De l’histoire au théâtre : entrevue avec Alexis Martin*

Publié le 30 avril 2019

Crédit : Tim Roper (Flickr).

Par Christine Chevalier-Caron, doctorante en histoire à l’Université du Québec à Montréal, et coordonnatrice à histoireengagée.ca

Depuis sa création, le Nouveau théâtre expérimental (NTE) a fait de l’histoire un matériel de création privilégié, et a, par le fait même, participé à une (re)lecture des récits historiques dominants. À la fin de l’automne dernier, fêtant son 40e anniversaire, le NTE lançait une impressionnante plate-forme interactive rendant accessibles ses archives. Ainsi, cette compagnie théâtrale, créée par Robert Claing, Robert Gravel, Anne–Marie Provencher et Jean-Pierre Ronfard, et actuellement sous la direction artistique d’Alexis Martin et Daniel Brière, participe doublement au renouvellement historiographique. Je suis allée à la rencontre d’Alexis Martin, qui est notamment l’auteur de la trilogie L’histoire révélée du Canada français de 1608 à 1998 et Camillien Houde, « le p’tit gars de Sainte-Marie », afin de discuter avec lui de ce projet de valorisation des archives et du recours à l’histoire comme matériel de création.

Christine Chevalier-Caron : À l’occasion du 40e anniversaire du Nouveau théâtre expérimental, vous avez lancé une plate-forme où l’on trouve l’ensemble de vos archives, j’aimerai donc dans un premier temps discuter de cette plate-forme, puis ensuite parler de votre utilisation de l’histoire dans vos productions théâtrales. Est-ce que vous pouvez me décrire le projet de mise en ligne des archives et l’objectif de ce projet?

Alexis Martin: Il faut vraiment en faire l’expérience, il faut y aller, ce sont 40 ans de création théâtre qui y sont illustrées et commentées à travers ce site-là. Donc, on a une importante réserve photographique, on a des extraits vidéographiques des œuvres, on nous propose aussi des voyages thématiques. Les gens peuvent explorer les œuvres de notre théâtre à travers ces voyages thématiques, par exemple l’histoire. On a souvent traité d’histoire dans nos spectacles, la rencontre avec les autres, c’est-à-dire tout ce qui concerne les voies inhabituelles, ou les gens dont nous entendons moins parler. Il y a cinq voyages qui sont proposés à travers les archives, sinon il y a un catalogue, plus habituel, où se trouve la liste de tous les spectacles depuis 40 ans, et pour chaque spectacle, nous pouvons aller à la rencontre des artisans, des extraits du texte, des extraits de la production, et des articles autour de ça.

CCC : Pouvez-vous me parler de l’histoire dans les productions du Nouveau théâtre expérimental, puisque c’est une dimension qui est bien présente dans les dernières productions. Est-ce que l’utilisation de l’histoire a toujours été importante pour le NTE?

AM: Oui, c’est un thème de prédilection pour nous. Depuis assez longtemps, et pourquoi? Parce qu’on s’est rendu compte que dans la dramaturgie québécoise, le matériel histoirique n’a pas beaucoup été utilisé. Les personnages historiques comme les faits historiques ont peu été utilisés pour fabriquer des pièces de théâtre, alors au NTE, nous nous sommes amusés autour de ça à créer une sorte de théâtre historique, sous toute sorte de formes: de Vie et mort du Roi boiteux à la pièce Hitler, en passant par une trilogie sur l’histoire du Canada français, nous avons fait plusieurs variations autour de cette thématique de la fresque historique ou du spectacle historique. Alors ça a été un sujet qu’on a exploré beaucoup: comment transmettre des contenus et être pédagogique, mais toujours de façon ludique, en s’amusant. C’est une des grosses veines d’exploration, dans le site d’archives, il y a de nombreux renseignement à ce sujet.

CCC : Pour vous l’histoire est un matériel qui devrait davantage être utilisé au théâtre, et il s’agit de la mettre de l’avant comme un matériel de création?

AM : Il s’agit d’un des aspects de notre théâtrographie, puisque notre mandat principal est d’explorer les formes du théâtre en général, c’est-à-dire faire du théâtre autrement, de mettre en question les conventions habituelles de la représentation. Par exemple, faut-il absolument être auteur pour écrire du théâtre? Est-ce qu’il faut qu’il y ait des acteurs pour qu’il y ait une pièce de théâtre? Est-ce que la pièce de théâtre peut être jouée le matin à 9h30? Est-ce qu’on peut faire du théâtre avec des animaux? Ce sont toutes sortes de questions que nous nous sommes posées à travers les 40 ans, c’était comment faire le théâtre autrement, avec d’autres présupposés. Par exemple, le prochain spectacle sur lequel on travaille est avec des bébés, il va avoir lieu au mois d’avril avec 5 bébés sur scène avec leur mère et leur père qui sont des acteurs, puis on fait le spectacle autour de ça. On a exploré la présence d’animaux sur scène, maintenant on va explorer la présence des bébés sur scène.

CCC : Depuis 2012, l’histoire est présente dans plusieurs de vos productions, nous n’avons qu’à penser à L’histoire révélée du Canada-français, le Wild West Show de Gabriel Dumont ou encore la pièce sur Camillien Houde, « le p’tit gars de Sainte-Marie ». En les voyant, j’ai eu l’impression que vous souhaitiez revisiter les grands récits officiels qui nous sont généralement enseignés, est-ce qu’il y a cette volonté derrière le processus de création?

AM : Faire du théâtre amusant et instructif avec la matière histoire était le premier objectif. Et l’autre objectif, comme tu le soulignes, est de raconter l’histoire autrement, de sortir de l’histoire exemplaire, ou de l’histoire scolaire pour entrer dans une histoire un peu plus déconstruite, qui s’amuse avec les codes, qui remet en question la vision de ce qui nous apprenons en classe pour tomber dans une histoire qui fait intervenir d’autres voix. Par exemple, dans le cas du Wild West Show, on l’a vraiment écrit avec des Autochtones et des Métis, alors que leur version de l’histoire n’est pas souvent entendue. Encore là, on est dans notre mandat de faire entendre de nouvelles voix, ou faire entendre des sujets autrement, à travers la voix d’autres intervenants. Faire de l’histoire, la rencontrer autrement.

CCC : Est-ce que le Wild West Show a concilié la collaboration de l’écriture avec des personnes issues des communautés autochtones à des recherches en archives?

AM : Oui. Les communautés qui ont été impliquées dans les événements de la bataille de Batoche, autour de Gabriel Dumont, étaient toutes représentées dans la cellule de création, jouaient sur scène, et des concepteurs étaient issus de ces communautés. Il y avait donc un mélange de Québécois francophones avec des Autochtones et des Métis de l’ouest, et des Autochtones du Québec, dont Charles Bender et Dominique Pétain. On a vraiment fait en sorte un d’avoir un spectacle où toutes les communautés qui historiquement ont pris part au récit étaient représentées dans la création.

CCC : Est-ce qu’un des objectifs serait aussi de provoquer un rapprochement entre les diverses communautés?

AM : Le théâtre qu’on défend en est un de rencontre, le théâtre est une façon importante de préconiser des rapprochements entre les communautés qui ne se touchent pas ou ne se parlent pas. Dans le théâtre, au fond, il y a une longueur de temps, aller vers l’autre ce n’est pas juste prendre un café, c’est aussi passer plusieurs semaines, mois, années même à élaborer un projet commun. Le Wild West Show c’est ça, c’est 5 ans de rencontre, on va au-delà du contact. On se dit que si on fait un vrai rapprochement, il faut le vivre sur une longue période de temps, et le théâtre est un art qui se fait dans le temps, qui demande du temps, et qui se déploie dans le temps. On joue après pendant des mois, on a joué dans plusieurs villes où les gens venaient beaucoup, il y a quelque chose qui s’inscrit dans le temps humain, plus long, qu’il n’y a pas dans la télévision ou le cinéma.

CCC : En ce qui concerne la pièce Camillien Houde, vous avez dit avoir réalisé des recherches lorsque le projet était de faire une télésérie, et vous avez finalement collaboré avec les archivistes de la ville de Montréal. Est-ce que collaborer avec des archivistes et des historiens fait souvent partie de votre démarche?

AM : Des historiens, j’ai eu à quelques reprises des interactions, avec un archiviste c’était la première fois, Mario [Robert] des archives de la ville de Montréal. On l’a beaucoup sollicité, essentiellement pour les photographies, il y a toute sorte de projection dans le spectacle. Alors, dans ce cas, le fonds d’archives de la ville de Montréal nous a beaucoup aidé, c’était vraiment passionnant d’avoir accès à ça, et on a très bien été accueillie par l’archiviste de la ville de Montréal et son équipe. On n’a pas souvent travaillé avec des archivistes. Pour Camillien Houde, j’ai fait la recherche par moi-même, j’ai consulté brièvement des historiens, j’ai demandé des avis, mais j’ai été moi-même épluché les microfilms, des journaux d’époque, j’ai fait ça sur deux ans de façon régulière. Ça m’a demandé des recherches imposantes, mais tu sais, ce n’est pas inusité pour un dramaturge de faire de la recherche, tous les auteurs de théâtre font de la recherche à moins qu’on soit dans un domaine ultra-poétique, quand on parle de sujet généralement on rencontre, on fait des recherches.

CCC : Donc il y a déjà ce rapprochement, certaines similitudes entre ce que font les dramaturges et les historiens, mais c’est dans la manière par laquelle c’est ensuite traduit que c’est différent.

AM : Oui, et les exigences ne sont pas les mêmes, moi je suis tenue à une certaine vérité, mais pas à une certaine exactitude des faits minute par minute. J’interprète quand même, il y a une part de liberté chez le dramaturge, une part de synthèse qu’un historien ne peut pas se permettre, et le contrat est clair avec le spectateur. Ceci dit, le dramaturge il émet aussi une vérité, une vérité qui est plus symbolique, culturelle, qui n’est pas précisément ancrée dans tous les faits, mais le travail du dramaturge est d’extraire une masse de fait, une vérité qui est aussi défendable, justifiée et légitime que celle des historiens. On dit d’une pièce qu’elle est juste ou qu’elle n’est pas juste, comme on pourrait dire d’un manuel d’histoire qu’il est exact ou inexact, et même que j’étais avec [Paul-André] Linteau l’autre fois et il disait que l’historien comme le dramaturge met en intrigue l’histoire au fond. Écrire une histoire, c’est écrire une intrigue, l’historien aussi il prend la matière historique est en fait une intrigue, mais qui est appuyé sur des recherches très précises.

CCC : Donc, ça ressemble un peu au travail du dramaturge d’une certaine façon, les exigences ne sont les mêmes. Est-ce un important défi de respecter la limite entre la fiction et le réel lorsque l’histoire devient un matériel du théâtre?

AM : Oui, c’est compliqué des fois, des fois je peux parler d’un sujet qui est archi compliqué, je ne peux pas me permettre le luxe d’en parler pendant 30 pages dans ma pièce. Je dois trouver des raccourcis, faut que j’arrive à synthétiser, condenser des choses qui demanderaient beaucoup de détours, d’explications, et de parenthèses. Et à un moment, le théâtre est un art de la condensation, les gens sont assis, tu as une heure et demie, deux heures pour raconter quelques choses, alors qu’un livre d’histoires, tu peux mettre plusieurs jours pour le lire, la pièce est une fenêtre plus courte, plus dense, il faut se servir des conventions du théâtre pour amener un sujet sans être exhaustif, en donner l’essence quand même et donner le goût aux gens de faire des recherches plus structurées. Mais on ne peut pas tout dire au théâtre.

CCC : Donc, est-ce que la mission serait de donner le goût aux gens d’aller faire leurs propres recherches?

AM : C’est ce que l’on souhaite. Tu vois, dans une conversation sur Camillien Houde, il y a un prof du secondaire en histoire qui nous a dit : « Écoutez, moi j’enseigne l’histoire, mais je me rends compte que je savais peu de choses sur Camillien Houde, et je me rends compte qu’il y a beaucoup d’autres choses, ben je vais aller chercher et en parler à mes élèves ». Dans ce temps-là, je suis content, j’ai contribué à éclairer quelqu’un, sans donner toutes les clés puisque ce n’est pas un livre d’histoire que je fournis, mais j’ai donné le goût.

CCC : Quelle est l’importance du théâtre pour revisiter l’histoire? Et est-ce qu’il y aurait un sujet historique au Québec que vous voudriez explorer?

AM : Ah oui, il y en a un, j’en reviens pas encore que l’on n’a pas fait une grande fresque sur Papineau et les patriotes, une grande fresque autour des rébellions de 37-38, il y a des personnages extraordinaires là-dedans. Que ce soit moi ou des plus jeunes, il me semble que ce serait un beau sujet à creuser, aux États-Unis, ils auraient déjà fait 3 téléséries et 8 longs-métrages sur le sujet. Il y a des grandes figures autour des patriotes, notamment les femmes dont on ne sait rien, mais qui ont joué un rôle important. On ne sait pas, par exemple, que dans les patriotes, il y avait un Juif, les gens ne savent pas qu’il y avait beaucoup d’anglophones qui était autour de Papineau.

Nous vous invitons à consulter les archives à l’adresse suivante : https://archives.nte.qc.ca/

* Cet article a été publié pour une première fois sur histoireengagée.ca le 21 février 2019.

Pour en savoir plus :

Clapperton-Richard, A. (2017).  Re-visiter le récit colonial au musée et au théâtre : l’histoire de la conquête de l’Ouest et le western à Montréal. [En ligne] : < https://histoireengagee.ca/re-visiter-le-recit-colonial-au-musee-et-au-theatre-lhistoire-de-la-conquete-de-louest-et-le-western-a-montreal >

Martin, A. (2016). Invention du chauffage en Nouvelle-France : l’histoire révélée du Canada français 1608-1998. Montréal : Dramaturges Éditeurs.

Martin, A. (2017). Camillien Houde « le p’tit gars de Sainte-Marie ». Québec : Hamac.