Chronique de source. Le trafic de drogue, un enjeu transnational, 1920-1946. Visite et revisite du Fond RG 29 et RG 18

Publié le 14 mai 2019

Par Amélie Grenier, candidate au doctorat, Université Laval

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Jeune historienne qui entame sa maîtrise, j’effectue à l’été 2015, un voyage de recherche à Ottawa sur la guerre menée contre la drogue par les autorités montréalaises au début des années 1920.  Parmi les documents pertinents figurent les dossiers d’enquêtes réalisées par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sous la Loi sur l’opium et les drogues[1] et le fonds RG29 du Bureau des narcotiques, une organisation mandatée en 1921 par le Ministère fédéral de la Santé d’appliquer la loi[2]. Le fond comporte toutes sortes d’archives, comme la liste des « toxicomanes »[3] présumés et leurs dossiers médicaux, les correspondances entre le bureau et les groupes de pression ainsi que les rapports de voyages du chef du bureau, le Colonel C.H.L. Sharman, qui participait chaque année au comité d’enquête sur l’opium de la Société des Nations[4].

Mes connaissances de l’époque et mes intérêts de recherche m’amènent à privilégier les documents scabreux comme les dossiers médicaux des consommateurs et les enquêtes de la GRC qui me donnent accès aux techniques d’enquête sur les trafiquants montréalais, aux allégations de corruption contre certains gendarmes et aux études sur le trafic entre les États-Unis et le Canada. Bref, des matériaux précieux pour la jeune historienne, militante de surcroît, que je suis. Les autres documents du fond RG29 me paraissent beaucoup moins intéressants. Je les consulte tout de même, mais sans leur porter l’attention qu’ils méritent. Puis, les années ont passé, j’ai rédigé mon mémoire de maîtrise et j’ai oublié le fonds RG29.

Toutefois, dans le cadre d’un séminaire doctoral en janvier 2019, j’ai rouvert ce fonds et j’y ai découvert une mine d’or d’informations. Moins désinvolte et plus respectueuse des archives, je regarde avec un autre œil ces documents qui m’avaient d’abord laissée indifférente. Ils m’apparaissent maintenant inestimables pour saisir toute l’importance que revêt la lutte internationale contre la drogue pour le Canada, à une époque charnière dans l’établissement d’une police transnationale. En s’intéressant aux circulations entre les organisations qui s’occupent de la régulation de ce trafic, et particulièrement sur le travail de C.H.L Sharman, apparaissent les bases sur lesquelles se fondent les pratiques policières modernes préoccupées par les crimes transnationaux[5].

Les comptes rendus des voyages du Colonel Sharman, une réponse transnationale à un problème transnational

Suite à la Première Guerre mondiale, de nombreux pays, dont le Canada et les États-Unis, s’inquiètent du phénomène, qui semble grandissant, du trafic international de drogue et réalisent qu’ils doivent proposer une réponse transnationale[6]. Les comptes rendus de voyages écrits par le Colonel C.H.L Sharman conservés dans les dossiers d’archives du Bureau des narcotiques nous renseignent sur la mise en place de cette réponse canadienne. Sharman est un ancien Colonel de la GRC et devient le chef du Bureau des narcotiques du Canada entre 1927 et 1946[7]. Alors que la GRC représente le bras répressif de la lutte contre la drogue, c’est le Bureau des narcotiques qui délivre les permis d’importation d’opium et coordonne les enquêtes sur les trafiquants. Comme chef de ce bureau, il agit principalement comme un agent de liaison entre les différentes organisations chargées de réguler le trafic de drogues, tant à l’intérieur du Canada qu’à l’international.

Ses rapports nous renseignent sur le but de ses visites dans les différentes villes canadiennes et américaines qui visent à améliorer la collaboration entre les différentes autorités chargées d’enquêter et d’appliquer la loi sur les drogues. En tant que représentant officiel, il informe ses interlocuteurs des nouvelles dispositions canadiennes de la Loi sur l’opium et les drogues et des orientations du pays en matière de lutte à la drogue. Il s’informe également sur les initiatives et stratégies d’enquête, surtout aux États-Unis, et prend connaissance de la réalité de terrain dans l’application de ces mesures. Pour ce faire, il rencontre les différentes organisations locales qui sont confrontées aux trafiquants de drogues, comme les services de police municipaux, les juges, les procureurs, les groupes de pression et les médecins. À la suite de ces rencontres, il fait des suggestions dans ses rapports sur les mesures que le Canada devrait privilégier dans la lutte aux drogues. Il tisse également des liens de confiances avec les hauts fonctionnaires chargés d’appliquer la loi sur les drogues, comme Harry J. Anslinger, le directeur du Bureau fédéral des narcotiques aux États-Unis qui le tient en haute estime[8].

Ces comptes rendus de voyages témoignent du rôle essentiel du chef du Bureau des narcotiques dans l’organisation d’une collaboration transnationale des forces de police, car c’est par lui que transitent les demandes d’informations sur les trafiquants. À une ère pré-numérique l’échange d’informations sur les criminels transnationaux reste encore très difficile.

Correspondances sur le trafic illégal de drogue entre le Canada et les États-Unis

Le chef du Bureau des narcotiques travaille avec la Gendarmerie royale du Canada chargée d’enquêter sur le trafic international de drogue. Les archives de la Branche des enquêtes criminelles de la GRC, le fond RG 18, éclairent, quant à elles, sur les cas précis de collaboration entre les services de police américains et canadiens dans la lutte aux trafiquants de drogues[9]. Il s’agit, notamment, de correspondances dans lesquelles les autorités des deux pays demandent des renseignements sur différents trafiquants (dossiers criminels, empreintes digitales, photographies), ainsi que de l’aide pour mener des enquêtes conjointes et pour procéder à des extraditions. Cette collaboration entre les services de police mène à des arrestations et à des condamnations[10]. Si le dossier sur les voyages de Sharman montre l’élaboration du processus de collaboration transnationale entre les autorités canado-américaines, les correspondances entre les autorités policières montrent l’effet de la mise en place d’une structure de répression transnationale du trafic de drogue.

Le fond RG1 18 documente également les stratégies employées par les trafiquants pour faire passer illégalement la drogue. L’une de ces « stratégies » qui déstabilise particulièrement les autorités canadiennes dans les années 1920 est le recours à des femmes trafiquantes, que la presse surnomme les « amazones de l’opium »[11]. Le caractère choquant est qu’elles échapperaient aux normes de genres imposées par la vision patriarcale. En plus d’exercer un crime associé au genre masculin, elles seraient libres de leur mouvement en voyageant sans escorte masculine. Afin de les réintégrer au narratif de genre, l’«agentivité» de ces femmes est effacée par les gendarmes qui les décrivent comme étant « soumises » aux trafiquants masculins et maintenues dans un « état de peur »[12].  Ainsi s’amorce le transfert de l’image, qui tient toujours, de la « femme trafiquante » à la « femme mule »[13]. L’approche transnationale ajoute une dimension de compréhension à ce phénomène des femmes trafiquantes qui, en traversant la frontière canado-américaine avec des drogues illégales, transgressent également les normes de genre et viennent bouleverser la conception de l’ordre social établi[14].

Les rapports de voyages du Colonel Sharman et plus généralement le fonds RG 29 ainsi que les dossiers d’enquêtes de la GRC représentent des matériaux précieux pour analyser l’émergence d’une police transnationale et ses effets sur la lutte aux drogues. Ces documents d’archives s’intéressent principalement aux stratégies conjointes entre les États-Unis et le Canada pour mener une lutte efficace contre les trafiquants qui ne respectent ni les frontières physiques ni celles de genres. L’approche transnationale approfondit la compréhension de ces sources. Pour l’historienne encore en formation que je suis, mon expérience avec le fonds RG 29 et RG 18 m’a fait comprendre toute la richesse des sources qui se transforment au gré des nouvelles questions qu’on leur pose.


Pour en savoir plus

Sources :

Fonds de la Gendarmerie royale du Canada, Criminal Investigation Branch, Ottawa, Bibliothèque et        Archives Canada, RG 18-F2, vol.3162, 3288, 3292.

Fonds du Départment de la Santé, Narcotic Control Division, Ottawa, Bibliothèque et Archives Canada,                 RG 29, R227-77-8-E, vol. 228-229, 551, 552, 600, 602, 603, 3300-3348.

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[1]BAC, RG18-F1, Vol.3162, 3288, 3291, 3292, 3296, 3297, 3298, 3300, 3308, 3309, 3310.

[2]BAC, RG29, R227-77-8-E Vol, 551, 552, 600, 601, 602, 604, 3300-3348. Line Beauchesne, Les drogues : les coûts cachés de la prohibition, Montréal, Lanctôt, 2003, p.72.

[3]Les termes « toxicomane » et « toxicomanie » sont développés dans les années 1950. À l’époque, on parle plutôt de « narcomanes », « d’habitués », de « narcomanes habitudinaires », « d’opiomanes », de « morphinomanes », etc. Pierre Brisson, « Développement du champ québécois des toxicomanies au XXe siècle », dans L’usage des drogues et la toxicomanie sous la dir. de Pierre Brisson, vol 3, Montréal, Gaëtan Morin éd. 22 éd., 2000 (1988), p.3-44. Et sur la distinction entre la GRC et le Bureau des narcotiques voir : Beauchesne, op.cit., p.71.

[4] Beauchesne, op.cit., p.72.

[5]Sur l’historiographie canadienne de la régulation des drogues, voir: Catherine Carstairs, Jailed for Possession: Illegal Drug Use, Regulation, and Power in Canada, 1920-1961, Toronto, University of Toronto Press, 2006, 240p.; Daniel Malleck, When Good Drugs Go Bad: Opium, Medicine, and the Origins of Canada’s Drug Laws, Toronto, UBC Press, 2015, 305p.; Paul J. Giffen, Shirley Endicott et Sylvia Lambert, Panic and Indifference: the Politics of Canada’s Drug Law: a Study in Sociology of Law, Ottawa, Canadian centre on substance abuse, 1991, 638p.; Marcel Martel, Not This Time : Canadians, Public Policy, and the Marijuana Question, 1961-1975, Toronto, Toronto University Press, 2006, 300p.; Susan Boyd et al. Killer Weed: Marijuana Grow Ops, Media, and Justice, Toronto, Universityt of Toronto Press, 2014, 304p.

Sur l’historiographie de la police transnationale voir : Marc Alain, « Transnational Police Cooperation in Europe and in North America: Revisiting the Traditional Border Between Internal and External Security Matters, or How Policing is Being Globalized », European Journal of Crime. Criminal Law and Criminal Justice, Vol. 9, No2, 2001, p.113-129. James Sheptycki, « Faire la police dans la Manche: l’évolution de la coopération transfrontalière (1968-1996) », Cultures et Conflits, 26, 27 (1997), p.93-121. ; Louise Shelley, « The Unholy Trinity : Transnational Crime, Corruption, and Terrorism », The Brown Journal of World Affairs, 11, 2 (2005), p.101-111.  Hartmut Aden, « Les effets au niveau national et regional de la coopération internationale des polices : un système spécifique de multi-level governance », Cultures et Conflits, 48 (2002), p.15-32.

[6]Giffen et al., op.cit., p.29. Sur les traités internationaux, voir Guy Ati Dion, Analyse des disparités provinciales dans l’application des lois sur les drogues au Canada de 1977 à 2000, Thèse de PhD (Criminologie), Montréal, Université de Montréal, 2003, p.9-14.

[7]C.H.L. Sharman est le chef du Bureau des narcotiques de 1927 à 1946, mais le dossier s’arrête en 1939 suite au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. BAC, RG29, R227-77-8-E, Vol. 551, dossier 320-5-7.

[8]Boyd et al., op.cit., p.47.

[9]BAC, RG18, Vol.3292 et BAC, RG29, R227-77-8-E, Vol.228 et 229.

[10] Voir par exemple : BAC, RG18, Vol.3292, dossier 1922-HQ-189-Q-Z.

[11]« De jeunes femmes font le commerce des narcotiques », La Patrie, 10 juillet 1923.

[12]BAC, RG18, Vol.3292, 1922-HQ-189-Q-Z Et Le New York Tribune présente une passeuse de drogue, Dorothea Wardell, morte empoisonnée par l’héroïne dans un train lors d’un de ses trajets de drogue, le journal la décrit ainsi : « She also was identified as a girl enslaved by drug traffickers, who sent her forth on the perilous part of their business smuggling contraband drugs across the Canadian border. » « Death of Dixon Girl Linked to Drug Smugglers », New York Tribune, dans BAC, RG18, Vol.3292, 1922-HQ-189-Q-Z.

[13]Évidemment, les femmes trafiquantes n’avaient certainement pas toutes choisi, en pleine conscience, cette carrière criminelle. Néanmoins, affirmer que toutes ces femmes étaient soumises à une autorité masculine traduit davantage l’idéologie patriarcale des gendarmes à leur égard. Jennifer Fleetwood, « Introduction », Jennifer Fleetwood, dir., Drug Mules : International Advances in Research and Policy, The Howard Journal of Crime and Justice, 56, 3 (2017), p.280-281.

[14]Voir : Merry Wiesner-Hanks, « World History and the History of Women, Gender, and Sexuality », Journal of World History, vol.18, No.1, 2007, p.53-67; Id., «Crossing borders in transnational gender history », Journal of Global History, vol.6, 2011, p.357-379.; Judith Zinsser, « Women’s History, World History, and the Construction of New Narratives », Journal of Women’s History, vol.12, 2000, p.196-206. Et Rachel C. Riedner, « Lives of In-Famous Women: Gender, Political Economy, Nation-State Power, and Persuasion in a Transnational Age », JAC, 33, ¾ (2013), p.645-669.