De l’engagement disciplinaire

Publié le 25 novembre 2010

Par Patrick-Michel Noël, Université Laval

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L’enjeu de la présence de l’histoire

Nous ne pouvons exercer une véritable action sur le présent qu’à la condition de nous en abstraire d’abord et de nous élever au niveau de la science libre et objective.

Leopold von Ranke

Lorsque le comité de rédaction d’Histoireengagée.ca m’a sollicité pour écrire un texte sur l’idée de l’histoire engagée, j’ai d’abord été perplexe. Quel serait l’intérêt de questionner la base du lieu à partir duquel on questionnerait? De façon plus générale, quel serait l’intérêt de s’interroger sur l’histoire engagée au moment même où l’histoire appliquée — la public history — semble si en vogue et ce, même dans le milieu universitaire comme en témoigne l’octroi des prestigieuses et lucratives bourses Alliances de recherche universités-communautés du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada? La bureaucratie de l’État fédéral qui devrait assurer les conditions minimales de l’indépendance de la recherche fondamentale historique ne finance de plus en plus qu’à condition que le projet de la demande de subvention puisse élaborer des stratégies «concernant divers aspects de l’intervention, de l’action, de la prestation des programmes et de l’élaboration des politiques qui répondront aux besoins d’une époque de rapide évolution». Cette exigence de retombées pour la communauté rend de facto la recherche fondamentale dépendante de ses impératifs. Le recul m’a toutefois fait changer d’avis sur la sollicitation venue de mes pairs. C’est que la réflexion épistémologique — avec laquelle les historiens n’ont pas entretenu une relation aussi difficile qu’on le croit mais qui demeure assez marginale au sein de l’espace disciplinaire — a justement pour ambition de questionner ce qu’on tient pour acquis, ce qui est implicite.

Comme toute nouvelle revue savante, HistoireEngagee.ca (HE) comporte des implications éthico-épistémologiques qui forment le non-dit du programme qu’elle souhaite mettre en œuvre. Ce projet, que d’autres prendront la peine de mieux définir dans ce même numéro, peut, me semble-t-il, se concevoir minimalement comme une histoire qui intervient dans l’espace public en vue d’être au service de la société ou d’avoir un impact sur elle. Elle consiste en une déclinaison de l’histoire appliquée, mouvement né aux États-Unis dans les années 1970 en réaction à la baisse de l’offre en postes d’enseignement universitaire et à l’augmentation de la demande sociale en histoire. Elle détient son propre organe depuis 1978, The Public Historian, publié à la Univeristy of Santa Barbara. L’histoire appliquée peut aussi se penser comme l’opposée d’une histoire fondamentale, projet ayant actuellement peu de partisans chez les disciples de Clio. Est-il symbolique que nous venions de perdre Pierre Chaunu pour qui «la seule vraie recherche est la recherche fondamentale dans la quête absolue de vérité», même si Paul Veyne est toujours là pour nous rappeler que «l’histoire des historiens se définit contre la fonction sociale […] et se situe comme appartenant à un idéal de vérité et à un intérêt de curiosité pure»? Définie ainsi, l’histoire engagée est une prise de position — à tout le moins implicite — sur un enjeu au cœur de l’épistémè historienne depuis sa transformation disciplinaire au XIXe siècle : quelle doit être la nature du rapport de la connaissance du passé avec le présent/société, quelle est la finalité de l’histoire? L’histoire engagée prétend non seulement que l’histoire est fille de son temps, mais qu’elle doit chercher à l’être.

Donnant lieu parfois à des prises de positions autant véhémentes que radicales qui vont de l’histoire «cherche seulement à montrer comment les choses ont vraiment été» de Leopold von Ranke aux history workshops des années 1970 en passant par le présentisme pragmatiste de Charles Beard et de Carl Becker et par le «toute histoire est histoire contemporaine» de Benedetto Croce, l’enjeu de la présence de l’histoire, de son enracinement temporel, qui couvre celles de son usage légitime, de sa fonction sociale et des responsabilités de l’historien, a fait l’objet d’une littérature considérable tant chez les historiens plus réflexifs que les philosophes s’intéressant au savoir historique dont il ne sera question de rendre compte ici. Soulignons deux éléments. D’une part, le positionnement sur cet enjeu renvoie à la relation primordiale que l’historien, comme tout acteur social, entretient avec la légitimation de son activité. Comme l’a souligné Gérard Noiriel dans Penser avec, penser contre, il ne suffit pas de «faire» de l’histoire, encore faut-il pouvoir la justifier. L’enjeu de la présence de l’histoire serait d’ailleurs devenu à la «mode», selon Jean Hamelin, du «fait qu’elle permet d’attribuer à l’historien un rôle important dans la construction de la cité, au moment même où celui-ci remet en question tant sa pratique que sa place dans la société». D’autre part, le traitement de cet enjeu chez les historiens — et je ne prétends pas faire exception à la règle — ne correspond pas nécessairement aux rapports effectifs et multiformes qu’ils ont entretenus avec les présents successifs. Il confirme ce que soulignait récemment le philosophe de l’histoire Aviezer Tucker dans Our Knowledge of the Past, à savoir que «Historians like to present their enterprise to themselves and outsiders as fitting prevailing cognitive values and ideals, even if their actual practices do not reflect these values at all». Les valeurs dont les historiens comme tous les savants se réclament, selon Larry Laudan, «are not necessarily the actual implicit values that affect and guide their scientific work». Bien qu’il serait pertinent de se pencher sur la signification de ce hiatus disciplinaire entre savoir-faire et savoir-dire historiens comme le fait G. Noiriel dans Sur la «crise» de l’histoire, les situations de fait successives de la présence de l’histoire ne sauraient en aucun cas servir de base pour fonder ce qu’elle devrait être en droit, seule problématique qui me préoccupe dans le cadre d’une perspective non pas empirico-historienne, mais éthico-épistémologique.

Ne cherchant aucunement à adresser des remontrances aux éditeurs de la revue et les invitant plutôt à débattre sur l’idée même de l’histoire engagée qui, selon moi, est loin d’aller de soi, je me limiterai à un examen forcément incomplet et sciemment provocateur de deux questions liées à l’enjeu de la présence de l’histoire, matrice du programme de l’histoire engagée. Ces questions font partie de celles qui ont motivé l’écriture de ce qu’on considère comme le premier traité moderne d’épistémologie historienne — le Précis de théorie de l’histoire de Johann Gustav Droysen (1857) — à savoir celles «sur lesquelles on passe d’ordinaire sans insister, parce qu’elles semblent avoir été résolues dans la pratique quotidienne». Il s’agira dans un premier temps de traiter de ce que je nomme la dialectique de l’histoire, dialectique qui fait en sorte que toute connaissance historique est à la fois déterminée par le passé et le présent. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur la question de la médiation faisant en sorte que la connaissance historique savante n’est ni une reproduction-correspondance du passé, ni surdéterminée par le présent duquel elle ne serait qu’un reflet spontané, soit le savoir-nomos disciplinaire. Cette médiation épistémique limite en droit la possibilité même d’une histoire engagée qui, par définition, est une histoire hétéronome se soumettant à autre chose qu’elle-même, à savoir la demande sociale, ne serait-ce que pour être à «l’écoute des besoins et des attentes des communautés», pour parler comme les programmeurs d’HE. La nature disciplinaire de l’étude du passé est une condition de son autonomie, elle-même une condition nécessaire pour que s’instaure une intersubjectivité historienne, seul mécanisme permettant d’éviter, depuis qu’on a fait le deuil de la correspondance empiriste entre représentation et réalité, le anything goes anarcho-relativiste et d’approcher la vérité scientifique, seul engagement de l’historien.

La dialectique de l’histoire

Il est indéniable que l’histoire entretient un rapport avec le présent. Toute histoire est de son temps. Il ne saurait avoir de connaissance historique sans présent dans la mesure où son sujet interroge toujours son objet — le passé — à partir du présent. La connaissance historique, a-t-on besoin de le rappeler aux positivistes, s’il en existe toujours, n’est pas une reproduction identique, une copie carbone, une restauration du passé, mais toujours une relation entre un présent et un passé. L’historien français Henri-Irénée Marrou exprimait cette relation par une équation dans De la connaissance historique : histoire = Passé/présent (et non histoire = passé). L’histoire en droit et en fait est doublement déterminée, à la fois par le passé et le présent. Son inscription dans le présent est une de ses conditions de production, elle permet et limite la connaissance que nous avons du passé. Jacques Rouillard ne dit rien d’autre quand il soulignait, récemment dans un numéro thématique sur «L’histoire publique», que le passé se conjugue toujours au présent, encore faut-il s’interroger sur la nature de cette conjugaison, du «/» dans Passé/présent. J’y reviendrai dans la prochaine section.

«Important for the status of historical studies as an academic subject» selon Jörn Rüsen, la présence de l’histoire a constitué le leitmotiv de ce qu’on appelait jadis la philosophie critique de l’histoire. Appliquant la démarche kantienne à l’histoire pour se démarquer d’une philosophie hégélienne de l’histoire-processus, ce courant, qui s’interroge sur les conditions permettant et limitant la connaissance du passé, se donne pour projet une critique de la raison historique. Son initiateur, Wilhelm Dilthey, soulignait, dans sa Critique de la raison historique, que la condition première des sciences historiques réside dans le fait que l’historien est lui-même un être historique situé dans le temps. Important ce courant outre-Rhin, le philosophe français Raymond Aron souligne également la contemporanéité fondamentale de la connaissance historique en soutenant que «l’historien appartient au devenir qu’il retrace». La connaissance historique, ajoute-t-il dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, «n’est-elle pas fonction à la fois de la situation actuelle, qui par définition, change avec le temps? ». Dans ses Leçons sur l’histoire, offertes au Collège de France entre 1972 et 1974, il soutient qu’«une des interrogations qui ont dominé la réflexion sur l’histoire» est celle qui se demande si «l’interprétation du passé est […] liée au présent auquel appartient l’historien». La thèse de l’enracinement historique de l’histoire fut maintes fois reformulée subséquemment. Paul Ricœur, un des rares philosophes de l’histoire ayant dialogué avec les historiens, prétendait dans Histoire et vérité que «l’historien fait partie de l’histoire»; Michel de Certeau affirmait dans L’Écriture de l’histoire que l’histoire «fait partie de la “réalité” dont elle traite» et, plus récemment, Krzysztof Pomian souligne dans Sur l’histoire que «parler de l’histoire, sans prendre en compte son historicité, c’est se condamner d’emblée à n’y rien comprendre» tandis que Julien Goyette rappelle dans la postface de Parole d’historiens l’importance de «saisir l’historiographie dans sa dynamique historique». Comme le souligne J. Rüsen, « the human past is not automatically history. The present must give the latent historical character of the past the status of history. ». Se pose alors la question de la nature de l’alimentation du présent dans l’appréhension cognitive du passé.

Cette alimentation ne saurait être directe. La connaissance historique ne serait alors que reflet du présent comme le prétend le relativisme qui refuse de ce fait qu’elle puisse atteindre une vérité objective. Indirecte, la relation entre la connaissance du passé et le présent/société est médiatisée. Cette médiation prend la forme du savoir disciplinaire qui, loin de se réduire à une méthodologie comme semblent le croire les promoteurs de l’histoire appliquée se réclamant pourtant de celui-ci, constitue un espace dans lequel les historiens peuvent s’imposer un nomos, s’autodéterminer.

L’autonomie de l’histoire ou l’autodétermination disciplinaire

Comme le montrent les études en histoire de l’historiographie, si les modalités et les finalités de l’étude du passé n’ont cessé de se transformer depuis l’Antiquité, elle ne devient une discipline dotée d’une infrastructure institutionnelle durable et d’une superstructure épistémique stable en Occident qu’à partir du xixe siècle. Tournant de son histoire, sa disciplinarisation a consisté en l’ensemble des procédures par lesquelles elle s’est dotée de ses propres structures et fondements.

La disciplinarisation de l’histoire s’est traduite historiquement par une professionnalisation (différente de celle des savoir-faire régis par un ordre déontologique juridiquement formalisé, comme le génie, la médecine dentaire ou le droit) et une institutionnalisation. La professionnalisation de l’histoire a permis à des individus de gagner leur vie en produisant et en évaluant la connaissance sur le passé. Elle a transformé la pratique ancestrale de l’étude du passé d’un passe-temps d’érudits en un métier régi par des normes formant un savoir dont la source — qu’elle lui soit exogène ou non — n’est ultimement déterminée, la plupart du temps implicitement, par aucune autre instance que ceux-là mêmes qui l’exercent, soit les historiens. Une autodétermination disciplinaire qui consiste en une dialectique par laquelle les historiens s’imposent les règles auxquelles ils se soumettent pour connaître le passé. Elle assure et limite la liberté des historiens à l’égard du passé qu’ils étudient et par rapport aux injonctions du présent dans lequel ils travaillent. Bref, ces «réalités tout à fait extraordinaires que sont les disciplines», comme le dit Pierre Bourdieu, permettent l’autonomisation du travail savant y compris dans sa déclinaison historienne.

On ne peut accéder à la discipline historique sans avoir reçu une formation qui restreint le nombre de praticiens en agissant comme un droit d’entrée. Pour se reproduire, mais aussi pour légitimer son savoir, cette communauté a dû s’institutionnaliser en créant des départements universitaires et des organes de diffusion, notamment des revues arbitrées, lieu où s’exerce la critique des pairs. Cette institutionnalisation a également consisté en la création d’associations permettant aux historiens de défendre leurs intérêts vis-à-vis des pouvoirs extérieurs sur des questions liées aux conditions de production de leur savoir comme celle de la conservation et de la consultation des archives.

Ces procédures disciplinaires engendrent une distanciation entre les historiens et la société. Elles instituent une «rupture épistémologique», pour reprendre l’expression employée par Gaston Bachelard dans le Nouvel esprit scientifique, par laquelle l’étude du passé s’éloigne du sens commun. Ce n’est qu’au moyen de cet éloignement, qui est aussi isolement, que peut se mettre en place l’espace fermé nécessaire à un contrôle normatif, à un «sur-moi collectif» dirait Bachelard, assurant une certaine qualité au discours historique. M. de Certeau soulignait à cet égard que la scientificité de «l’opération historiographique» réside en un «ensemble de règles permettant de contrôler des opérations proportionnées à la production d’objets déterminés?». La fermeture sur soi qui constitue la propriété la plus fondamentale de tout champ scientifique fait en sorte que les producteurs et les consommateurs de la connaissance historique ne font qu’un. Chaque chercheur tend alors à n’avoir d’autres récepteurs que les chercheurs les plus aptes à le critiquer, ce qui va exactement à l’encontre du projet d’HE qui cherche «à rapprocher les historiens du public, des décideurs politiques et des médias». Les promoteurs de l’histoire engagée apprécient-ils le coût épistémique de ce rapprochement?

La production et l’évaluation de la connaissance historique nécessitent une intersubjectivité épistémique — à moins de ne pas avoir fait le deuil d’une théorie de la vérité-correspondance que Kant a magistralement réfutée dans sa Critique de la raison pure. Son effectivité suppose la liberté des chercheurs qui requiert un espace les isolant des contraintes externes. Il n’est ainsi pas possible comme le prétend l’histoire appliquée de simplement concilier les outils méthodologiques de l’histoire fondamentale et la diffusion extra-historienne définissant l’histoire appliquée, car la seconde refuse sciemment l’autonomie dont la première a besoin pour les employer. Les promoteurs de l’histoire appliquée semblent oublier qu’une connaissance scientifique du passé exige non seulement l’emploi d’une méthodologie, mais aussi un lieu de production et de réception autonome pour l’exercer, la discipline. L’histoire appliquée qui prétend, selon Marc Riopel, que «la recherche s’effectue selon les mêmes normes et la même méthodologie […] peu importe le lieu de réalisation» et qui tente de combiner une «recherche historique conduite selon une méthodologie rigoureuse» à une «démarche […] conçue en fonction d’une application de ses résultats auprès d’un public varié et, idéalement [qui] favorise la participation du milieu à toutes les étapes du projet?» est plus vite dite que faite. Le lieu disciplinaire en médiatisant la dialectique passé-présent de laquelle est issue toute connaissance historique (voir section précédente) fait en sorte qu’elle n’est ni la reproduction identique passive du passé — le positivisme —, ni le reflet mécaniste du présent — le relativisme —, mais le produit d’un savoir intersubjectif historien. Et ce savoir — au risque de me répéter — n’est effectif que s’il est mis en œuvre dans un espace en retrait des injonctions, pressions et sollicitations du champ social génératrices d’hétéronomie.

Penser l’histoire non comme le passé — comme on le fait trop souvent —, ni même comme un produit cognitif — comme on le fait encore plus souvent —, mais comme un producteur/matrice épistémique implique qu’on ne peut dire le vrai historique qu’à condition d’être, pour reprendre l’expression de l’épistémologue français Georges Canguilhem reprise par Michel Foucault, son disciple, «dans le vrai» historien, lieu à partir duquel s’évalue ce qui se dit du passé au présent. La discipline agit ainsi comme une constitution permettant et limitant à la fois la liberté des historiens au présent et la vérité de ce qu’ils peuvent connaître du passé, soit les deux exigences d’une praxis scientifique de l’histoire. Sans constitution, c’est l’anarchie où chacun est laissé pour soi dans sa relation au passé et au présent et où la connaissance historique, produit de rapports de force politiques, est déterminée par les intérêts des plus forts. Dans cette perspective, s’engager, c’est se soumettre à un autre nomos que celui de la discipline qui est pourtant le seul garant d’une connaissance vraie du passé car elle procure l’autonomie nécessaire à une normativité intersubjective historienne. Bien qu’HE soumet ses textes à la critique des pairs, son programme qui plaide pour que les historiens réoccupent «la sphère publique et médiatique» ne se réfère aucunement à la riche littérature historienne consacrée à la question du rapport historiens-société, créant ainsi une asymétrie : elle parle à ses pairs (pour les inciter à occuper «l’agora») sans les écouter. Aussi, elle ne donne pas les moyens aux historiens (autres que les deux évaluateurs qu’elle choisit) d’évaluer les textes qui, une fois publiés, n’auront plus de références. En se soustrayant ainsi doublement du regard de leurs pairs, les praticiens de l’histoire engagée menacent de faire régresser la pratique historienne en la rendant plus hétéronome. Et une science en danger, comme le disait Bourdieu sans vouloir être alarmiste, est une science dangereuse se prêtant à toutes les instrumentalisations dont la première victime est la vérité.

La pertinence de la vérité

Fruit d’une dialectique entre le passé et le présent, la connaissance historique s’inscrit toujours dans un présent sans qu’elle n’ait sciemment à le faire. Les historiens ont eu des rapports effectifs et divers avec la société de laquelle ils sont issus. Or, depuis le XIXe siècle, ces rapports sont en fait sinon toujours en droit médiatisés par une discipline qui les libère des injonctions, pressions et sollicitations de la société. La discipline est un espace fermé d’autodétermination où les historiens peuvent s’imposer un savoir agissant comme un tiers référentiel en fonction duquel ils peuvent produire en amont et évaluer en aval la connaissance du passé. Seule cette intersubjectivité épistémique peut fonder une connaissance scientifique, c’est-à-dire valable du passé.

Cette autonomie a cependant son prix et les promoteurs de l’histoire engagée semblent paradoxalement l’oublier. Les historiens ont historiquement obtenu leur émancipation — certes relative — des injonctions sociales, politiques, économiques ou culturelles en s’isolant — relativement — de leur présent/société. Cet isolement a pris la forme d’un assujettissement à une discipline, lieu leur permettant de produire et de recevoir une connaissance. Ce n’est pas par hasard que les règles de la méthode critique établies au XVIIe siècle qui forment toujours le noyau dur du savoir historien moderne aient été formulées par des moines. L’autonomie de la pratique des historiens est inversement proportionnelle à l’influence qu’ils peuvent avoir dans l’espace public. On constate ainsi une ironique méconnaissance du passé de l’étude du passé chez ceux-ci qui défendent la pertinence de cette étude pour le présent. Une meilleure connaissance du passé de l’histoire — qui, soulignons-le à leur décharge, est souvent négligée dans l’enseignement et dans la recherche au grand dam de F. Dumont qui souhaitait que l’histoire de l’histoire en devienne «une partie très importante» — abordée sous l’angle de sa disciplinarisation permettrait de repenser la pertinence de l’histoire engagée. Une histoire de l’histoire en vue d’une histoire pour l’histoire? Cette conception de l’histoire certes idéaliste, radicale et abstraite n’en constitue pas moins un horizon vers lequel nous devons tendre et non une illusion naïve comme le dénoncent les nombreux cyniques au sein de la communauté disciplinaire.

Puisque, comme le disait si bien Bourdieu lors de sa dernière leçon au Collège de France, «l’autonomie n’est pas un donné, mais une conquête historique, qui est toujours à recommencer», notamment en ces temps utilitaristes, les historiens auraient, me semble-t-il, davantage intérêt à lutter pour la cause de l’histoire : l’engagement disciplinaire. C’est en étant autonome que l’histoire est et sera le mieux à même d’être au service de la société, car c’est ainsi qu’elle peut exercer via une normativité intersubjective, selon Pierre Trépanier, sa première et dernière «utilité sociale», soit celle de «gardienne d’une certaine qualité de rapport au passé». N’oublions pas l’irréductible pertinence de la vérité historique dont la production, en plus d’être déjà une «lourde responsabilité», comme le disait Michel Brunet, suppose en premier lieu l’autonomie disciplinaire qui donne aux historiens les moyens de s’abstraire du présent pour mieux lui être utile.

Pour en savoir plus

Historians and Ethics. Numéro thématique de History and Theory, vol. 43 (2004).

L’histoire «publique» : un enjeu pour l’histoire. Numéro thématique de la Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, no 1 (2003).

La Responsabilité sociale de l’historien. Numéro thématique de Diogène, no 168 (1994).

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