Clarence Hatton-Proulx, doctorant en histoire et en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique & Sorbonne Université
Photographie: Pleupleloup, N/d, Couche de soleil du la route de la Baie-James. CC BT-SA 2.0.
Dans le placard de ma grand-mère, j’ai trouvé un beau manteau de fourrure, entre les chapeaux à froufrous et une machine à coudre Singer. De la fourrure de castor canadien français. Ce manteau m’a planté devant un cruel dilemme moral. Le porter revenait à célébrer de manière ostentatoire la domination des humains sur le monde animal. Mais j’hésitais à le mettre dans le sac poubelle avec les autres reliques poussiéreuses du garage. Parce que les castors qui avaient donné leur peau pour ce manteau avaient déjà rendu l’âme. Puisque le mal était fait, pourquoi ne pas faire œuvre utile de ce manteau, chaud et réconfortant, particulièrement durable et résistant ? À l’ère du polyester cheap, ça m’a fait réfléchir.
Le dilemme du manteau de fourrure, c’est un peu celui de l’énergie dans le Québec contemporain. Sujet rébarbatif pour la plupart, la question énergétique a été la source récente de deux productions culturelles remarquables par leur esprit de vulgarisation qui n’évacue pas la complexité et la contradiction. La première est J’aime Hydro, une pièce de théâtre documentaire de Christine Beaulieu et Annabel Soutar à grand succès qui a ensuite été publiée sous forme de livre chez Atelier 10. Elle explore le cheminement intellectuel de Christine Beaulieu autour de la place d’Hydro-Québec dans la société québécoise, partant d’un désintérêt pour ce sujet pour mener vers une érudition et un intérêt contaminant.[1] La seconde, Transmission, est une baladodiffusion de Radio-Canada qui raconte le voyage à la baie James par Annie Desrochers et trois de ses garçons.[2]
À leur façon, ces deux œuvres posent la question suivante : que faire de l’héritage hydroélectrique québécois? Car celui-ci est inconfortable. Comme le manteau de fourrure, il repose sur la dépossession territoriale des Autochtones et le bouleversement de systèmes écologiques. Mais, comme le manteau de fourrure, il reste relativement durable et nous maintient au chaud. L’hydroélectricité, c’est aussi un objet sentimental, dont on ne se débarrasse pas sans pincement au cœur. Elle fait partie de l’identité québécoise, de ses contradictions et de ses déchirements.
Quand J’aime Hydro commence, Christine Beaulieu ne semble pas particulièrement préoccupée par la question énergétique : elle est informée des dégâts environnementaux causés par la construction des barrages de La Romaine, situation qui la perturbe sur le moment mais qu’elle oublie ensuite. Quand Annabel Soutar lui propose un projet de théâtre sur la question, Christine Beaulieu ne se sent pas apte à mener une telle enquête dont l’envergure semble écrasante pour une profane. Le déclic vient finalement quand elle comprend la force du le lien qui unit Hydro-Québec et le projet nationaliste québécois, dont le Premier ministre René Lévesque a été le moteur pour l’un comme pour l’autre. Si Hydro-Québec a un jour rendu les Québécois·es francophones « maîtres chez nous », impossible pour Christine Beaulieu de rester indifférente. Pas d’amour sans dépendance.
L’existence d’Hydro-Québec dépend de la construction de nouvelles installations électriques : dans la pièce, on appelle ça le complexe du castor. Les nouveaux projets sont justifiés par des projections d’évolution éternellement croissante de la demande en électricité et de son prix de vente. Les responsables d’Hydro-Québec mettent en avant l’exportation de l’électricité renouvelable québécoise vers l’Ontario et le nord-est des États-Unis, censée remplacer des sources d’énergie carbonées dans leur mix électrique. Les surplus produits viendraient aussi répondre aux quelques pics de consommation annuels qui obligent Hydro-Québec à importer de l’électricité des territoires voisins à des coûts faramineux.
Christine Beaulieu, éclairée par l’avis des expert·es qu’elle consulte pour former son opinion, remet en question cette position. Premièrement, elle estime que l’efficacité énergétique des bâtiments est une solution importante pour répondre à la hausse de la demande sans nécessiter de construction supplémentaire. C’est surtout par la rénovation du cadre bâti que passe l’efficacité énergétique puisqu’une meilleure isolation permet de réduire les inefficacités de chauffage. Mais, surtout, son argumentation se base sur une conception d’un futur technologiquement sophistiqué qui ne fera plus de place à l’hydroélectricité rendue obsolète. L’avenir énergétique est fait de nanotechnologies, de fusion nucléaire et de microcentrales collées sur les fenêtres des maisons, pas de grosses turbines et de barrages dépassés.