Par Pascale Gramain, docteure en histoire des sciences, secrétaire générale du Cancéropôle Île-de-France et auditrice de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST)

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Joseph Marie François de Lassone par Joseph-Siffrein Duplessis (fin XVIIIe siècle)

Le travail dans les archives remue les poussières et fait émerger les pensées, fondements des actes des personnes du passé. Une des difficultés pour l’historien(ne) est l’impossibilité de recontextualiser exactement ces documents. Ainsi d’une lettre de Joseph-Marie-François de Lassone (1717-1788), premier médecin de Louis XVI et de Marie-Antoinette, mais aussi de l’épouse de Louis XV Marie Leszczynska. Avec Félix Vicq d’Ayr, il a créé la Société Royale de Médecine, en charge de la veille sanitaire et de l’évaluation des remèdes secrets (ancêtres des préparations pharmaceutiques) sur laquelle je travaillais. La manipulation d’une de ses lettres m’a induite en erreur. Ce souvenir est raconté en faisant intervenir le fantôme de Lassone.

Qui dira la tristesse d’être un fantôme oublié ? Je ne revis qu’épisodiquement, lorsque des gens, que leurs contemporains regardent au mieux avec une sorte de condescendance amusée, lisent mes courriers au hasard de leurs recherches sur la médecine du XVIIIème siècle en France. Premier médecin du roi, ils ne peuvent certes pas m’ignorer. Évidemment, je fais tout ce qui est en moi pour qu’ils s’attardent sur mes lettres, mes réflexions, qu’ils comprennent l’importance de mon rôle en cette fin d’ancien régime. Mais las, si vous saviez qui lit mes courriers…. Ont-ils conscience que lorsque je les rédigeais, ou plutôt les signais, c’est un commis qui les écrivait, un autre commis les portait aussitôt à un valet, qui les faisait porter ou les portait lui-même à son destinataire? On posait alors l’enveloppe sur un présentoir en argent, et mon courrier était annoncé solennellement: « Monsieur, un pli de Monsieur de Lassone », et mon cachet était rompu avec appréhension. Ah, quand je vois ce qu’ils sont devenus deux cent vingt ans plus tard. Pendant longtemps j’étais offusqué, je ne voulais même plus savoir ce qu’il advenait de mes missives. Mais je ne pouvais pas disparaître dans l’au-delà. Il fallait et il faut toujours que je subisse le futur, sans cesse renouvelé. Mon monde s’est écroulé, certes, mais je m’aperçois que la nature humaine perdure, et, finalement, ils ne sont pas différents de nous, ces nouveaux humains.