« Cas 24 ». La fin (?) de la rougeole (au Cambodge) et l’historienne

Publié le 15 mai 2019

Par Laurence Monnais, Université de Montréal

                                                                                                                                                        Version PDF

Crédits : Anne-Laure Lapeyraque, Siem Reap, 2019.

Siem Reap, dimanche 7 avril

Siem Reap, dimanche 7 avril 2019, 6h45 du matin. Je rejoins « Dr. Samnang » dans un restaurant bondé, en périphérie de cette ville animée jouxtant les temples d’Angkor. Chham Samnang, agent du Programme élargi de vaccination (PEV) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sillonne les vingt-cinq provinces du Cambodge pour s’assurer que les maladies évitables par la vaccination (MEV) sont bien évitées, que les nouveaux programmes d’immunisation s’implantent dans l’harmonie, que les éclosions infectieuses sont rapidement contenues. Il m’a appelée deux jours plus tôt pour m’informer du « retour » de la rougeole dans le pays, et me demander si je serais intéressée à le suivre dans sa traque du « cas 24 ».

Sur ce bord de route fréquenté, il fait probablement déjà 32 ou 33 degrés. Tout le monde le dit, il fait très chaud pour un début avril. Après un café bien fort, on monte dans un 4X4 blanc aux armes de l’OMS; le chauffeur de Samnang me fait signer une feuille qui décharge l’Organisation de toute responsabilité me concernant. Pour être honnête, je suis surprise de pouvoir les accompagner aussi facilement. Samnang me tend un polo bleu ciel aux couleurs du Programme national d’immunisation (PNI) khmer. Je l’enfile. On part. Direction le district de Stoung, dans la province adjacente de Kampong Thom, capitale nationale de l’aquaculture sur les rives du très fertile lac Tonlé Sap, à près de 110 kilomètres de là. On mettra un peu plus de deux heures pour l’atteindre

Un premier arrêt permet de récupérer devant une petite épicerie une jeune femme qui remplit le coffre de victuailles et s’installe à mes côtés. On rejoint ensuite un centre de santé en pleine campagne. Une demi-douzaine de vaccinateurs et vaccinatrices, tous dans la vingtaine, attendent Samnang. Il va leur parler une dizaine de minutes, leur expliquer qu’il est là pour rencontrer le « cas 24 » et sa famille, mais aussi pour procéder à des vaccinations dans les villages avoisinants, une pratique de rattrapage vaccinal classique. Tout le monde se lève, va chercher des doses de vaccin monovalent, dont la conservation sera assurée par des glacières qu’on ramasse au passage, et des seringues autobloquantes[1]. On quitte le centre, nous en voiture, eux sur des mobylettes, à deux par engin.

On va s’arrêter dans trois villages au cours de la matinée, dans un périmètre d’environ quinze kilomètres. Le même rituel va s’y dérouler à chaque fois: on rejoint la maison d’un notable qui a battu le rappel, arborant pour l’occasion le fameux haut bleu ciel ou un T-shirt au logo de GAVI, l’Alliance du Vaccin fondée par Bill et Melinda Gates. Deux vaccinateurs.trices s’installent sous les pilotis, sur ces plateformes en bois, lieux habituels de rassemblement. Un certain nombre d’enfants sont déjà là, avec leur mère (ou leur grand-mère) pour les plus jeunes, seul.e.s pour les adolescent.e.s. D’autres arrivent dans les minutes qui suivent, à mobylette, à bicyclette, à pied. On tend les carnets jaunes de vaccination, parfois un certificat de naissance. Les documents sont plastifiés, signe qu’on en prend soin.

Les noms de ceux et celles qui ne sont pas bien vaccinés sont consignés puis on pique à la chaîne, à trente, quarante, cinquante reprises. Dans la grande majorité des cas, surtout parmi les plus âgés, on procède à un rappel[2]. Samnang me confirmera que les taux de vaccination à une dose dans cette région très rurale sont élevés, dépassant les 90%. L’ambiance est détendue. Les tous petits pleurent quelques minutes, câlinés par l’un.e de leurs proches. Les plus âgés font les fiers – certains ne pourront s’empêcher d’avoir un petit moment d’appréhension, ce dont les autres riront à gorge déployée. Tout le monde me regarde avec curiosité mais les sourires sont larges et le fait que les injections se fassent en plein air, aux yeux et aux vues de tous, ne gêne personne, au contraire.

Nous nous rendons ensuite dans un quatrième village, celui du « cas 24 ». Le garçon de sept ou huit ans n’est plus vraiment malade; sa peau est desquamée, conséquence de cette éruption cutanée typique de la rougeole, et il semble un peu fatigué, c’est tout. L’échange, avec sa grand-mère, va durer une bonne demi-heure. Samnang fait preuve de doigté dans ses questions, prend des notes abondantes, reconstruit précisément l’histoire de la contamination de l’enfant. Amené à l’hôpital de Kantha Bopha, à Siem Reap, trois semaines plus tôt pour ce qui s’est avéré un épisode très sérieux de dengue, il est rentré chez lui quelques jours plus tard. C’est lors d’une seconde visite à Kantha Bopha, pour une violente fièvre, qu’on lui a diagnostiqué une rougeole[3]. L’enfant n’était pas vacciné parce que sa grand-mère refuse que les enfants de la famille le soient – sans s’expliquer sur son rejet, elle restera campée sur ses positions.

Nous remontons en voiture pour nous rendre dans un cinquième village où on nous attend pour le repas composé de soupe, poisson séché, saucisse piquante et riz. Puis c’est l’heure de la sieste, chacun ayant à portée de main son hamac qu’il installe à même les pieux qui servent de fondations à la maison qui nous accueille. Samnang en profite pour consigner sur son ordinateur portable, au moyen de tableurs Excel, les données récoltées dans la matinée qui vont être envoyées par clé usb à l’hôpital du chef-lieu, à Phnom Penh et à Manille, siège de la région du Pacifique occidental de l’OMS dont relève le Cambodge. Vers 15h, celui que Samnang surnomme avec affection le « patron » – je ne saurai pas s’il dépend du PEV ou du PNI – arrive. Mon interlocuteur lui fait rapport. Satisfait, ce dernier repart pour la capitale, à au moins cinq heures de voiture de là.

Nous quittons nos hôtes sur ces entrefaites pour rentrer à Siem Reap (les employés de l’OMS n’ont pas le droit d’être sur les routes la nuit tombée, et la nuit tombe tôt, avant 18 heures, et d’un coup, dans la région). Samnang me parle dans la voiture de ce qu’ils ont accompli, avec la satisfaction du travail bien fait. Je le reverrai le mardi soir pour dîner. Il a passé les 48h dernières heures sur les routes, répétant les mêmes gestes et tenant les mêmes discours. Il n’en est pas moins d’excellente humeur, convaincu tant de ses compétences que de l’importance de sa mission. Mais c’est ce dont il m’entretiendra jusqu’à la toute fin de notre repas, des méfaits des mobilités humaines et du sous-financement de ses activités, qui allait ancrer mon besoin de parler de ce dimanche 7 avril. À l’heure d’une tendance à considérer les refus de la vaccination – un phénomène très marginal au Cambodge selon Samnang – comme la raison d’être de la réapparition de la maladie dans le monde ou, à défaut, d’une dénonciation des problèmes d’accès à des biotechnologies de qualité dans le Sud – ce que j’avais vu quelques jours plus tôt n’allait pas dans ce sens – j’avais là matière à penser autrement la présence actuelle de la rougeole et à mobiliser judicieusement son histoire.

Crédits : Jean-Phillipe Marcoux, Angkor, 2019.

Rapports convenus, moments inattendus : travailler sur la rougeole en Asie du Sud-est

J’ai rencontré pour la première fois Chham Samnang au quartier général de l’OMS à Phnom Penh en janvier 2018, alors que j’avais sollicité un rendez-vous auprès de son collègue au PEV, le Dr. Shafiqul (Shafi) Hossain. Ils m’avaient alors assurée que je pourrais compter sur leur aide pour mener à bien mon nouveau projet d’histoire globale de la rougeole. Samnang surtout, le médecin épidémiologue, l’homme de terrain aux impressionnantes publications sur l’encéphalite japonaise, l’hépatite B ou encore l’implantation de programmes vaccinaux en milieu rural, m’avait promis de « m’amener avec lui » un jour. Je ne savais pas trop ce que ça voulait dire, mais c’était le genre de proposition que je voulais entendre.

J’étudie la rougeole depuis quelques années déjà mais me suis concentrée sur le Canada jusqu’à récemment. Décidée à rectifier un silence historiographique tant absolu qu’aberrant, j’ai, en 2017, envisagé d’élargir mon terrain d’investigation avec un projet d’histoire croisée, et connectée, de la pathologie infectieuse depuis l’introduction d’un premier vaccin en 1963. J’ai  décidé d’emblée que le Cambodge aurait une place de choix dans cette recherche. D’abord parce que je suis une historienne de l’Asie du Sud-est et plus spécifiquement des anciens pays de l’Indochine française. Ensuite, parce que le Cambodge est un des 75 pays ayant reçu sa certification d’élimination de la maladie des mains de l’OMS, en mars 2015, en même temps que le Japon et un an après l’Australie.

La réussite paraît impressionnante pour ce pays à l’histoire médico-sanitaire moderne chaotique qui continue de se (re)construire quarante ans après un génocide abyssal et une longue instabilité politique[4]. Dans les années 1980, le pays avait parmi les pires indicateurs de santé au monde et la rougeole infestait les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande[5]. Ce succès m’intriguait en même temps qu’il attisait mon scepticisme à l’endroit d’une santé globale saturée de statistiques, de cibles à atteindre et de politiques de « préparation » face à l’imminence de pandémies dévastatrices[6]. Ma recherche de données sur « l’exemplarité khmère » demeurée infructueuse – pour le dire autrement, au-delà de rapports convenus ou cryptés de l’OMS et de GAVI, je n’avais rien – je savais qu’il me fallait passer par l’histoire orale et l’observation, et d’abord établir les contacts nécessaires. La liste de mes interlocuteurs potentiels atteignait la douzaine avant mon départ. Reste que, en atterrissant à Phnom Penh le 2 avril 2019, je ne savais pas vraiment où j’allais ni à quoi m’attendre. Je savais juste que tout, comme rien, pouvait se passer durant ce séjour de deux semaines forcément trop bref.

Je crois que j’espérais secrètement que le Cambodge connaisse une recrudescence de la rougeole comme le reste du monde[7] et le Laos voisin où je venais de passer quelques jours. Les journaux n’en parlaient pas (comment parler d’une maladie dont on est censé s’être débarrassé dans un pays qui pratique la censure médiatique à haute dose?) mais lorsque Shafi m’a envoyé un courriel m’annonçant que Samnang quittait précipitamment Phnom Penh pour Siem Reap, j’ai compris que la chance était de mon côté. En même temps, cette chance me laissait un drôle de goût. Comment pouvais-je oser capitaliser sur ces éclosions? Puis j’y ai réfléchi : je devais conserver mes scrupules, prendre la distance nécessaire face à un événement impromptu, mais j’avais là une opportunité qui pouvait ne jamais se représenter, celle de faire ce terrain dont je revendiquais intellectuellement, théoriquement, méthodologiquement le caractère indispensable, et de le confronter à des hypothèses, des intuitions et aux silences de sources écrites à la fois lacunaires et lissées.

La rougeole, baromètre de la santé et du développement au Cambodge

Cette journée passée avec Samnang a en premier lieu fait surgir des réflexions sur l’état de la santé au Cambodge, cœur hors normes de l’aide humanitaire internationale. Partie des camps de réfugiés à la frontière thaï, celle-ci s’est déployée avec la fin de l’occupation vietnamienne en 1989. Outil prometteur de démocratisation et de construction d’une société civile, elle prend depuis des formes tentaculaires, brouillant à l’envi les frontières entre public et privé[8]. Les chercheur.e.s et intervenant.e.s s’entendent pour considérer que les réussites sanitaires locales, dont celles en matière de lutte contre les maladies infectieuses, sont fragiles et qu’elles le sont en partie parce que le système de santé du pays repose (à plus de 50% encore si pas davantage[9]) sur l’investissement de milliers d’ONG et la démission connexe, et durable, de l’État en matière de santé.

Le fait que le « cas 24 » soit passé deux fois par l’hôpital Javayarman VII[10] de Kantha Bopha plutôt que d’aller à l’hôpital provincial de Kampong Thom (à une cinquantaine de kilomètres de chez lui) ou à celui de Stoung illustre cette préférence pour les infrastructures soutenues par l’étranger qui offrent en outre, pour la plupart d’entre elles, leurs soins gratuitement[11]. La rougeole semblait profiter de cette inclination de manière insoupçonnée. Certes, le jeune garçon avait attrapé une maladie nosocomiale, c’est-à-dire à l’hôpital, mais l’on sait que la maladie virale, ultra-contagieuse (une personne contaminée peut en infecter 18, voire 20 autres), affectionne partout les espaces cliniques. Plus problématique, s’avérait la tendance de Kantha Bopha à une gestion autarcique, voire réfractaire à toute collaboration, son personnel allant jusqu’à négliger la déclaration des cas de maladie infectieuse, voire leur diagnostic[12]. En l’absence de tout mécanisme de régulation ou d’imputabilité, la rougeole se faufilerait avec délectation dans ce genre d’institution, profitant de son accessibilité, de sa réputation comme de son repli sur soi.

Si le nomadisme des minorités inquiète les autorités du Laos voisin (les Hmongs y sont souvent jugés responsables de la diffusion du virus, dont encore début 2019), au Cambodge, c’est l’extrême mobilité des populations rurales qui poserait un risque majeur, celle de ces familles qui travaillent ailleurs pour survivre. En l’occurrence, les proches du « cas 24 » n’avaient pas seulement sillonné les routes pour amener leur enfant à l’hôpital, ils étaient domiciliés à Phnom Penh et de passage dans leur village natal pour le Nouvel An khmer (14 avril). Phnom Penh : métropole vidée par les Khmers rouges en avril 1975 qui se targue désormais de compter plus de deux millions d’individus et où plusieurs cas de rougeole se sont justement déclarés en mars 2019 à partir d’un patient zéro, apparemment originaire de Thaïlande. Endogènes, les mouvements humains sont aussi transnationaux. La globalisation accélérée des travailleurs et des touristes accroit la dispersion des pathogènes, on en a pris conscience avec effroi avec le SRAS en 2003[13]. Phnom Penh, comme Siem Reap devenue en quelques années un des hauts lieux du tourisme mondial avec sept millions de voyageurs par an, s’imposent en « points chauds » (hot spot)[14] imprévisibles, multipliant les opportunités pour le virus rougeoleux de s’éparpiller.

Ces mobilités entremêlées complexifient le travail de Samnang et d’autres. Pour contrôler une éclosion, il faut en effet pister les malades et tenter de retracer les trajectoires de contamination. Dans les circonstances que l’on vient d’évoquer, cela prend du temps et le temps est un ennemi tout particulièrement sérieux quand il s’agit de combattre la rougeole. Et ces délais de réactivité s’exercent à un autre niveau encore : les règles de la certification d’élimination l’exigent, tous les cas de rougeole suspectés doivent être sérologiquement confirmés (par détection d’anticorps en laboratoire), et le génotype (origine géographique du virus à l’état sauvage) identifié[15]. Or, dans le cas du Cambodge, ils le sont systématiquement… à Hong Kong, l’Institut national de la santé publique, laboratoire de référence en la matière selon l’OMS, ne semblant pas en mesure de procéder à ce genre d’analyse[16].

Crédits : Jean-Phillipe Marcoux, Angkor, 2019.

La rougeole au Cambodge s’imposerait donc en baromètre, tant de l’état d’un système de santé, d’un développement encore très inégal et assurément mal dirigé, que d’un « état infectieux » fragile et d’un profil épidémiologique instable. Et pourtant elle est officiellement éliminée dans le pays. Comment concilier ces réalités?

Chronique d’une mort virale annoncée

Contrairement aux idées reçues, et à ce que véhiculent depuis quelques mois les médias, la rougeole n’a jamais été éradiquée – seule la variole l’est, depuis 1980. Elle est par contre éliminée dans certains pays, c’est-à-dire que la transmission endémique y est interrompue depuis un certain temps (on parle d’un minimum de onze mois, trente-six dans le cas de la Région du Pacifique occidental). Cette tendance à l’assimilation des deux termes a une histoire éloquente qui relève d’une quête ancienne, parfois obsessionnelle, qui mérite d’être contée pour mieux saisir d’autres aspects de la « fin » de la rougeole au Cambodge.

Née aux États-Unis dans les années 1960, dans la foulée de la mise en marché d’un premier vaccin, la volonté d’éradiquer la rougeole s’enracine dans une situation politique, la Guerre froide, qui (r)avive des peurs collectives fortes, réactive la conviction qu’il faut se débarrasser des maladies infectieuses coûte que coûte, dans la grande tradition des entreprises de médicalisation verticale de la Rockefeller Foundation à partir des années 1920, et stimule la recherche scientifique et les avancées technologiques dans les champs de la virologie et de la vaccinologie. Elle découle, en outre, d’un constat épidémiologique qui s’avérera naïf et hâtif. Dès 1965, on estime en effet que la maladie satisfait à tous les critères d’une maladie éradicable : son seul réservoir est l’homme, le virus est à antigène unique (il ne mute pas) et le vaccin disponible est apparemment efficace. On prévoit y arriver, ou plutôt on pense être en mesure de la liquider en sol américain, en trois ans…[17]

Cette mise à mort de la rougeole, les États-Unis, par le truchement des Centers for Disease Control et de ses « chasseurs de virus »[18], vont vouloir l’imposer à l’échelle internationale et d’abord à la jeune OMS qu’ils financent grassement : il faut à leur avis tirer un trait sur une maladie qui grève les budgets sanitaires du Nord – du fait de ses complications, relativement fréquentes – et y menace la productivité – parce que les femmes, entrées sur le marché du travail, sont confinées à la maison avec des enfants contagieux – et tue encore massivement dans le Sud. Mais en Grande-Bretagne, on préfère penser un contrôle raisonné, par la vaccination sélective des groupes à risque, qui limiterait les méfaits potentiels de vaccins encore imparfaits et du vieillissement du bassin de susceptibles. Certains experts européens dénoncent encore dans les années 1980 une quête idéologique et l’absurdité de politiques d’élimination nationale – le secrétaire d’État américain à la santé, Joseph Califano, avait annoncé en 1978, pour 1982, l’élimination de la « rougeole indigène » -, les pathogènes ne respectant pas les frontières[19].

Dans ces conditions, et considérant qu’il y avait d’autres priorités en termes d’éradication (celle de la polio par exemple), les décideurs de l’OMS ont préféré tabler sur l’amélioration des taux de vaccination contre plusieurs MEV. C’est la mission du PEV, objet d’une résolution de l’Assemblée mondiale de la santé en mai 1974, qui commande la vaccination « de tous les enfants du monde d’ici 1990 ». Dans son sillage s’établissent des programmes nationaux de vaccination, les PNI, qui bénéficient de l’implantation de politiques de soins de santé primaires sélectifs axées entre autres sur la prévention de la malnutrition infantile[20]. La rougeole, ou plutôt ses complications graves associées à une déficience en vitamine A, se retrouve dès lors aux premières loges. En 1990, le sommet mondial pour les enfants adoptait l’objectif de vacciner 90% des enfants du monde contre la « première maladie » d’ici dix ans.

Ces taux ne seront pas atteints en 2000. Mais, à l’heure des menaces (bio)terroriste et pandémique, la Fondation Gates et GAVI, partenariat public-privé au discours commandant le recours à la vaccination en instrument prioritaire d’amélioration de la santé mondiale, outil de réduction de la pauvreté et des inégalités[21], insufflent la Measles Initiative (2001). Dans son cadre, l’OMS, l’UNICEF et leurs partenaires, dont les Centers for Disease Control et la Croix rouge américaine, proposent d’atteindre et maintenir l’interruption de la transmission de la rougeole indigène dans des régions « étendues » avant d’évaluer la faisabilité d’une « éradication globale ». À l’aune de la Décennie des vaccins (2011-20), l’initiative a permis la vaccination de 900 millions d’enfants et affirmé la « faisabilité bénéfique » de l’éradication du morbillivirus[22]. Et l’Assemblée mondiale de la santé de promettre dès lors d’éliminer la rougeole dans quatre des six régions OMS d’ici 2015[23].

Le prix d’une élimination régionale

La région du Pacifique occidental avait déjà pris les devants, entérinant cette même cible en 2005, pour 2012, via diverses mesures dont l’introduction d’une deuxième dose de vaccin dans les calendriers nationaux et la mise en œuvre d’un réseau de laboratoires de surveillance[24]. À l’époque, le Cambodge, où le PEV s’est implanté en 1986, est un des terrains de jeu favoris de GAVI. Il a déjà été le théâtre, au moment même où s’implante le PNI (2000), d’impressionnantes campagnes de vaccination qui viennent appuyer des activités de proximité dont le déploiement de centres de santé ruraux et de services mobiles entamé dans la décennie précédente[25]. La certification de 2015 se comprend dès lors mieux et confirme davantage que l’interruption de la transmission endémique de la maladie : elle manifeste une amélioration chiffrable, affichable, de la bonne santé khmère.

Cette amélioration a un prix. Samnang avait été soulagé d’apprendre que le cas index venait de Thaïlande; la précieuse certification n’était donc pas remise en question. Mais cette réalité interroge la viabilité, voire la pertinence de ce succès. Premièrement, elle crée un cadre de stigmatisation et de suspicion délétère. L’identification, doublée de la dénonciation, d’un empoisonneur du puits « étranger » est ancienne; elle a assurément pris de nouvelles formes depuis l’introduction du concept d’élimination indigène – en 1978 on accusait d’ailleurs les migrants de propager la maladie en sol états-unien… dont les réfugiés indochinois[26]  –puis le recours à des techniques de génotypage confirmant au moyen de la science l’externalité du coupable.

La Thaïlande est en l’occurrence un voisin mal-aimé, jugé déviant, corrompu par le tourisme – et la prostitution : dans les années 1990 le Vietnam accusa le pays d’être à l’origine de ses premiers cas de VIH/sida[27] – mais puissant, riche. S’il n’est pas question de le froisser, on ne va pas non plus partager ses données avec lui[28] ni ses stratégies de prévention. D’autant moins peut-être que ce voisin mal-aimé relève d’une région OMS à l’occasion « concurrente ». De fait, l’Asie du Sud-est, ensemble historique, géographique et culturel, se trouve tiraillée entre la région du Pacifique occidental (où se côtoient Cambodge, Laos, Chine et Australie, des pays aux réalités médico-sanitaires extrêmement variables[29]) et celle de l’Asie du Sud-est. Comment dans ces conditions envisager l’élimination régionale, voire l’éradication? Comment être convaincu que les politiques d’élimination nationales, coûteuses – détournant éventuellement les fonds dédiés à d’autres interventions moins verticales -, se doivent d’être des priorités de la santé publique globale?

L’argent. Ou plutôt le manque de. C’est probablement le sujet qui a dominé mes échanges avec Samnang. J’ai saisi que le financement post-élimination est une question épineuse, au-delà de la versatilité des fonds des bailleurs impliqués dans l’amélioration de la santé du royaume[30]. Une intervention du type de celle que j’ai observée coûte environ 100 000$; cet argent n’est pas forcément disponible et il faut donc faire régulièrement des choix cornéliens, couper dans le personnel, limiter les déplacements. Rappelons que pour s’assurer de maintenir l’élimination de la « première maladie » il faut probablement des taux de vaccination (à deux doses) d’au moins 95%, traquer sans relâche les poches de susceptibilité, surveiller efficacement les cas pour intervenir le plus rapidement possible. Officiellement éliminée, la rougeole demeure un problème de santé publique au Cambodge.

Conclusion

En suis-je arrivée à tirer tous ces fils après une seule journée d’observation (mal préparée) passée du côté de Kampong Thom? Non. Entretiens, rapports administratifs, articles scientifiques, une multitude de sources dont certaines négligées par les historien.ne.s qui apparaissent ici en note, ont alimenté ma réflexion à chaud. Reste que, au-delà de son caractère extraordinaire, cette journée du 7 avril est devenue une source texturée, voire fondatrice. Elle m’a montré du doigt l’importance de revenir sur l’histoire d’une quête, celle de l’éradication des MEV, et confirmé la multifactorialité à l’œuvre dans le « retour » de la rougeole; elle m’a sensibilisée au fait que les mobilités humaines sont aussi importantes que l’accessibilité aux soins dans un monde globalisé où le privé et le charitable se heurtent ensemble à des initiatives publiques défaillantes, à des résistances tant sociétales que biologiques; elle m’a convaincue que les espaces les plus marginaux, quand il est question de parler de (bonne) santé et de prévention peuvent être parmi les plus éloquents. Cette journée en compagnie de Samnang m’a peut-être surtout rappelé que pour bien faire de l’histoire globale de la santé, et appréhender intelligemment la santé globale, il faut une réflexion transdisciplinaire et d’abord humaniste, qui parte de ceux et celles au « bas de la chaîne ». Il y a quelques jours de cela, à l’heure du trente-neuvième anniversaire de l’éradication de la variole, l’historien Sanjoy Bhattacharya rappelait dans un tweet que, au-delà d’un vaccin efficace, c’est une main qui tient la seringue[31]. Je m’en voudrais de ne pas ajouter que, pour bien faire ce genre d’histoire, il ne faut pas non plus hésiter à défendre une recherche accidentée, impossible à domestiquer, qui nécessite patience, souplesse, humilité et du temps. Beaucoup de temps.


[1] Un vaccin monovalent protège contre un seul agent infectieux; une seringue autobloquante dispose d’un mécanisme qui empêche sa réutilisation.

[2] La grande majorité des pays du Nord, et un certain nombre de pays du Sud, disposent désormais de calendriers vaccinaux incluant deux doses de vaccin contre la rougeole pour assurer au mieux, et durablement, la protection contre la maladie. C’est le cas du Cambodge depuis 2012. On parle pour la deuxième dose de dose de rappel.

[3] La dengue est une maladie virale transmise par piqûre de plusieurs moustiques dont les symptômes sont d’allure grippale. Son incidence en milieu tropical ne cesse d’augmenter dont au Cambodge où les cas ont explosé depuis 2018 (https://cambodgemag.com/2019/03/sante-attention-a-la-dengue-en-2019.html). Dengue et rougeole ne peuvent être confondues d’un point de vue clinique ce qui signifie que l’enfant a d’abord été hospitalisé pour une dengue puis a reçu un diagnostic de rougeole.

[4] Sur cette histoire et ses retombées sur la santé khmère, voir les travaux des anthropologues Anne Guillou, Jenna Grant, Soisick Crochet, Jan Ovesen et Ing-Britt Trankell.

[5] Bruce Feldstein et Robert Weiss, « Cambodian Disaster Relief: Refugee Camp Medical Care », American Journal of Public Health, 72, 6 (1982), p. 589-96.

[6] https://www.devex.com/news/opinion-pandemics-are-the-world-s-silent-killers-we-need-new-ways-to-contain-them-94356. Voir en priorité : Vincanne Adams, Metrics. What Counts in Global Health, Durham, Duke University Press, 2016 et Andrew Lakoff, Unprepared. Global Health in a Time of Emergency, Berkeley, University of California Press, 2017.

[7] https://www.who.int/immunization/newsroom/measles-data-2019/en/.

[8] Jenna Grant, « How to Rename a Hospital: Biomedical Technologies and New Combinations of Business and Charity in Cambodia Public Health », Anthropological Quarterly, 90, 3 (2017), p. 611.

[9] Depuis quelques années le gouvernement prioriserait encore moins la santé et l’éducation, préférant investir dans des domaines qui rapportent « plus vite » dans sa quête de réduction de la pauvreté : Frédéric Bourdier, « Health Inequalities, Public Sector Involvement and Malaria Control in Cambodia », Sojourn. Journal of Social Issues in Southeast Asia, 1, 1 (2016), p. 82.

[10] Jayavarman VII, souverain associé à la grandeur d’Angkor à la fin du XIIe siècle, aurait développé le premier système hospitalier public de l’empire khmer.

[11] Les cinq institutions de soins pédiatriques de la Fondation Kantha Bopha recevraient à eux seuls jusqu’à 80% des patients pédiatriques du pays : https://www.beat-richner.ch/.

[12] World Health Organization (WHO), 6th Annual Meeting of the Regional Verification Commission for Measles Elimination in the Western Pacific Region, Manila, WHO, 2017, p. 18. Le décès en 2018 de l’homme à l’origine du réseau, le médecin suisse Beat Richner, laisse toutefois présager une amélioration à cet égard. C’est du moins ce que plusieurs de nos interlocuteurs ont avancé. Pour ce qui est du « cas 24 » c’est d’ailleurs l’hôpital qui l’avait déclaré aux autorités sanitaires.

[13] Jacalyn Duffin et Arthur Sweetman (dir.), SARS in Context. Memory, History, Policy, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2006.

[14] Robert Peckham, « ’Hot-Spot’ –A Genealogy: Notes on the Ecological History of Southeast Asia », Asies(s), Défis, tensions, mobilités, Conférence annuelle du CERIUM, Université de Montréal, 10 Mars 2017.

[15] WHO, Regional Strategy and Plan of Action for Measles and Rubella Elimination in the Western Pacific, Manila, WHO, 2018, p. 14-15.

[16] WHO, Plan for Action for Accelerated Measles Control in the Western Pacific, Manila, WHO, 1996, p. 7. Une entrevue avec un des responsables de l’Institut a confirmé la systématicité de ces envois. Il ne nous a pas été possible d’en apprendre davantage sur son pourquoi.

[17] Laurence Monnais, Vaccinations. Le mythe du refus, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2019, p. 198-210.

[18] Mark Pendergrast, Inside the Outbreaks: The Elite Medical Detectives of the Epidemic Intelligence Service, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2010.

[19] Voir par exemple: Norman D. Noah, « Measles Eradication Policies », British Medical Journal, 284 (1982), p. 997-98.

[20] Marcos Cueto, Theodore M. Brown et Elizabeth Fee, The World Health Organization. A History, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 180-98.

[21] https://www.gatesfoundation.org/fr/What-We-Do/Global-Development/Vaccine-Delivery.

[22] Athalia Christie et Andrea Gay, « The Measles Initiative: Moving Towards Measles Eradication », Journal of Infectious Diseases, 204 (2011), p. S14-17.

[23] Sixty-fifth World Health Assembly, Draft Global Vaccine Action Plan, 11 mai 2012 http://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/wha65/a65_22-en.pdf

[24] WHO Western Pacific Region (WPR), « Progress towards National Plans for Measles Elimination », Measles Bulletin, 8, janvier 2006, p. 1.

[25] CDC, « Accelerated Measles Control – Cambodia, 1999-2002 », Morbidity and Mortality Weekly Report, 10 janvier 2003 https://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm5201a2.htm. On estimait les taux de vaccination (à une dose) à 38% en 1991; ils seraient de 94 en 2012 (WHO WPR, Meeting Report, 4th Meeting on VPDs Lab Networks in the WPR, Manila, WHO, 2013, p. 43).

[26] Voir par exemple: John A. Frank et al., « Imported Measles. A Potential Control Problem », Journal of the American Medical Association, 245, 3 (1981), p. 264-66.

[27] Marie-Eve Blanc, « Campagne de prévention de l’épidémie de sida au Viêt Nam: représentation des risques, institutionnalisation de la prévention et enjeux socio-politiques » dans Marie-Eve Blanc, Laurence Husson et Evelyne Micolier (dir.), Sociétés asiatiques face au Sida, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 171-92.

[28] WHO WPR, « Measles Elimination Conclusions and Recommendations from the 15th Technical Advisory Group Meeting », Measles Bulletin, 6, juillet 2005.

[29] Virasakdi Chongsuvivatwong et al., « Health and Health-care Systems in Southeast Asia: Diversity and Transitions », The Lancet, 377, 9763 (2011), p. 437.

[30] Sans pouvoir en dire plus pour l’instant sur cette question du financement de l’élimination de la rougeole et du « post-élimination », des documents sur des demandes de financement auprès de GAVI permettent de voir que le Cambodge a disposé d’une grosse subvention, de plus de dix millions sur huit ans qui a fini en 2015.

[31] « The hand that holds the vaccine is AS IMPORTANT as the vaccine itself. Strengthen health systems so that strong vaccination structures can grow; populate those structures with well-trained, well-paid & secure staff, whose intelligence from the ground is valued at all time », tweet de Sanjoy Bhattacharya, 11 mai 2019.