Chronique d’archives. Entre colonialisme et adaptation : les récits d’infirmières canadiennes et américaines en milieux autochtones (1930-1970)

Publié le 18 juin 2019

Par Myriam Lévesque, candidate à la maîtrise en histoire, Université Laval

The nurse, Nan Gallagher, on St. Lawrence Island, (Elinor D. Gregg, «A Federal Nursing Service above the Arctic Circle», The American Journal of Nursing, Vol. 36, No. 2, 1936, p. 131-132)

Les années 1930 marquent, aux États-Unis, la mise en place par le Bureau des Affaires indiennes (BAI) d’un nouveau programme en matière de services médicaux pour les populations autochtones. Largement influencée par la publication du Meriam Report[1], l’administration augmente les services en matière d’assistance médicale, privilégie l’éducation en santé publique et accroît le nombre d’infirmières sur le terrain, en particulier dans les régions excentrées[2]. La réforme est caractérisée par deux objectifs clairs : tout en souhaitant l’amélioration globale de la santé dans les communautés, le BAI souhaite se départir de ses prérogatives envers elles et vise leur assimilation et leur intégration.

Près de deux décennies plus tard, au Canada, ce même rapport influence la réorganisation et l’expansion du « Service de santé des Indiens » (Indian Health Services) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[3]. En misant principalement sur la prévention et l’éducation en santé publique, le Service vise à atteindre les régions éloignées et nordiques auparavant non desservies[4] et s’appuie ainsi essentiellement sur le travail de médecins itinérants et d’un nombre important d’infirmières ambulantes et saisonnières[5]. En ce sens, les infirmières américaines et canadiennes, dans un intervalle de quelques années, occupent une place centrale dans ces stratégies coloniales qui surpassent les frontières, où elles deviennent des représentantes médicales de première ligne auprès des populations locales. Tout en fournissant l’essentiel des soins, elles favorisent néanmoins aussi leur assimilation. Si cette stratégie coloniale change de voie aux États-Unis à partir des années 1950, elle est maintenue au Canada jusqu’à la fin des années 1970.

Dans cette optique, je souhaite mettre en parallèle le travail de ces infirmières pour comprendre leur position à l’égard des populations qu’elles desservent et les systèmes de santé coloniaux qui les emploient.  En prenant en compte les particularités nationales et les expériences individuelles, je pose l’hypothèse que tout en partageant collectivement les idéologies assimilatrices de leurs administrations respectives, les infirmières doivent adapter leur pratique. En effet, malgré l’influence importante des stratégies coloniales qui circulent de part et d’autre des frontières, les infirmières se seraient ajustées aux populations qu’elles soignent en fonction des spécificités locales des différentes communautés autochtones, notamment au niveau des organisations sociales et politiques. Afin d’y parvenir, je m’appuierai sur les récits d’infirmières américaines et canadiennes ayant travaillé dans des milieux autochtones entre 1930 et 1970, publiés dans deux revues d’infirmières : The Canadian Nurse et The American Journal of Nursing. En les analysant avec une lunette transnationale, ces récits me permettront d’identifier les points communs entre les infirmières sur les plans idéologique et professionnel, mais également leurs similarités dues à leur travail en contexte colonial et aux dynamiques de pouvoir qu’elles établissent avec les populations autochtones. J’aurai ainsi une vision à grande échelle du travail de chacune, mais également un point de vue local des stratégies coloniales.

Le Canadian Nurse et l’American Journal of Nursing : Des espaces transnationaux de diffusion

Le Canadian Nurse (CN) et l’American Journal of Nursing (AJN) naissent tous les deux d’une volonté des associations d’infirmières du début du XXe siècle de produire un journal pour et par les infirmières[6]. Du côté des Américaines, la revue est créée au même moment que l’Associated Alumnae of Trained Nurses of the United States est fondée, soit en 1900[7].  Le CN, lancé en 1905, est quant à lui rapidement acheté en 1916 par l’Association nationale canadienne des infirmières, formée moins d’une décennie plus tôt, en 1907[8]. Dans les deux cas, les revues sont envoyées mensuellement aux membres des organisations, ce qui assure une importante circulation de l’information à l’intérieur du cadre national. Néanmoins, nous pouvons penser que les revues circulent également en dehors de leurs frontières respectives, créant ainsi un espace transnational de diffusion en matière de soins et pratique infirmière. En effet, les deux associations nationales qui les ont créés font partie du Conseil international des infirmières, qui affirme en 1912 vouloir forger « une identité professionnelle partagée[9] ». Il n’est donc pas surprenant qu’en 1929, l’infirmière Jean Wilson publie un article sur l’Association canadienne des infirmières dans l’AJN[10]. En ce sens, les deux revues représentent des espaces de diffusion transnationaux au sein desquels les idées, les pratiques et les expériences vécues des infirmières circulent au-delà de la frontière canado-américaine.

Ma recherche par mots-clés[11] dans les bases de données JSTOR, EBSCOHost et Archives.org a identifié une quinzaine d’articles sur les infirmières en milieux autochtones dans le CN, entre 1930 et 1970, et le même nombre pour l’AJN entre 1914-1961.  De manière générale, les récits des infirmières sont surtout anecdotiques et tournés vers leur pratique et leurs rapports au quotidien. Ils sont toutefois inégaux quant aux détails sur les milieux et les populations desservies. Malgré tout, leurs chroniques laissent l’impression qu’elles traversent, par leur profession, des frontières de natures diverses. L’infirmière Marguerite McBride, qui travaille dans une communauté de Fort Hall, en 1957, rapporte ainsi que : « Without ever leaving the United States, you can find all the challenge and adventure of introducing modern health care to an ‘underdeveloped area’[12]». Certes, l’aventure est bien réelle. Ces infirmières travaillent souvent seules et elles doivent constamment se déplacer sur de longues distances pour dispenser leurs soins. Toutefois, tel que le soulève McBride, une forte symbolique est également associée à la traversée d’une frontière à la fois géographique et imaginaire, fixée par cette notion de « civilisation ». En effet, en participant au processus de colonisation et d’édification de la nation, les infirmières transgressent également des frontières professionnelles et de genre, pour devenir des « pionnières », aux côtés des médecins, des explorateurs et des missionnaires. Leurs expériences laissent également entrevoir l’important choc culturel, linguistique et ethnique qui accompagne quotidiennement leur travail au sein des communautés autochtones.

Bien qu’elles restent dans leurs cadres nationaux, les infirmières sont ainsi confrontées à de nouveaux univers et de nouvelles cultures et surpassent des frontières beaucoup plus complexes que celles des États-nations. Cette réalité rejoint en quelque sorte la réalité du ou de la chercheur-e qui utilise l’approche transnationale. En effet, grâce à la numérisation et l’accessibilité des archives en ligne, il est désormais beaucoup plus facile d’exposer les connexions et les circulations entre et au-delà des États-nations. Ainsi, dans le cadre d’une telle recherche, l’expérience des archives s’effectue dans la solitude d’un bureau ou en pyjama sur un sofa. L’histoire transnationale, qui nous fait explorer jusqu’aux frontières les plus lointaines, nous permet inversement de rester sur place, sans même franchir les limites de la porte de notre immeuble. Si, physiquement, nous vivons beaucoup moins d’aventure que les infirmières, il reste que tout comme ces femmes, l’approche transnationale nous permet une immersion dans un nouvel univers à l’intérieur même de nos propres cadres respectifs. Tout comme elles, nous sommes d’emblée constamment marqués et influencés par nos valeurs et notre parcours, nos connaissances et nos propres subjectivités.

Dr. Wiebe, Eskimo patient, Miss McDonald, Eskimo patient. (J. H. Wieve et Heather P. McDonald, «Work Among the Indian and Eskimo People of Eastern Canada», Canadian Nurse, Vol. 59, No. 6, 1963, p. 539)

Récits d’infirmières canadiennes et américaines : entre colonialisme et adaptation

Par leurs témoignages et leurs discours sur l’altérité, certainement influencés par les idéologies coloniales et impériales qui circulent de manière plus large à travers les nations, on comprend que sur le terrain, les infirmières sont confrontées à des réalités locales qui leur demandent de s’adapter et de collaborer. Elles occupent ainsi une position ambivalente marquée d’un côté par leur rôle de soignante, de l’autre par leur rôle d’« agentes de colonisation[13] ». Cette adaptation au terrain se retrouve entre autres dans le récit de l’infirmière McBride, en poste chez les Navajos à la fin des années 1950. En effet, elle rapporte dans son article qu’elle doit s’ajuster aux événements spéciaux traditionnels dans sa planification des visites[14]. En réalisant qu’ils la limitent dans ses tournées quotidiennes, elle adapte sa pratique pour mieux rejoindre les conditions locales. Elle rapporte également que le medicine man[15] a toujours une place importante dans la communauté et que les gens vont d’abord le voir avant de se référer à elle : « The Indian medicine man is still in business. Many Indians, when they get sick, have the medicine man first, then later want to see the white doctor […][16]. » Bien que l’objectif de son assistance est d’introduire la « white man’s medicine[17] » et de remplacer les pratiques et modes de vie traditionnels par ceux prônés dans la société dominante, l’infirmière doit d’abord ajuster sa pratique à l’organisation sociale et politique locale, pour ensuite être en mesure de faire passer ses « enseignements » coloniaux.

Ce type de colonialisme, ancré dans l’ambiguïté et qui passe par des rapports quotidiens et intimes plutôt que, par exemple, des institutions ou des lois, se retrouve dans tous les récits des infirmières. Dans le CN, Anna M. Swail, postée à God’s Lake en 1963, rapporte ainsi les difficultés liées aux soins pré- et postnatals. En effet, elle soulève les résistances des mères autochtones quant aux pratiques enseignées, ces dernières n’étant pas adaptées à leurs pratiques traditionnelles. On comprend à la lecture que ces difficultés engendrent des frustrations, tant du côté des mères que des infirmières. Malgré tout, elle indique que graduellement, « by visiting homes frequently, doing some first aid and caring for the simple ailments they were allowed to see, the nurses became known, accepted and trusted. It was then that their program began to take shape and move forward[18] ».

À travers ces deux témoignages, nous percevons la volonté des infirmières de changer les habitudes des populations autochtones, mais également les actions concrètes qu’elles posent pour y arriver. Par le biais de gestes quotidiens, comme des visites à domicile, l’encouragement d’une diète spécifique ou d’une prise de médication, elles prônent, de manière parfois inconsciente, un modèle de vie souvent peu adapté aux réalités des familles qu’elles visitent. Malgré tout, leurs anecdotes soulèvent également les résistances des populations autochtones. Ces tensions révèlent non seulement l’agentivité des individus et des familles autochtones dans ce contexte colonial, mais mettent d’emblée de l’avant une multiplicité d’actrices et d’acteurs au sein du récit. L’avantage de revenir aux sources et d’adopter une perspective « sur le terrain » permet en définitive de complexifier et de nuancer les récits coloniaux pour les voir sous un angle individuel et plus intime. Les articles sont d’autant plus pertinents à une analyse transnationale parce qu’ils mettent en relief des circulations d’idées et de pratiques coloniales entre des espaces locaux et nationaux, voire impériaux. Les chroniques des infirmières valorisent ainsi une histoire qui prend en compte à la fois les spécificités des communautés autochtones de l’Amérique du Nord et celles des nations canadiennes et américaines, en particulier des populations qui les constituent. En exposant un caractère plus « actif » des populations autochtones, la perspective locale qu’apportent les articles vient à les faire ressortir non pas seulement comme des êtres « colonisés », mais bien comme des individus, des familles et des communautés qui trouvent leurs propres particularités au sein des discours des colonisateurs et des stratégies coloniales. Enfin, les récits nous conduisent à repenser le concept de « nation » comme construction nationale et État moderne, dans la mesure où ils nous font entrevoir la complexité des frontières qui sont franchies, non pas seulement entre États-nations, mais aussi à plus petite échelle, au sein même de leurs cadres respectifs. Ce faisant, il convient de se demander si l’approche transnationale, dans ce contexte, interroge seulement les circulations d’idées entre deux États ou si elle ne met pas aussi de l’avant la présence de multiples nations au sein même du cadre national.

Pour en savoir plus

BENSON, Todd. « Race, Health and Power: The Federal Government and American Indian Health, 1909-1955 », Thèse de Doctorat, Université de Standford, 1994, 352p.

CANADA. Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Rapport annuel, 1961, 214p.

DEWITT, Katharine et Helen W. MUNSON. « The Journal’s First Fifty Years », The American Journal of Nursing, Vol. 50, No. 10, pp. 590-597

FELDBERG, Georgina et Molly LADD-TAYLOR. Women, Health and Nation: Canada and the United States Since 1945, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003, 438p.

GREGG, Elinor D. « The Nursing Service of the Indian Bureau », The American Journal of Nursing, 1925, Vol. 25, No. 8, p. 643-645

GREGG, Elinor D. « A Federal Nursing Service above the Arctic Circle », The American Journal of Nursing, Vol. 36, No. 2, 1936, p. 131-132

MCBRIDE, Marguerite. « Nursing on an Indian Reservation », The American Journal of Nursing, Vol. 57, No. 9, 1957, p. 1168-1169

MOORE, Percy. E. « Indian Health Services », Canadian Journal of Public Health/Revue Canadienne de Santé Publique, Vol. 37, No. 4, 1946, p. 140-142

RUTHERDALE, Myra (éd.). Caregiving on the Periphery: Historical Perspectives on Nursing and Midwifery in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 376p.

SHEWELL, Hugh. « ‘Enough to Keep Them Alive’: Indian Welfare in Canada, 1873-1965 », Toronto, University of Toronto Press, 2004, 441p.


[1] Le Meriam Report ou The Problem of Indian Administration est publié en 1928 et dirigé par Lewis Meriam. Il est le résultat d’une enquête de six mois effectuée dans 95 réserves autochtones des États-Unis, faisant état de la santé désastreuse des populations qui y résident. Todd Benson, « Race, Health and Power: The Federal Government and American Indian Health, 1909-1955 », Thèse de Doctorat, Université de Standford, 1994, p. 116-117

[2] Ibid., p. 136

[3] Le chercheur Hugh Shewell démontre en effet, dans son ouvrage sur l’assistance sociale à l’égard des populations autochtones du Canada, que lors du Comité mixte du Sénat et de la Chambre des Communes sur la Loi sur les Indiens (1946-1948), le directeur des Affaires indiennes, Robert A. Hoey admire la politique indienne américaine et qu’il prône largement les recommandations du Meriam Report pour réorienter la politique canadienne. Hugh Shewell, « ‘Enough to Keep Them Alive’: Indian Welfare in Canada, 1873-1965 », Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 180-185

[4] Kathryn McPherson, « Nursing and Colonization: The Work of Indian Health Service Nurses in Manitoba, 1945-1970 », dans Georgina Feldberg, Molly Ladd-Taylor et Kathryn McPherson, Women, Health and Nation. Canada and the United states since 1945, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003, p. 229

[5] Pour les premières décennies du moins. Progressivement, en parallèle avec la sédentarisation des populations, des dispensaires sont établis et les infirmières restent dans les communautés à l’année longue. Le rapport annuel du MSNBES, pour l’année 1949, nous informe qu’à cette date, le Service compte pour l’ensemble du territoire canadien « 51 médecins, 5 dentistes, 54 infirmières diplômées pour visites à domicile et 123 infirmières diplômées dans les hôpitaux du Ministère. » Canada, Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, Rapport annuel, 1949, p. 110

[6] « The Editor », The American Journal of Nursing, Vol. 1, No. 1, 1900, p. 64

[7] Katharine DeWitt et Helen W. Munson, « The Journal’s First Fifty Years », The American Journal of Nursing, Vol. 50, No. 10, p. 597

[8] Jean Wilson, « The Canadian Nurses’ Association », The American Journal of Nursing, Vol. 29, No. 2, 1929, p. 135

[9] Le Conseil international des infirmières est mis en place au tout début du XXe siècle et il est constitué, avant la Première Guerre mondiale, de neuf pays membres, dont les États-Unis et le Canada. À cette époque, le Conseil vise principalement à améliorer les conditions de travail des femmes et d’accroître leur influence politique dans leurs cadres nationaux respectifs, mais également au sein de l’espace international. Lindsey Williamson, « Le Conseil international des infirmières durant la Première Guerre mondiale », Soins, Vol. 59, No. 786, 2014, p. 116-117

[10] Wilson, op. cit.

[11] J’ai utilisé les mots-clés suivants « Indian » « Reservation » « Navajo » « North » « Eskimo » « Arctic » « Outpost »

[12] Marguerite McBride, « Nursing on an Indian Reservation », The American Journal of Nursing, Vol. 57, No. 9, 1957, p. 1168

[13] Pour en savoir plus sur les rapports entre les infirmières et les populations autochtones au Canada, voir Myra Rutherdale (dir.), Caregiving on the Periphery: Historical Perspectives on Nursing and Midwifery in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 376p.

[14] McBride, op. cit., p. 1169

[15] Dans l’article de McBride, le Medicine man est présenté comme le guérisseur, celui qui détient des savoirs médicinaux et qui use de méthodes traditionnelles et spirituelles pour soigner la communauté.

[16] Idem.

[17] Cette dévalorisation de la médecine traditionnelle devant la médecine occidentale est partagée à la fois par le Directeur du Service de santé des Indiens au Canada, Percy E. Moore, et la directrice des infirmières pour le BAI, Elinor D. Gregg. Percy. E. Moore, « Indian Health Services », Canadian Journal of Public Health/Revue Canadienne de Santé Publique, Vol. 37, No. 4, 1946, p. 140; Elinor D. Gregg, « The Nursing Service of the Indian Bureau », The American Journal of Nursing, 1925, Vol. 25, No. 8, p. 643-645

[18] W. J. Wood, M.D and Anna M. Swail, « Outpost Nursing Station », Canadian Nurse, Vol. 59, No. 5, 1963, p. 446