Chronique éditoriale 4. De la pluralité à la complexité des silences

Publié le 4 septembre 2018

Par Philippe Néméh-Nombré, doctorant en sociologie à l’Université de Montréal et membre du comité éditorial de la revue HistoireEngagee.ca

Version PDF

Le Marron Inconnu de Saint-Domingue. Crédit : Kristina Just (Flickr).

Chacune des chroniques éditoriales d’HistoireEngagee.ca permet de suivre le fil. En 2016, un rythme de publications soutenu ainsi qu’une équipe renouvelée, agrandie, une formule de dossiers thématiques repensée et des textes explicitant de différentes façons le rapport entre leurs objets d’études et les préoccupations actuelles. Au printemps et à l’été 2017, un lectorat grandissant et un ensemble de textes opérant une rupture par rapport à la consolidation des récits dominants, de leurs mécanismes et mécaniques. Quelques mois plus tard, à l’automne 2017, l’histoire engagée comme outils d’analyse et de compréhension de différentes expériences et réalités contemporaines et une équipe qui, finalement, multiplie les efforts pour rompre — et se demander comment rompre — avec l’invisibilisation de différentes histoires et la silenciation de différentes voix. L’exercice de la chronique éditoriale rétrospective, chez HistoireEngagee.ca, en est un de médiation.

Il s’agit, d’abord, de mettre en balance d’un côté ce qui relève de l’unicité de la revue, sa spécificité qui se maintient dans le temps, et de l’autre ce qui atteste de son mouvement, de son ouverture et de sa capacité à être modifiée et co-construite par les circonstances, nouveautés et contributions. C’est un processus, si on veut, de configuration rétrospective et donc narrative qui propose, dans les mots de Paul Ricœur, une « synthèse de l’hétérogène ». En même temps qu’elle suggère une connexion spécifique entre les différents textes et multiples contributions, les événements de l’actualité et les changements dynamiques au sein de la revue, la chronique éditoriale raconte HistoireEngagee.ca. Ou plutôt, HistoireEngagee.ca s’y raconte, s’y imagine, s’y crée et s’y recrée selon les sensibilités de la — ou des — personne qui s’en charge. Et en ce sens, cette composition narrative provisoire et toujours à refaire ne suggère pas seulement une rétrospection; un peu comme chacun des textes qu’elle fédère, elle propose également un mouvement entre ce que la revue ainsi présentée est et fait et ce que la revue ainsi imaginée pourrait être et pourrait faire.

C’est en suivant ce mouvement que cette chronique éditoriale commence là où la dernière s’est arrêtée, là où Christine Chevalier-Caron et Pascal Scallon-Chouinard suggéraient de comprendre, selon les dynamiques spécifiques et les forces en présence à l’automne 2017 et au début de l’hiver 2018, la vitalité réactualisée et renégociée d’HistoireEngagee.ca. Une vitalité, il va sans dire, traversant nécessairement la forme discursive et l’intention, propre à la revue, d’investir simultanément différents espaces de manière à rompre avec la hiérarchisation et le confinement des perspectives et lieux d’élocution – spécialement ceux de l’académie qu’elle cherche à investir en les sublimant. De manière, autrement dit, à faire émerger et engager la discipline historique dans des enjeux contemporains, là où ils adviennent et sont vécus. Mais surtout, une vitalité qui s’est déployée plus particulièrement, dans ce contexte, non seulement dans une histoire critique des groupes dominants et de leurs récits, mais également dans la réactivation d’histoires, d’expériences et de savoirs subjugués. Dans le passage d’une critique multiforme des mécanismes de pouvoir et de domination en place dans la discipline historique (comme dans le projet scientifique plus généralement) et dans la mise en circulation du savoir qui en résulte, vers un travail plus performatif, éventuellement transformateur, de (re)valorisation et de (ré)émergence de ce qui est représenté et vécu autrement.

Cette chronique éditoriale commence donc là où la dernière s’est arrêtée, au moment où la synthèse rétrospective de février dernier se transformait en ouverture, en invitation même, à « faire revivre la complexité et la pluralité du passé », de « l’histoire des dominé.es et [de l’] histoire critique des dominants ». Elle reprend à cet endroit, à ce moment, parce que c’est précisément de cette manière que les récentes publications d’HistoireEngagee.ca se sont inscrites dans un dialogue entre elles et avec leur monde, comme autant d’interventions outillant à le penser et à le vivre dans toute son actualité, c’est-à-dire en historicisant plusieurs événements et dynamiques ayant marqué l’année. Qu’il s’agisse notamment de la violence frontalière différemment distribuée, mais tout aussi racialisée et déshumanisante aux États-Unis, au Canada, en Europe et en Afrique du Nord, ou de la crise écologique, apocalyptique, mais pourtant politiquement et économiquement sanctionnée par les institutions étatiques et corporations transnationales. Que l’on pense à la reconduction et de la recodification d’un sexisme institutionnalisé dans les instances gouvernementales, politiques publiques et discours officiels, à la montée en puissance des rhétoriques et gestes explicitement racistes et xénophobes émanant notamment de différents groupes d’extrême-droite, et à l’approche imminente d’un rituel électoral rappelant entre autres choses les différentes acceptions de la souveraineté et de l’auto-détermination dans le présent colonial des Amériques. Ou, plus récemment, qu’on se souvienne de la (re)politisation de la production et de l’expression culturelle ayant entrainé le Québec dans des discussions sur la charge politique des mots et sur la construction et la valorisation différenciées d’histoires et de mythes selon leur localisation dans les coordonnées générales du pouvoir.

En continuant le travail de mise en lumière et de réactivation d’histoires, d’expériences et de savoirs subjugués, les récentes publications — comme, d’ailleurs, les (mon?!) arrivées et départs au sein de l’équipe éditoriale — ont pour l’essentiel poursuivi sur une même lancée. Mais elles ont aussi reflété, plus spécifiquement, les enchevêtrements complexes passés et présents de ces silences : les imbrications et les manières par lesquelles celles-ci se déploient, sont renforcées, mais également contestées et dénoncées, dans les représentations du passé tout comme à l’intérieur des dynamiques contemporaines – des dynamiques politiques, sociales et économiques dont l’articulation discursive autour de la « fin » des structures d’inégalité et de différenciation légitimise et surtout rend urgent un tel travail de réactivation. Ce sont ces dynamiques et leurs temporalités que met par exemple en évidence, dans le contexte français, la recension de Le Ventre des femmes : Capitalisme, racialisation, féminisme de Françoise Vergès, par Christine Chevalier-Caron. Malgré la fin officielle de la colonisation française, le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat, mais également les décolonialités, les anticapitalismes et les féminismes traversent simultanément et de manière toujours bien réelle, les expériences, corps et réalités vécues aux intersections de ces rapports et ces relations. Des structurations particulières, donc, dans différents contextes où la disparition, la distorsion et la resignification des mots ou statuts « officiels », voire même des noms de pays comme le démontre habilement Raphaël Weyland au sujet de l’Iran, évacuent et invisibilisent les rapports de pouvoir recodifiés ou alimentent diverses tensions[1]. Des contextes où, plus généralement, comme le soulève Patrick Lacroix en s’appuyant sur les fictions dystopiques, il est impératif de mettre en évidence la — nécessité d’une — suppression calculée du passé ou de ce qui y est associé comme condition de la domination politique et de ses excès.

Cette opération d’effacement acharnée est apparue dans toute son ampleur, mais également dans toutes ses imbrications au lendemain de l’exercice grandiose de consolidation de l’identité nationale canadienne de 2017. Les festivités du 150e anniversaire de la création de la Confédération canadienne ont permis de canaliser fastueusement l’occultation de la violence politique, culturelle et économique genrée et racialisée du projet colonial canadien en la minimisant et en la reléguant au passé. C’est précisément cette logique que relève Andrea Eidinger lorsqu’elle fait émerger d’importantes pistes de réflexion de sa lecture de la seconde édition du livre A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879-1986 de John S. Milloy : non seulement la reconnaissance discursive des torts « passés » de la colonisation permet-elle de court-circuiter les perspectives de changements structurels et radicaux, mais la passéification et l’exceptionnalisation de cette violence indiquent plus encore une réarticulation du pouvoir colonial, raciste et patriarcal sur un mode opératoire qui facilite la pérennisation du récit national canadien.

Une telle reconfiguration implique différentes actualisations de la longue tradition de pensées et d’actions anti- et décoloniales qui décortiquent, contestent et résistent à la colonisation d’occupation blanche, ainsi que différents outils pour en évaluer la portée – c’est cet aller-retour que met en évidence Catherine Larochelle lorsqu’elle revient sur son expérience de pédagogie décoloniale basée sur la liste des 150 actions de réconciliation de Crystal Fraser et Sara Komarnisky. Mais la reconfiguration des rapports et structures de domination implique également, et conséquemment, de penser ou repenser les modalités du pouvoir selon la complexité des nombreuses logiques qui le co-constituent de manière spécifique. Et ce sont entre autres ces intrications que déploient Clint Bruce, lorsqu’il propose une réflexion essentielle sur les intersections entre position dominante et expérience dominée, récit victimaire et oblitération d’un passé activement raciste, discours nationaliste alimenté par la construction d’un ethos égalitaire et distorsions historiques. En revisitant l’expérience acadienne minoritaire en Louisiane sous le prisme de son passé esclavagiste, et plus spécifiquement en articulant sa relecture autour du meurtre — de Constant Melançon par son esclave Toussaint — comme résistance, Bruce contextualise notamment la dimension transnationale des expériences afro-diasporiques, la formation subséquente de politiques migratoires anti-noires et l’auto-compréhension d’une minorité francophone en Amérique. En cela, il dialogue directement avec la recension d’Une place au soleil de Sean Mills, préparée par Lyns-Virginie Belony qui, elle, historicise les reconfigurations de la société québécoise au travers de ses relations avec Haïti, des relations datant d’au moins 75 ans comme le remarque d’ailleurs Maurice Demers : de la présence québécoise missionnaire et/ou civilisatrice en Haïti aux vagues de migrations haïtiennes au Québec, on observe la construction de l’Autre haïtien d’une part en vis-à-vis francophone et catholique et, d’autre part, en inférieur radicalement antithétique favorisant incidemment les réflexes xénophobes et le racisme anti-noir.

Au moment de la première grande vague migratoire haïtienne au Québec durant les années 1960, la renégociation des dynamiques ethniques et nationales et conséquemment l’émergence de nouveaux paramètres d’affirmation identitaire au Québec modifient significativement les rapports entre la majorité québécoise francophone et ses altérités réelles et imaginées. Ce n’est pas un hasard, donc, si c’est également à cette époque que les relations entre cette majorité et les communautés juives au Québec se modifient entre autres en lien avec la résurgence du nationalisme québécois, désormais articulé davantage en fonction de la langue que de la foi, ainsi qu’à la lumière des dynamiques géopolitiques – moyen-orientales. Pourtant, si cette époque est d’une importance aussi significative en ce qu’elle marque un déplacement dans l’expérience et l’appréhension de l’exclusion, c’est également parce qu’elle réactualise des processus historiques de même qu’elle en permet de nouveaux. Par exemple, le contexte québécois des années 1960 rappelle par les rhétoriques qui s’y déploient que la présence juive au Québec et au Canada ne devient légale qu’au moment de la conquête britannique de 1763. En même temps, cela dit, c’est au cours de ces mêmes années 1960 que le Québec devient l’une des destinations principales des nombreuses vagues de migrations juives d’Afrique du Nord qui, comme le rappelle Christine Chevalier-Caron dans son compte-rendu de l’exposition de Shalom Montréal – Histoires et contributions de la communauté juive, diversifient plus encore les expériences juives à Montréal à partir de 1956.

Crédit : Pascal Scallon-Chouinard. Image de la pancarte : Ultra Nan.

Reconnaître la différence ou encore la célébrer, qu’il s’agisse d’une valorisation marchande suivant la logique néolibérale dénoncée par Marise Bachand, ou qu’il s’agisse d’une stratégie politique visant à mettre en évidence et à investir les ruptures sociales, ne signifie pas pour autant reconnaître la différence et les perspectives différemment situées comme constitutives des récits dominants. Cette distance apparaît clairement au nombre des questions épistémologiques et politiques que se pose Daniel Poitras dans son texte Sur une histoire engagée du mouvement étudiant. Mais aussi, elle apparait dans une certaine historicisation du militantisme et des parcours militants au Québec qui semble, pour Benoit Marsan, ne laisser que très peu de place à certaines dimensions, dont la judéité dans le cas qu’il observe, et ce, malgré son influence pourtant significative[2]. Marsan remarque qu’à travers la célébration de la diversité des engagements de la militante emblématique Léa Roback, la riche exposition VIVA LÉA?! Indignée, battante, humaniste : Léa Roback ne semble engager que très timidement une discussion sur son expérience de la judéité et de l’antisémitisme. Si le contexte de l’exposition, à savoir le 25e anniversaire de la Fondation Léa-Roback, peut expliquer à ce titre certaines insistances et lacunes, la recension par Marilou Tanguay de l’ouvrage Idola Saint-Jean, L’insoumise de Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean suggère justement certaines avenues pour mesurer le risque d’« exceptionnalisme » dans le cadre d’un travail biographique investissant des histoires subjuguées, et spécifiquement l’histoire des femmes : la biographie apparaît en même temps comme un « piège » et un « outil » alors qu’elle peut entretenir des critères masculins de réussite, mais permet aussi de rendre visibles et audibles des luttes invisibilisées et silenciées.

Ce sont des questions similaires que se sont posées Christine Chevalier-Caron, Adèle Clapperton-Richard, Andrée Lévesque, Micheline Dumont et Magda Fahrni lors d’une table-ronde entre historiennes de différentes générations, qui avaient pour intention de réfléchir à l’histoire des femmes et du genre, aux femmes dans l’histoire et dans la discipline historique ainsi qu’à la praxis féministe et aux luttes épistémiques. Des questions qui sont urgentes et vitales, senties et présentes malgré certaines apparences de distance temporelle ou géographique : ce sont des questions qui appréhendent, rendent visibles et imaginent différemment les expériences de femmes vécues et incorporées à l’intersection de multiples identités et rapports de pouvoir. C’est dans cette mesure que les apparences de distance semblent davantage refléter une proximité alarmante, tant dans la contextualisation que propose Marie-Dominique Asselin du ressac antiféministe en Pologne, où il prend notamment forme à travers des projets de loi anti-avortement, qu’en ce qui a trait à l’héritage violent de la naturalisation et de l’institutionnalisation religieuse de la « correction » masculine des femmes en contexte conjugal que présente Mathilde Michaud.

C’est d’ailleurs cette relation entre l’apparence de distance et la proximité pourtant manifeste que traduit le travail ménager et domestique — très — faiblement rémunéré des femmes à l’extérieur du foyer, tel qu’exploré dans Aux marges de l’emploi Parcours de travailleuses domestiques québécoises 1950-2000 de Catherine Charron, recensé par Denyse Baillargeon. Une tension similaire apparait également lorsque ce que l’on retient du rôle peu connu des infirmières durant la Première Guerre Mondiale, à la lecture de l’article La Grande Guerre de Blanche-Olive Lavallée : le travail des infirmières dans les hôpitaux militaires canadiens au temps de la grippe espagnole de Véronique Dupuis, est confronté à la contextualisation du mépris paternaliste des gouvernements à l’endroit des infirmières québécoises en 2018. Alexandre Klein le montre bien dans son article À propos des relations entre infirmières, médecins et gouvernements. L’histoire de la commission Régnier (1962-1964), quelques semaines après le début d’une crise que tout laissait entrevoir et qui, finalement, n’a peut-être réellement surpris que par le traitement équitable des réactions du gouvernement et de la détresse de quelques 75 000 infirmières. En revenant sur le rôle central des infirmières dans la formation et dans la gestion du système de santé québécois, il met en évidence l’auxiliarisation et la minimisation du travail des femmes au cours des nombreuses mutations des rapports entre santé, économie et politique. Ces mutations genrées et racialisées qui contribuent à organiser les privilèges différemment cautionnés par les États et systèmes politiques, comme en discute Mireille Touzery en entretien avec Martin Robert, structurent non seulement l’organisation hiérarchique des institutions, mais également l’horizon normatif des sociétés. C’est ce que démontre finalement Mathieu Perron en retraçant l’histoire et les principes des différentes formes de montages taxation-prohibition s’agissant de produits de consommation qui renégocient les mœurs et habitudes au Québec.

 

De la pluralité, donc, à la complexité de la pluralité des histoires, expériences et savoirs invisibilisés. De la pluralité à la complexité des silences. Les connexions entre les nombreuses publications des derniers mois sur HistoireEngagée.ca, mais également entre ses précieuses collaborations et son fidèle lectorat en constante évolution, reflètent ainsi les intersections entre les différents processus historiques, entre les différentes relectures et réactivations et entre les nombreuses alternatives et possibilités créatives et transformatrices qui en émergent. Et c’est également le travail que les dossiers thématiques qui (re)verront le jour cet automne, Chroniques d’archives, Où sont les femmes? et Imaginations, existences et spatialités noires en (ré)émergences, poursuivront : un effort de dialogue entre les silences et les manières de les explorer, ainsi qu’une exploration des alternatives qui en émergent.


[1] Voir également ces articles de la plateforme ActiveHistory : http://activehistory.ca/2018/03/edward-cornwallis-public-memory-and-canadian-nationalism/ http://activehistory.ca/2018/08/memory-history-monuments-and-mennonites/

[2] Que l’on pense, par exemple, à l’influence du mouvement travailliste yiddish sur les premières organisations de travailleuses et travailleurs dans l’industrie de la confection, ou encore au cortège majoritairement juif de la première manifestation du 1er mai (1906).