Par Geneviève Dorais, professeure au département d’histoire et co-directrice du Laboratoire interdisciplinaire d’études latino-américaines (LIELA) à l’Université du Québec à Montréal
*Une version courte de cet article est parue dans la page Idées du Devoir en décembre dernier. Geneviève Dorais, « Soulèvements populaires ou crise sociale au Chili », Le Devoir, 19 décembre 2019.
Rien ne va plus au Chili[1]. Depuis la mi-octobre 2019, les tensions sociales qui s’étaient accumulées au cours de la dernière décennie, notamment face à une paupérisation galopante des classes moyennes et populaires, éclatent de toute part, et dans tous les sens. Difficile d’incorporer au sein d’un récit linéaire l’ampleur des revendications actuelles, et encore plus d’en définir précisément les paramètres.
S’il est possible de situer le point d’origine de la crise actuelle, ou à tout le moins une amorce importante, au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et du capitalisme radical qui s’ensuivit au Chili, il ne faudrait pas que l’attention accordée à l’héritage désastreux des quarante dernières années du règne néolibéral occulte tout autre façon d’inscrire dans la durée les soulèvements actuels.
Car les moments d’éclatement dans l’histoire, ceux qui, le temps d’une parenthèse, bouleversent le monde des possibles, ont ceci de particulier qu’ils libèrent les imaginaires utopiques des peuples sans qu’ils ne passent nécessairement à l’histoire. « Des actions et des idées de toutes sortes, foisonnantes, » écrit à ce propos l’historienne française Michèle Riot-Sarcey, « ont surgi au cours de l’histoire puis ont disparu, non seulement de la connaissance du passé mais également des mémoires »[2].