Compte-rendu : Mary Beard, Les femmes et le pouvoir. Un manifeste, Paris, Éditions Perrin, 2018

Publié le 25 avril 2019

Isabelle Dufour, candidate à la maîtrise en histoire, UQAM

Mary Beard est sans aucun doute l’une des universitaires britanniques les plus connues. En prenant part à divers débats dans les médias, elle s’est en effet assuré une place parmi les figures publiques importantes de Grande-Bretagne. Cette professeure d’études classiques à l’Université de Cambridge et enseignante de littérature ancienne à la Royal Academy of Arts propose un essai, intitulé Les femmes et le pouvoir. Un manifeste, portant sur les fondements des mécanismes et des structures qui cherchent à imposer le silence chez les femmes œuvrant dans les sphères publique et politique. Pour ce faire, elle retrace les exemples de prise de parole des Gréco-Romaines dans la littérature ancienne pour démontrer que les accusations les visant ressemblent bien souvent à celles qui sont émises, dans les médias actuels, envers les politiciennes et toutes les femmes qui œuvrent dans la sphère publique. En ce sens, la culture occidentale reposerait, directement et indirectement, sur ce bagage ancien. En fait, l’historienne croit qu’il faut considérer sur le long terme ces connexions qui sont culturellement étrangères, à cause des siècles qui les séparent et des différences socio-culturelles, mais qui régissent pourtant les rapports entre la voix des femmes et la sphère publique comprise comme une entité large qui comprend les comités d’entreprises, les assemblées parlementaires, etc[1].

Se fondant sur ses propres expériences et perceptions, l’historienne se plonge dans une analyse comparative entre le passé et le présent. Dès le premier chapitre, nommé « La voix publique des femmes », elle remonte au tout premier exemple écrit d’un appel au silence fait par un homme à une femme. Elle utilise un passage de l’Odyssée dans lequel Télémaque, durant la longue absence de son père Ulysse, somme sa mère, Pénélope, de se taire. Celle-ci venait tout juste de sortir de ses quartiers et donc de la sphère domestique, et ordonna à un poète, qui chantait un air triste devant de la cour royale (sphère publique), d’opter pour une chanson plus joyeuse. Au VIIIe siècle av. J.-C., Homère, à travers le personnage de Télémaque, pose ainsi les jalons d’une tradition dans laquelle la voix féminine est reléguée à la sphère domestique et non publique. Beard fait un constat similaire en ce qui concerne les personnages de Philomèle et de Méduse. Elle souligne toutefois que certaines femmes se sont démarquées par leurs revendications, mais qu’elles ont rapidement été qualifiées d’androgynes, d’agaçantes et d’inappropriées par les Anciens. Puisque les Gréco-Romaines ne possédaient ni le droit de vote ni l’indépendance juridique et ne jouissaient que de capacités économiques limitées, il n’est pas surprenant de constater ce confinement dans le domaine privé. Les voix politique et publique, quant à elles, étaient d’ores et déjà étroitement associées au genre masculin. Cette construction genrée du pouvoir confère de facto des arguments légitimes à toutes critiques envers les femmes qui ont tenté et, qui tentent toujours, de se l’octroyer.

Se tournant vers des exemples plus récents, l’autrice aborde la transmission de ce discours dans les sociétés modernes et contemporaines occidentales. Elle évoque notamment le témoignage apocryphe du célèbre discours d’Élizabeth Iere, prononcé en 1588 devant les troupes de Tilbury. La souveraine y affirmait qu’elle possédait « le cœur et l’estomac d’un roi ». Ces référents masculins ne sont pas anodins : elle les utilise afin d’asseoir son autorité et de se montrer digne du trône. D’autres femmes ont par la suite pris la parole, mais cette fois-ci c’est dans le domaine du militantisme. Progressant à grands pas dans le temps, l’historienne relève la présence, trop souvent oubliée dans la grande trame historique majoritairement blanche, des militantes Sojourner Truth et Coretta Scott King, qui ont pris la parole pour les droits des femmes, plus spécifiquement des femmes noires. Mary Beard souligne l’importance de ces revendications sur une amélioration des conditions féminines dans la société patriarcale. Cependant, elle précise que la voix publique des femmes est restée cloisonnée dans cette « niche », qu’il a été difficile de pénétrer. Il a ainsi été ardue pour les femmes d’être considérées dans d’autres types de protestations publiques[2].

La classiciste passe ensuite en survol les figures de Margaret Thatcher, d’Angela Merkel et d’Hilary Clinton pour montrer que des femmes ont réussi à accéder aux postes les plus élevés du pouvoir politique. Mais à quel prix? Les médias tentent sans cesse de les disqualifier par leurs attributs féminins : leur voix trop aigue, leur sensibilité trop vive, leur habillement, etc. Le monde politique est d’ailleurs plus exigeant envers elles. En fait, elles n’ont surtout pas le droit à l’erreur, elles n’ont pas le droit de se tromper. La sphère publique est ainsi hermétique et peu flexible pour celles-ci.

Beard souligne ensuite que dans leurs représentations, par exemple dans la littérature, les protagonistes féminines sont victimes de misogynie et de sexisme. Elle donne l’exemple du roman Herland de Perkins Gilman, publié en 1915, qui relate un monde utopique dans lequel seules des femmes y vivent, jusqu’à ce que l’arrivée de trois protagonistes masculins dans ce monde le fasse basculer. L’auteur martèle ainsi qu’un monde féminin relève de l’ironie et qu’il fallait qu’un ordre (masculin) soit rétabli. Il n’est pas banal que cette première partie se termine par un exemple provenant de la littérature. Pour Beard, il s’agit là d’une preuve de l’impact des influences des grandes œuvres du monde gréco-romain sur les auteurs des périodes ultérieures qui ont toutefois su s’adapter aux contextes socio-culturels de ces dernières. Les héroïnes de ces récits deviennent ainsi les Pénélope des temps modernes. Ces femmes partagent des points en commun avec la figure féminine antique face au patriarcat : la remise en doute automatique de chacun de leurs propos et les tentatives incessantes de les priver de toute parole afin de les réduire au silence[3].

Le second chapitre porte sur les femmes qui sont présentement au pouvoir. L’autrice stipule qu’en dépit d’une proportion plus vaste de femmes au sein des gouvernements et dans les postes politiques, celles-ci ne bénéficient pas pour autant de meilleures conditions de travail. En effet, les femmes sont souvent désavantagées lors des congés de maternité et lors de l’accession aux postes les plus élevées, qui est souvent bien plus ardue pour une aspirante au poste que pour un aspirant. En réalité, les mécanismes présentés plus tôt dans l’ouvrage sont toujours bien ancrés dans les sociétés occidentales actuelles. D’une part, pour favoriser leur position de force, ces « femmes de pouvoir » doivent se travestir en homme, en adoptant les comportements masculins, afin de convaincre l’opinion publique de leur capacité de leadership, de rhétorique et de gouvernance. D’autre part, lorsque l’on parodie les frasques des hommes politiques, dont celles de Donald Trump, les médias et politiciens féminisent leurs actions. La faiblesse appartient donc au féminin[4]. Mais, si des politiciennes s’insurgent et prennent la parole vivement, alors que pour un politicien ce comportement serait perçu comme de la conviction, elles sont considérées comme « hystériques ». Beard dévoile à ce sujet l’association entre Méduse et Hilary Clinton qui a été réalisée par les partisans de Donald Trump lors des dernières élections américaines. Ces dispositifs d’attaques envers les femmes ne datent pas d’aujourd’hui. Il suffit de penser à Athéna, seule déesse enfantée par Zeus lui-même et non d’une mère, qui possède tous les attributs des hommes de son temps (bouclier, casque, armure) et qu’on vénère, dans une certaine mesure, pour ces attributs guerriers.

Mary Beard termine ce sombre portrait en spécifiant que des femmes, majoritairement blanches et en position de pouvoir, ont tout de même réussi à se tailler une place dans les sphères publique et politique en misant sur des symboles qui auraient pu les désavantager. Elle cite comme exemple le fameux coup de sac à main que Margaret Thatcher a asséné au ministre Kenneth Baker. L’historienne souhaite avant tout que nous réfléchissions « à la nature du pouvoir, à son objet et à la meilleure manière de la mesurer[5] » afin de redéfinir notre conception du pouvoir politique en incluant les femmes en son sein tout en le dissociant de l’élite sociale et du prestige public. Beard propose ainsi que le pouvoir soit compris comme attribut, au sens de « conférer le pouvoir », et non pas comme une possession, au sens de « posséder le pouvoir »[6].

Critique

Mariant ses capacités de critique littéraire, d’historienne et d’actrice dans la sphère publique, Mary Beard permet aux lecteur.trice.s de cet essai de saisir l’ampleur des influences antiques sur les concepts de féminité ainsi que sur les attentes genrées du politique.  Une fois ces balises maîtrisées il est possible de comprendre leur présence et leurs répercussions à travers les différentes périodes. En effet, son ouvrage explique bien les origines de la construction sociale du pouvoir et les accusations ou commentaires émis contre les figures féminines, reines ou politiciennes, qui ont façonné notre histoire et qui construisent nos politiques actuelles. En ce sens, l’objectif premier de l’essai, celui de vulgariser les fondements du pouvoir occidental, qui est assurément ancré dans l’émergence du démos grec et du droit romain, qui sont en opposition avec la construction sociale du féminin, a été atteint. Toutefois, puisque la périodisation est très large, l’autrice passe souvent trop rapidement d’une œuvre à l’autre ou d’une période à l’autre. Il aurait été préférable qu’elle introduise davantage ses exemples avec une plus grande mise en contexte. Il s’ensuit aussi que les images apparaissent soit trop tôt ou trop tard dans le texte, ne suivant pas toujours la chronologie du propos. De plus, cet essai est, somme toute, assez petit pour l’ampleur du projet, ce qui laisse parfois le lecteur.trice sur sa faim. Plusieurs cas évoqués par l’historienne auraient pu être davantage approfondis. Cependant, cet essai représente une bonne porte d’entrée pour tout néophyte qui voudrait s’introduire à la construction de ces mécanismes genrés du pouvoir politique et par la suite tenter, peut-être, de les déconstruire.


[1] M. Beard, Les femmes au pouvoir. Un manifeste, Paris, Éditions Perrin, 2018, p. 18.

[2] Ibid., p. 41.

[3] Ibid., p. 51.

[4] Ibid., p. 67.

[5] Ibid., p. 99.

[6] Ibid., p.103.