoivent? Ils se livrent à des activités de renseignements étant donné que c’est une zone importante de trafic de drogue, d’innombrables actes d’extorsion et de violence multipliée ».

Conclusion

Rassemblement place Émilie-Gamelin (Montréal) en solidarité avec les victimes de l’État Mexicain, novembre 2014. Crédit : MOD (Flickr).

Entre 2006 et 2014, 23 000 personnes sont « disparues » au Mexique (plus 120 000 morts). 60 personnes par semaine. Comme l’a signalé Carlos Bravo, Guerrero n’est pas une crise, c’est à peine la normalité atterrante que beaucoup refusent de voir en face. Il s’agit du désintérêt des politiciens pour ce qui est du ressort public. Du « Et pourquoi moi? » du président Fox au « Je suis fatigué » du Procureur Murillo Karam face aux interrogations des parents des étudiants, il paraît clair que l’État est fatigué et n’est pas intéressé à servir et à protéger ses citoyens. Pour sa part, la société a fait preuve dans plusieurs cas de mémoire courte. Elle manque de valeurs communautaires, et d’une éthique qui aille au-delà de l’égoïsme et des intérêts personnels des politiciens et des bureaucrates. En conclusion, laissons la parole à Guillermo Trejo qui s’est consacré à l’étude des relations entre violence, crime organisé et démocratie depuis des années :

Dans le massacre d’Iguala, le passé, le présent et le futur convergent. Comprendre le massacre uniquement comme un acte odieux de crime organisé revient à assister au présent sans comprendre le passé. Interpréter cet abominable fait seulement comme un crime d’État revient à regarder le présent avec les yeux du passé. Afin d’éviter que le massacre ne dérive en un éclatement social, le gouvernement fédéral et la société civile devront traiter tant l’aspect criminel – dans toute sa nouvelle complexité maintenant que les groupes criminels veulent reconstruire la politique locale – que l’aspect étatique – avec la difficulté qui pousse l’État à se regarder dans le miroir de la violence.