Décoloniser le genre : entretien avec Kama La Mackerel

Publié le 19 mai 2020

Propos recueillis par Camille Robert

En octobre dernier avait lieu l’atelier Décoloniser le genre et troubler la binarité, animé par Kama La Mackerel à la Galerie de l’UQAM. Kama est un·e artiste multidisciplinaire, éducateur·ice, médiateur·ice culturel·le, écrivain·e et traducteur·ice littéraire originaire de l’Île Maurice, qui vit maintenant à Montréal, au Canada. Son travail est fondé sur l’exploration de la justice, de l’amour, de la guérison, de la décolonialité et de l’empowerment individuel et collectif. Afin de revenir sur son parcours et sur le contenu de son atelier, nous l’avons rencontré·e il y a quelques semaines pour réaliser cet entretien.

Pour débuter, pourrais-tu nous présenter ton parcours personnel – qui semble lié de près à ta pratique artistique et intellectuelle?

Je suis artiste pluridisciplinaire, quoi que je dise de plus en plus interdisciplinaire. Je travaille et j’évolue en performance, en poésie, en arts visuels, en arts textiles et en installation. J’ai quitté l’Île Maurice à 19 ans, lorsque j’ai obtenu une bourse d’études pour poursuivre mon parcours en Inde. J’y suis resté·e durant cinq ans, où j’ai étudié la littérature, la philosophie et la danse classique indienne. J’ai alors été très influencé·e par les cultural studies et la postcolonial theory, et c’est aussi là que j’ai développé mon militantisme LGBTQ. Je dis souvent que mon féminisme, je l’ai appris des lesbiennes de Delhi! C’était et ça reste un contexte complètement différent de celui de l’Amérique du Nord. Durant les années où j’y étais, de 2003 à 2008, l’article 377 du Code pénal indien, hérité des Britanniques, criminalisait toujours l’homosexualité, alors qu’il était pourtant fréquent de voir des hommes se tenir par la main en public. C’était un moment où le personnel, l’histoire et le politique se rencontraient.

Je suis arrivé·e en 2008 en Ontario. J’y ai réalisé une maîtrise en Theory, Culture & Politics à l’Université Trent. Il s’agit d’un programme interdisciplinaire ancré dans la théorie critique où nous avions une grande liberté pour déterminer notre parcours et nos objets de recherche. Mes expériences passées m’ont motivé·e à travailler sur l’histoire de la masculinité en Inde, à l’intersection de l’histoire légale et de la philosophie politique. Je cherchais plus spécifiquement à expliquer comment l’intervention coloniale en Asie du Sud a changé la perception et la compréhension de la masculinité, les effets dans le mouvement indépendantiste et, plus récemment, les impacts dans la montée de la droite hindoue en Inde. Ce n’est donc pas une coïncidence que je sois artiste interdisciplinaire : mes recherches l’ont toujours été aussi!

Le discours sur l’histoire a toujours été très présent dans ma démarche : je cherche à interroger ce qu’on nous transmet comme histoire, les histoires qu’on souhaite véhiculer et les histoires alternatives. Même si j’ai choisi de ne pas poursuivre au doctorat, ma pratique artistique est marquée par ces intérêts de recherche et je les partage sur scène… avec plus de cinq personnes! Je considère mon travail artistique comme de l’intervention historique et de l’histoire alternative : il y a l’« Histoire », et ensuite il y a toutes les « petites histoires ». Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de ma famille, dont il ne reste aucune archive : je n’ai pas connu mes grands-parents, je n’ai pas accès à leurs certificats de naissance ou de décès. Tout ce qu’il me reste dans cette quête ancestrale ou historique pour essayer de me connecter à ce passé, c’est l’histoire orale.

Ici, dans les milieux historiens universitaires francophones, depuis quelques années nous commençons (à peine) à concevoir le genre comme n’étant pas quelque chose de figé, mais de changeant à travers les périodes… Toutefois, la perspective demeure généralement blanche et eurocentriste. Ton atelier Décoloniser le genre et troubler la binarité, auquel j’ai assisté avec beaucoup d’intérêt, permettait plutôt de situer le genre à travers le colonialisme. Comment en es-tu venu·e à t’intéresser à ces questions?

Il y a d’abord eu mes recherches de maîtrise, où j’ai tenté de comprendre comment la masculinité était lue à travers l’intervention coloniale en Inde. La masculinité – et même l’humanité – était alors mesurée par rapport à des critères liés à la race. Par exemple, le « Bengali babu » était considéré comme efféminé par les Britanniques, et suspecté d’homosexualité. Pourtant, dans toutes les archives coloniales en Asie du Sud, les seuls cas documentés d’homosexualité ne concernent pas les Bengalis, mais les Afghans et les Punjabis, plutôt considérés par les Britanniques comme faisant partie de la classe guerrière et hyper masculins. Il y a donc quelque chose qui échappe au colonisateur dans la lecture de la performance du corps de l’autre. C’est cet écart, en quelques sortes, qui m’a toujours intéressé·e.

Ensuite, alors que j’étais déjà installé·e à Montréal, j’ai commencé à explorer ma trans-identité. Ça m’a pris beaucoup de temps pour arriver à la nommer en ces termes : mais le fait de vivre en Amérique du Nord, où un discours occidental et médical sur la trans-identité est dominant, a énormément marqué mon expérience. Mon intérêt pour l’histoire du genre est devenu une quête personnelle, parce que je n’arrivais pas à me reconnaître dans ce discours dominant qui affirmait qu’une personne trans est « pris·e dans le mauvais corps », et qu’elle devait rectifier cela à travers l’intervention médicale, psychiatrique, hormonale, etc. Ce discours présente l’identité de genre comme étant un point fixe : tu passes du point A au point B, et tu y demeures pour le reste de ta vie. En fait, je vois le genre comme étant beaucoup plus fluide.

Je me suis mis·e à réfléchir aux modèles de compréhension de genre et de sexualité qui existent quand, par exemple, je vivais à l’Île Maurice. J’ai grandi dans un contexte où il y avait toujours des personnes trans, même si, en Amérique du Nord, ces personnes ne sont pas nécessairement considérées comme telles. J’ai effectué une recherche afin de trouver le langage pour être en mesure de nommer mon identité de genre, comme je la vivais, comme je la ressentais. J’ai alors compris que dans les contextes ancestraux et culturels d’où je venais, la trans-identité relevait d’une pratique beaucoup plus spirituelle et sociale que médicale; c’est là que j’ai pris une distance critique face au discours sur le genre en Amérique du Nord, qui tendait à écarter tous les discours alternatifs et décoloniaux qui existaient.

C’est donc cette quête personnelle pour nommer mon identité, mon corps, qui je suis en tant qu’être genré dans le monde… qui m’a ouvert l’espace pour interroger l’histoire. Je me suis alors demandé comment décoloniser le genre, car dans le contexte mauricien où j’avais grandi, la compréhension du genre était complètement différente. En Inde, c’était aussi différent, nuancé… Au final je me suis demandé pourquoi il y avait un discours dominant sur la trans-identité qui excluait d’autres vécus et croyances autochtones et racisés? En quoi consistait ce discours colonial? Je voulais comprendre comment vivaient mes ancêtres : c’était la clé pour me permettre de me réaliser pleinement.

Atelier Décoloniser le genre et troubler la binarité
Photo : Jean-Michael Seminaro

Dans ton atelier, tu mentionnais qu’avant la colonisation, dans de nombreuses sociétés, le genre n’était pas perçu comme étant binaire et hiérarchisé, mais comme lié à des fonctions sociales et spirituelles. Les personnes non binaires ou bispirituelles pouvaient par exemple jouer un rôle assez important dans plusieurs communautés. Peux-tu nous en parler?

Forcément, le genre s’exprimait différemment dans divers contextes. Pendant mes recherches en Inde, j’ai réalisé qu’on parlait surtout de l’intervention coloniale en termes économiques, d’exploitation des corps et des ressources… Mais un aspect qui est moins abordé, et qui est pourtant fondamental, c’est la violence du genre inhérente à toute la démarche coloniale.

Des questionnements semblables aux miens ont été formulés pour d’autres contextes coloniaux. B. Binaohan, qui a publié Decolonizing Trans/gender 101, s’intéresse par exemple au bakla, qui est un troisième genre aux Philippines. Au Canada, j’ai rencontré des personnes autochtones bispirituelles qui arrivent à des réflexions similaires. Publié récemment, le livre Samoan Queer Lives parle du contexte des îles du Pacifique. Et bien sûr, je m’intéresse au cadre indien et à celui de l’océan Indien.

C’est fascinant de constater comment, à quatre endroits distincts du monde, et avec différentes interventions coloniales européennes, on retrouve des points de convergence… et cela m’a beaucoup frappé·e. Dans de nombreuses sociétés, les personnes non conformes dans le genre étaient des personnes spirituelles ou sacrées : c’était des individus qui n’appartenaient pas à un monde ou à l’autre, et qui pouvaient avoir accès au savoir, à la médecine, à la connaissance, à l’art ou à la guérison.

L’autre aspect de la violence coloniale, c’est donc l’éradication de ces personnes non conformes dans le genre, qui jouaient un rôle central dans leurs communautés. Et c’est pourquoi je parle de la binarité de genre comme outil inhérent au projet colonial. C’était un outil dont les forces coloniales se servaient pour justifier les tueries des personnes non conformes dans le genre, qui étaient aussi des personnes qui avaient beaucoup de pouvoir dans leurs communautés. Et cette vision coloniale de la binarité du genre est présente de nos jours dans le discours trans-identitaire : on parle de dysphorie de genre qu’on cherche à « corriger » en passant d’un genre à l’autre; la trans-identité est comprise comme un « mal dans le corps » et non comme une force spirituelle.

Quelles difficultés rencontre-t-on lorsqu’on essaie de restituer ce passé?

Le défi avec les archives, dans le contexte précolonial, c’est de réussir à trouver des traces qui témoignent de l’expérience des personnes non conformes dans le genre. Forcément, il n’y avait pas la même tradition écrite. En Inde, dans certains temples, on peut voir des sculptures qui nous en informent, mais les sources écrites sont rares.

Il y a donc, en quelques sortes, une perte de l’histoire et une impossibilité d’avoir accès à un passé complet, car il a été fragmenté… Mais d’un autre côté, nous avons les traces de la résistance et de la résilience. Si le projet colonial était d’éradiquer les personnes autochtones non conformes dans le genre, il faut considérer le fait que toutes ces personnes sont encore ici : nous n’avons pas disparu. Comme Miss Major Griffin-Gracy le dit si bien : « We’re still fucking here »!

Certains éléments du passé vivent encore en nous, et d’autres sont accessibles grâce à l’histoire orale. Et ensuite, il y a l’exercice de l’imagination. C’est à nous, comme nouvelle génération, de nous reconnecter à notre esprit, à notre corps spirituel pour nous inspirer du passé et créer un avenir. Le fait que nous soyons encore vivant·es a quelque chose de magique, et pour moi, c’est la source de tout ce qui va continuer.

Quand on regarde ton parcours, et celui de beaucoup de personnes qui tentent de réaccéder à cet héritage après plusieurs siècles de colonialisme, on constate néanmoins que les barrières mises par les institutions coloniales sont énormes… Et ça montre toute l’importance de certaines initiatives – artistiques ou communautaires notamment –, comme celles auxquelles tu participes, pour tenter de transmettre cette histoire.

Voilà pourquoi je réfléchis beaucoup à la notion de pluralité des résistances. Il y a énormément de choses qu’on fait et qu’on ne considère pas nécessairement comme un acte politique, un acte de résistance, même si, fondamentalement, c’est le cas. Les programmes de mentorat ou les conversations intergénérationnelles en sont des exemples. Sur les réseaux sociaux, il y a une grande circulation de témoignages et d’idées qui permettent à des réseaux d’archives alternatives d’exister.

Le plus grand défi, c’est sans doute le discours colonial qui a été internalisé chez la personne ou le peuple colonisé. Mes ami·es autochtones queer parlent par exemple de l’homophobie ou de la transphobie dans leurs milieux. En Inde, un discours assez semblable s’est articulé : certain·es considèrent que l’homosexualité est une invention et un produit colonial, qui s’est trouvé sur la terre indienne à cause des colons.

Pendant longtemps, dans les processus de décolonisation ou d’indépendance, il fallait « prouver » son degré de civilisation aux forces dominantes. Les termes de cette civilisation étaient ceux des forces coloniales. Afin d’entamer leur processus de décolonisation, les sociétés et les peuples colonisés devaient s’éloigner de leurs propres croyances, épistémologies et pratiques de vie… quelle ironie! Le plus grand défi est sans doute d’en sortir… Il faut revenir à nos communautés et à nos peuples, avec qui nous partageons une histoire, et entreprendre le processus de décolonisation non seulement physiquement, géographiquement ou économiquement, mais aussi spirituellement.

Dans ton atelier, tu parlais de l’imposition, par la colonisation, de notions de masculinité et de féminité, mais aussi de leur articulation avec des critères liés à la race, qui déterminaient le niveau de « civilisation ». Pourrais-tu nous en parler?

L’intervention coloniale britannique correspond aussi aux débuts de l’anthropologie. On croyait, à l’époque, que la rationalité s’exprimait à travers des traits physiques, et on établissait ainsi une hiérarchie de « races » qui correspondait à la capacité d’être « civilisé ». L’homme asiatique, par exemple, était jugé trop efféminé, donc pas suffisamment civilisé. L’homme africain, quant à lui, n’était pas suffisamement civilisé parce qu’il était tantôt perçu comme agressif et incontrôlable, tantôt comme primitif et paresseux, selon la couleur de sa peau et l’endroit où il vivait (en Afrique du Nord ou en Afrique subsaharienne). Dans tous les cas, il devait être colonisé. Dans ce contexte, il convient aussi de parler plus particulièrement de la « disposabilité » des corps noirs, et en particulier de l’esclavagisme. Dans cette hiérarchie, le corps noir n’était pas valorisé et se voyait reproduit uniquement à des fins d’exploitation. Et ce discours colonial persiste aujourd’hui : ce n’est pas un hasard si les prisons sont remplies d’hommes noirs. Ce n’est pas une coïncidence non plus s’il y a autant de femmes trans noires qui sont assassinées tous les mois.

Dans l’effort décolonial ou indépendantiste, on a reproduit trop souvent la masculinité ou la manière d’exister dans le genre qui correspondait à l’« idéal » de l’homme blanc européen. De manière plus générale, cette vision a aussi influencé et structuré notre conception de la beauté. Et on ne s’est pas encore défait·es de tout cela… En tant que personnes racisées, nous devons également réfléchir à notre propre racisme internalisé et aux différentes manières par lesquelles cela s’exprime dans nos vies.

Rompre la promesse du vide tropical, Kama La Mackerel
Photo : Nedine Moonsamy

Pour terminer avec une très vaste question, comment décoloniser le genre, individuellement et collectivement?

Je crois qu’on a besoin d’un retour au passé qui soit spirituel : il ne s’agit pas que de décoloniser le genre, mais aussi de décoloniser les manières d’être dans le monde. Si le genre est lié à notre rôle dans le monde, à qui nous sommes en tant qu’êtres humains, ça nous ramène à une décolonisation de toute épistémologie de manière générale. Il faut interroger de manière plus globale d’où vient le savoir, comment il s’est structuré et pourquoi. Pour reprendre l’exemple des standards de beauté, on peut se demander pourquoi les corps blancs, grands et minces sont valorisés.

J’ai la conviction qu’humainement, il y a une partie spirituelle qui vit encore en nous. On parle souvent de traumatismes intergénérationnels, mais la guérison, la résistance, la résilience peuvent aussi être transmises de génération en génération. Il y a de l’espace pour activer cela en nous et réussir à nous lier au passé pour imaginer un monde différent–un monde décolonial –, et nous mettre intentionnellement à mener une vie qui soit différente.

De manière plus globale, il y a certains enjeux centraux, comme la décolonisation de l’éducation à tous les niveaux. Il faut créer un espace pour aller à la rencontre de l’autre. Si les projets coloniaux se sont appuyés sur l’extraction des ressources et l’exploitation des corps, je crois que le contexte mondial et climatique actuel est plus favorable pour un retour à la terre et à la nature, dans le respect et dans l’honneur des ressources offertes par la terre. Il faut aussi changer notre rapport au temps, qui a été fortement marqué par le capitalisme. En ce moment, je crois qu’une nouvelle génération, plus sensible à ces enjeux, émerge.

Pour terminer, les personnes qui descendent de colons doivent également entreprendre un travail de déconstruction de la violence, et c’est souvent un aspect qui est évacué. On parle beaucoup de traumatismes intergénérationnels chez les peuples colonisés, mais la violence qui est imposée par le colon doit, elle aussi, être résolue pour envisager un monde décolonial.