Par Clint Bruce, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne
La dernière année a été chargée en dossiers d’actualité et en débats publics, souvent acerbes, sur des questions susceptibles d’interpeller le milieu de la discipline historique. Comment parler des phénomènes d’oppression dans une approche inclusive, sans reproduire les effets de ces mêmes phénomènes ? Dans quelle mesure le concept de racisme systémique aide-t-il à rendre compte de la marginalisation des groupes racisés à l’intérieur de l’expérience historique du Québec et du Canada francophone ? Faut-il déboulonner des statues des « grands hommes » du passé qui ont mené ou appuyé des politiques génocidaires ? Dans mon coin du Canada, c’est-à-dire en Acadie de la Nouvelle-Écosse, un conflit entre pêcheurs Mi’kmaq et pêcheurs commerciaux (blancs) a éclaté autour des interprétations récentes des traités du dix-huitième siècle. Autant sinon plus que jamais, nous avons la conscience que notre champ relève, suivant l’affirmation lucide de Martin Pâquet, « de la rencontre entre des agents producteurs de savoirs et des contextes d’énonciation » où « la gestion des divisions du social et la détermination d’un futur pensable » sont conditionnées par les enjeux de la diversité culturelle[1].
Comme un certain nombre de mes collègues, j’ai parfois été happé par des discussions sur les réseaux sociaux. Les circonstances liées à la pandémie aidant (il me semble), les maladresses et malentendus se multipliaient et ces échanges tournaient facilement à la dispute. Il m’est arrivé à l’occasion de me demander, sans nier l’intérêt de participer à la sphère publique au jour le jour, s’il ne vaudrait pas mieux canaliser notre énergie autrement, vers des formes d’argumentation mieux développées et plus durables.
C’est justement le défi qu’a relevé Jean-Pierre Le Glaunec en proposant cet essai qui vient de paraître chez Lux Éditeur, Une arme blanche : La mort de George Floyd et les usages de l’histoire dans le discours néoconservateur. L’ouvrage se veut une réponse à une série de six chroniques signées l’été dernier par Christian Rioux, journaliste du quotidien Le Devoir. Du haut de sa tribune hebdomadaire, Rioux s’est attaqué au mouvement antiraciste qui a ressurgi dans la foulée de l’assassinat de George Floyd par un policier de Minneapolis, le 25 mai 2020. Cet incident sert avant tout de prétexte à Rioux pour exposer ses griefs à l’égard des discours sur l’injustice raciale et de la planétarisation du militantisme multiculturaliste à l’américaine. Le sort du Québec – ou plutôt, d’un certain Québec – se trouve bien sûr au cœur de ses préoccupations. Dans le dernier texte de son cycle floydien, le chroniqueur déplore l’engouement des jeunes Québécois d’origine haïtienne pour le rap, qu’il impute à une influence malsaine venue des « ghettos » des États-Unis. En s’appropriant un proverbe en langue kréyòl : « Se rat kay kap manje kay[2] », il assimile la jeunesse d’origine haïtienne à une horde de rats qui est en train de dévorer de l’intérieur la nation québécoise. Ce propos et d’autres ont beau révolter par leur hideur, les prises de position de Rioux arrivent à passer pour fondées, voire pour érudites, dans la mesure où elles s’appuient régulièrement sur des travaux en histoire. C’est à cette démarche que s’intéresse Le Glaunec.