Par Karine Hébert, Professeur, UQAR
Au printemps dernier, en prévision d’une nouvelle rubrique que nous lancerons plus tard cette semaine, Pascal Scallon-Chouinard avait « mis au défi » Karine Hébert, professeure à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), de dresser une liste des ouvrages qui ont marqué son parcours, ses intérêts et sa personnalité à titre d’historienne :
« Karine Hébert a grandement marqué mes études au baccalauréat en histoire, à l’UQAR. Elle affichait toujours un désir sincère de connaitre les intérêts et les motivations des gens à qui elle enseignait, offrant un encadrement et des ressources pour les aider à trouver leur voie/voix; pour les aider à cheminer. Ses conseils et son écoute ont été d’une grande importance pour moi, m’amenant à considérer autrement les études : au-delà de la formation, celles-ci pouvaient conduire à une foule d’expériences, de défis et d’occasions connexes. C’est en partie grâce à elle et à la dose de confiance qu’elle a su m’insuffler que j’ai poursuivi mon parcours à la maitrise et au doctorat. En outre, ses travaux et son livre Impatient d’être soi-même ont été pour moi une grande source d’inspiration, dans le cadre de mes recherches (sur l’éducation et la parole étudiante) d’abord, mais aussi en ce qui a trait à mon désir d’engagement. J’ai éprouvé beaucoup de fierté en relisant le petit mot qu’elle m’avait écrit, en 2008, en signant mon exemplaire de son livre. Elle y mentionnait qu’à ses yeux, j’incarnais “les étudiants de papier” qui l’avaient accompagnée et qu’elle avait appris à connaitre durant son doctorat.
Je lui ai lancé le défi de cette liste de lecture, car c’est une personne et une chercheuse pour qui j’ai un grand respect, et qui a été une source d’inspiration importante pour l’historien, le citoyen et la personne que je suis devenu. »
Nous la remercions chaleureusement de s’être prêtée au jeu.
Le 30 avril dernier, alors que le Québec était bel et bien « sur pause », un de mes anciens étudiants[1] (j’assume le possessif) m’offre de faire une véritable introspection et d’écrire sur les ouvrages qui m’ont marquée comme historienne. Difficile de résister : consacrer du temps à revisiter des romans, monographies et essais qui ont contribué à faire qui je suis s’inscrivait dans une démarche tout à fait conforme avec l’esprit du moment. J’ai volontairement amalgamé « historienne » et « qui je suis » dans les phrases qui précèdent. Les deux sont indissociables, et les lectures qui ont structuré mon parcours m’ont à la fois sensibilisée à des réalités qui dépassaient la mienne, et offert des clés – quelques-unes en tout cas – pour les comprendre.
Adolescente, la littérature m’interpellait autant que l’histoire. L’une comme l’autre me permettait de plonger dans l’altérité, de sortir de moi-même, à une période de la vie où la construction de l’ego prend une place certaine… J’ai eu la chance immense de rencontrer une toute jeune enseignante de français généreuse et allumée. Alors que j’amorçais ma dernière année du secondaire, elle a convaincu la direction de notre école de donner la chance aux élèves qui le souhaitaient la possibilité de suivre un cours de littérature contemporaine. Avec elle comme guide pour structurer cette immersion littéraire, j’ai pu entrer dans l’univers de Kazantzákis, Gary, Vian, Tremblay[2]. Mais surtout, j’ai rencontré des autrices. Pour la jeune fille relativement privilégiée que j’étais, la confrontation avec le Montréal de la Deuxième Guerre mondiale dépeint par Gabrielle Roy a résonné avec fracas. En écrivant ces lignes, je relis avec un plaisir renouvelé mon exemplaire de Bonheur d’occasion annoté à cette époque ainsi que la belle biographie rédigée par François Ricard[3].
Ce roman se déroule dans des lieux que je connaissais vaguement, dans une ville que je fréquentais régulièrement, mais dans un quartier que je n’avais jamais arpenté, à l’époque durant laquelle mes grands-mères avaient vécu leur jeunesse avant moi. Malgré cette proximité de temps et d’espace, je sentais un fossé, un gouffre, que je voulais comprendre, à défaut de pouvoir espérer le franchir complètement. Florentine incarnait ce sombre horizon des jeunes filles d’une époque où le travail n’offrait pas aux femmes – à la grande majorité d’entre elles – la réelle possibilité de vivre et de s’émanciper. Le mariage devenait alors pour certaines une bouée de sauvetage, peu importe l’équipage qui les ramenait à bord. Fiction, certes, mais réaliste, Bonheur d’occasion a contribué à graver en moi ce souci de tenir compte des contraintes, des inégalités, mais aussi d’être attentive aux chemins de traverse, aux manières détournées, souvent tues, de contourner les codes. Aujourd’hui, le concept d’agentivité vient dessiner les contours théoriques de cette façon d’envisager les acteurs et actrices du passé, qu’ils soient réel.le.s ou issu.e.s de l’imagination d’une autrice particulièrement sensible à la réalité de son temps.