Chronique d’archives. Le libelle diffamatoire : une source aux potentialités multiples

Publié le 6 septembre 2018

Par Alexandre Lapalme, doctorant en histoire à l’Université de Montréal

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The Montreal Gazette / Gazette de Montréal, 6 janvier 1791 (édition contenant le libelle étudié)

Le centre de conservation de la BAnQ du Vieux-Montréal est un lieu incontournable pour la chercheuse et le chercheur qui s’intéresse à l’histoire de Montréal. En plus d’abriter la majorité des procès civils intentés depuis 1664 dans la grande région montréalaise[1], le centre contient des archives privées et gouvernementales et plus de 8 millions d’images, photographies, dessins et plans architecturaux. Le tout livre un regard unique sur le passé des Montréalaises et des Montréalais.

Situé sur la rue Viger, l’immeuble nous transporte dans l’architecture typique de la fin du 19e siècle. À l’intérieur, on admire ses immenses poutres blanches, son plancher en verre et son escalier en colimaçon. C’est dans ce lieu emblématique de l’histoire de la métropole que j’ai fait la rencontre d’un type de sources bien particulier : le procès pour libelle diffamatoire.

Une définition du libelle

Un libelle est un court texte tiré d’une correspondance ou publié dans les pages d’un journal qui compromet la réputation d’un individu. Robert Darnton offre des pistes de réflexion intéressantes quant à la définition des libelles. Il décrit d’abord leurs natures anecdotiques : il s’agit de faits qui sont présentés « comme authentiques » et habillés d’une « rhétorique afin d’obtenir certains effets – chocs, horreur, réaction de la part des lecteur.trice.s auxquel.le.s il s’adresse implicitement ». Darnton va même plus loin, affirmant que les libelles répondaient à un besoin, à une « soif de nouvelle » de la part du public. Dans la plupart des cas, les libellistes donnaient à : « la diffamation l’apparence du reportage[2] ». La description des faits est concise et précise, un peu à la manière du journalisme d’investigation d’aujourd’hui. Le rédacteur.trice voulait prévenir le public contre les agissements d’individus dont le comportement était en contradiction avec le système de valeurs dominant.

Une théorie de la réputation

Il faut aussi savoir que cette procédure judiciaire vise à protéger la réputation. Pour comprendre la notion de libelle diffamatoire, il faut donc définir le concept de réputation. On peut considérer la réputation comme un : « social judgment of the person based upon facts which are considered relevant by a community[3] ». Dans son sens légal, elle est protégée par la notion de libelle diffamatoire. Au nom de la réputation, il est donc possible de restreindre la diffusion d’un discours jugé diffamant par le biais d’une action en justice.

Histoire de la liberté de presse

En comprenant la réputation comme une forme de régulation du discours, j’ai épluché les sources à la recherche d’accusation pour libelle. Le plus vieux cas que j’ai répertorié remonte à janvier 1791 et il implique Fleury Mesplet, célèbre imprimeur montréalais[4].  Le propriétaire de la Montreal Gazette / Gazette de Montréal y est accusé d’avoir imprimé un discours compromettant l’intégrité morale d’un certain Pierre Labadie (le demandeur).

La presse, qui possède le pouvoir de remettre en question la réputation, est, en raison de ce pouvoir même, limitée dans son droit de publication par la protection légale accordée à la réputation. Donnant aux citoyens le pouvoir juridique de limiter la liberté d’opinion des rédacteur.trice.s, la notion juridique de libelle diffamatoire contraint une liberté, le droit de s’exprimer librement en société, au nom d’une autre, le droit à la sauvegarde de la réputation.

L’étude des cas de libelle diffamatoire force la réinterprétation des luttes entourant la liberté de presse au Québec. Dans leur bilan sur la recherche de l’histoire des journaux québécois, Fernande Roy et Jean de Bonville soulignent un certain vide historiographique quant aux questions de la liberté de presse. Mis à part la synthèse de Pierre Hébert et de Patrick Nicol abordant la censure cléricale du 17e au 20e siècle, ou encore les travaux portant sur la censure politique en temps de guerre de Jeffrey A. Keshen, de Claude Beauregard, de Paul André Comeau et Edwidge Munn[5] bien peu d’historiens et d’historiennes québécois.se.s ont abordé le sujet et la majorité des travaux ont mis l’accent sur la censure exercée par le clergé et l’État[6]. Ce nouvel angle d’analyse pave la voie à une étude du contrôle du discours exercé non pas par les gouvernements ou les institutions religieuses, mais par les rapports interindividuels.

Histoire du crédit marchand

En parcourant les archives, j’ai constaté que le concept de dette et d’endettement était souvent mentionné dans le discours des individus impliqués dans les procédures judiciaires intentées pour libelle diffamatoire. Les interactions commerciales sont liées à la réputation : on emprunte et on prête à celui ou celle qu’on considère comme digne de confiance. Ce lien fragile est essentiel au bon déroulement des activités économiques au 19e siècle, mais peut facilement être rompu par un libelle.

Les renseignements sur le crédit marchand n’étant pas répertoriés[7], les prêteur.euse.s devaient fonder leur confiance sur l’information qu’ils étaient eux-mêmes en mesure d’acquérir sur les emprunteur.euse.s. La correspondance se présentait alors, dans la communauté marchande, comme l’un des moyens mis à la disposition des créancier.ère.s/fournisseur.euse.s pour obtenir de l’information sur les débiteur.euse. s/détaillant.te.s.

Les individus animaient un marché de l’information dans lequel les identités étaient construites et déconstruites par la parole et la rumeur, dans les marchés publics et les auberges. La réputation obligeait les individus engagés dans les échanges marchands à adopter une attitude publique qui soit moralement acceptable. Une injure ou un libelle bien placé par un tiers pouvait dans certains cas : « pousser les créancier.ère.s à interroger la solvabilité […] du débiteur.euse[8] ». La bonne réputation se révélait par conséquent être un atout essentiel pour l’obtention du crédit.

L’analyse des libelles diffamatoires révèle l’importance que revêt la confiance dans les échanges économiques à l’ère préindustrielle. Les libelles répertoriés à la BAnQ du Vieux-Montréal témoignent du quotidien des marchands montréalais tout en offrant une perspective unique sur des aspects économiques, la place de la réputation notamment, négligée par l’historiographie économique québécoise traditionnelle[9].

Les autres avenues…

Cette brève incursion dans l’univers du libelle diffamatoire donne un aperçu de ses potentialités analytiques et historiographiques, mais beaucoup reste à écrire. Le nombre de cas par année, par décennie, la sévérité des peines, l’augmentation et la baisse des procédures sont tous des exemples d’avenues à explorer. La réputation et la diffamation sont encore et peut-être plus que jamais des sujets d’actualité. Il importe donc de mettre en doute leurs fondements, leur histoire et leur application passée pour comprendre les rouages, les contraintes et les pouvoirs de cet outil légal de régulation du discours public.

 

Bibliographie

BAnQ-M TL 16, S2. Pierre Labadie v. Silvain Laurent. 24 janvier 1791.

BAnQ-M TL 16, S2. Pierre Labadie v. Fleury Mesplet. 24 janvier 1791.

Beauregard, Claude, Guerre et censure au Canada, (1939-1945), Sillery, Septentrion, 1998, 196 pages.

Comeau, Paul André, Claude Beauregard, Edwidge Munn. Démocratie en veilleuse: rapport sur la censure: récit de l’organisation, des activités et de la démobilisation de la censure pendant la guerre de (1939-45), Montréal, Québec/Amérique, 1995, 300 pages.

Darnton Robert, Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France. 1650-1800, Paris, Gallimard (version française), 2010, 695 pages.

Fontaine, Laurence, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, 437 pages.

Hamelin, Jean et Yves Roby, Histoire économique du Québec 1851-1896, Coll. « Histoire économique et sociale du Canada français », Montréal, Fides, 1971, 436 pages.

Hébert, Pierre et Patrick Nicol, Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié (1625-1919), Québec, Fides, 1997, 296 pages.

Keshen, Jeffrey A., Propaganda and Censorship During Canada’s Great War, Edmonton, University of Alberta Press, 1996, 333 pages.

McNamara, Lawrence, Reputation and Defamation, New York, Oxford University Press, 2007, 254 pages.

Norris, James, R.G. Dun & Co. 1841-1900. The Development of Credit Reporting in the Nineteenth Century, Londres, Greenwood Press, 1978, 206 pages.

Ouellet, Fernand, Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850. Structures et conjoncture, Montréal, Fides, 1966, 639 pages.

Roy, Fernande et Jean de Bonville, « La recherche sur l’histoire de la presse québécoise. Bilan et perspectives », Recherches sociographiques, vol. 41, no 1 (2000), p. 15-51.


[1] Les informations proviennent du site officiel de la BAnQ : http://www.banq.qc.ca/archives/entrez_archives/centres_archives/ca_montreal.html [consulté le 15 juillet 2018].

[2] Robert Darnton, Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, Paris, Gallimard (version française), 2010, p. 25.

[3] Lawrence McNamara, Reputation and Defamation, New York, Oxford University Press, 2007, p. 21.

[4] BAnQ-M, TL16, S2, Pierre Labadie v. Fleury Mesplet, 24 janvier 1791. Le procès engage également le rédacteur du libelle, Silvain Laurent : BAnQ-M, TL16, S2, Labadie v. Laurent, 24 janvier 1791.

[5] Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié (1625-1919), Québec, Fides, 1997, 296 p. ; Propaganda and Censorship During Canada’s Great War, Edmonton, University of Alberta Press, 1996, 333 p. ; Guerre et censure au Canada, (1939-1945), Sillery, Septentrion, 1998, 196 p. ; Démocratie en veilleuse: rapport sur la censure: récit de l’organisation, des activités et de la démobilisation de la censure pendant la guerre de 1939-45), Montréal, Québec/Amérique, 1995, 300 p.

[6] « L’historiographie québécoise, peut-être obnubilée par la question de la censure ecclésiastique, s’est jusqu’à maintenant désintéressée d’une source d’influence de premier ordre […] il faut pousser plus loin l’analyse et prendre la mesure du phénomène dans son ensemble, le situer dans son contexte sociohistorique et en évaluer les conséquences sur la presse ». Fernande Roy et Jean de Bonville, « La recherche sur l’histoire de la presse québécoise. Bilan et perspectives », Recherches sociographiques, vol. 41, no 1 (2000), p. 38.

[7] La première agence d’évaluation du crédit marchand apparait à Montréal autour de 1857, la B. Douglass & Co. (qui deviendra R.G. Dun & Co.) filiale de la célèbre Mercantile Agency fondée par Lewis Tappan : James Norris, R.G. Dun & Co. 1841-1900, The Development of Credit Reporting in the Nineteenth Century, Londres, Greenwood Press, p. 43.

[8] Laurence Fontaine, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, p. 285

[9] On pense ici aux ouvrages de Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850. Structures et conjoncture, Montréal, Fides, 1966, 639 p. et de Jean Hamelin et Yves Roby, Histoire économique du Québec 1851-1896. Coll. « Histoire économique et sociale du Canada français », Montréal, Fides, 1971, 436 p.