Chronique d’archives : Des fonds à préserver. L’engagement de l’historien.ne pour la sauvegarde du patrimoine archivistique

Publié le 11 octobre 2018
Par Alexandre Klein, Chercheur postdoctoral, Département des sciences historiques, Université Laval
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La collection Langlois à la bibliothèque du Pavillon Albert-Prévost (photographie Alexandre Klein)

Les historiens et les historiennes s’appuient très souvent sur l’œuvre silencieuse, invisible, mais toujours essentielle, des archivistes et documentalistes pour développer leurs analyses. Leurs dissertations sur le goût de l’archive et l’importance d’entrer en contact physique avec les vieux papiers s’inscrivent dès lors dans un espace bien balisé dont l’un des enjeux principaux est d’avoir accès à la meilleure table de consultation[1]. Pourtant, l’historien.ne ne travaille pas uniquement sur des liasses bien conservées, dans des folios parfaitement triés ou des boîtes clairement identifiées. De nombreuses archives, en particulier privées, sont conservées dans des lieux inattendus, parfois même inappropriés, que ce soit les caves humides d’un hôpital[2], les tiroirs poussiéreux de descendantes[3] ou même les planchers usés d’un vieux château[4]. Dans ce cas, le rôle de l’historien.ne ne peut se limiter à la seule étude des documents et des traces. Il se double d’une nécessaire implication[5], d’un devoir de préservation ou de sauvegarde de ces sources que les événements n’ont pas conduit jusque dans les rayonnages contrôlés d’établissements spécialisés dans la conservation. Mes recherches actuelles sur l’histoire des infirmières psychiatriques au Québec m’ont conduit à faire, une fois encore, ce constat singulier.

Pour analyser l’histoire de l’Institut Albert-Prévost (anciennement Sanatorium Prévost et aujourd’hui le Pavillon Albert-Prévost de l’Hôpital du Sacré-Cœur) et notamment les réalisations de celle qui fut sa première garde-malade, la directrice de son école d’infirmières, et finalement sa propriétaire, Charlotte Tassé (1893-1974)[6], je me suis penché sur des fonds d’archives divers. J’ai bien sûr dépouillé celui, imposant, que la garde-malade a fait déposer, suite à sa morte en 1974, à la BAnQ du Vieux-Montréal[7]. J’ai également parcouru des boîtes d’archives privées et institutionnelles qu’un ancien psychiatre de l’établissement m’avait confiées. J’ai en outre consulté, sur plusieurs décennies, les principaux médias montréalais et différentes revues scientifiques dont La Garde-Malade Canadienne-Française (devenu Les Cahiers du nursing canadien, puis Les cahiers du nursing) que dirigeait Tassé. Mais j’ai aussi eu l’opportunité d’explorer un fonds inédit qui allait rapidement me confronter à cette responsabilité de préservation inhérente au travail de l’historien.ne.

À l’occasion d’une visite au Pavillon Albert-Prévost, j’ai en effet découvert un double fonds patrimonial conservé dans la bibliothèque de l’hôpital. D’une part, dans une belle armoire vitrée que personne n’avait apparemment ouverte depuis son installation, il y avait plus de deux cents ouvrages de psychiatrie et de psychologie francophones, essentiellement européens, datant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Magnifique collection témoignant de l’influence des savoirs européens sur la fondation de la psychiatrie et de la neurologie francophones au Québec. Il s’agissait de la bibliothèque des psychiatres de l’établissement, que l’on peut découvrir sur certaines photographies de leur bureau. Comme en témoignent les tampons ou les signatures des premières pages, les ouvrages qu’elle contient ont en effet appartenu à Albert Prévost (1881-1926), le fondateur de l’institution, à son maître, l’aliéniste et médecin légiste Georges Villeneuve (1866-1918), ou à son successeur Edgard Langlois (1893-1941) (et parfois même aux trois, successivement).

Les archives de la bibliothèque du Pavillon Albert-Prévost (photographie Alexandre Klein)

À l’autre extrémité de la bibliothèque, à l’opposé de cette collection, nommée « collection Langlois » du nom de son dernier propriétaire[8], deux placards aux portes bleues abritaient une douzaine de boîtes d’archives de même couleur ainsi que quelques artéfacts divers. Ce fonds pluriel, à la fois documentaire, iconographique et matériel, rassemblait des archives historiques de l’institution, mais également les dossiers d’une infirmière ayant organisé le 75e anniversaire de l’Institut, ainsi que des copies de documents du fonds Tassé de la BAnQ ou d’articles de la revue La Garde-Malade Canadienne-Française réalisées et classées par l’ancienne bibliothécaire. Un fonds hybride donc où des instruments portables d’électrochocs côtoyaient des actions de propriété du sanatorium, une plaque de marbre commémorative à la mémoire du fondateur, des albums photo des célébrations du 75e anniversaire et des documents de publicité pour l’école d’infirmières ouverte en 1919.

Dès la découverte de ce double fonds, j’ai compris qu’il ne faisait l’objet que d’un intérêt limité de la part de l’institution. La gestion et la préservation des cartons d’archives n’entraient ainsi même pas dans le mandat de la nouvelle bibliothécaire. C’est d’ailleurs sur son temps libre que sa prédécesseure, archiviste de formation et passionnée par les questions d’histoire, avait classé, organisé et complété ces documents. L’avantage est que j’ai pu librement consulter, manipuler et même numériser la majorité des documents conservés. Le problème, c’est que leur avenir était de fait, assez incertain. D’autant que le temps était au changement et qu’une épée de Damoclès pesait sur l’existence même de la bibliothèque.

La centralisation des services, conséquente à la création en 2015 du Centre Intégré Universitaire de Santé et de Services Sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal, auquel est désormais rattaché l’Hôpital de Sacré-Cœur et donc le Pavillon Albert Prévost, atteint en effet également les bibliothèques hospitalières et leurs contenus. Concrètement, cela signifie qu’un processus de rationalisation des ressources documentaires a été engagé, consistant à ne conserver qu’un seul exemplaire des ouvrages disponibles dans l’ensemble des bibliothèques du CIUSSS. Autrement dit, à plus ou moins court terme (en fait dès l’automne 2018), la Bibliothèque du Pavillon Albert-Prévost va être amenée à disparaître, au profit notamment de celle, fraichement rénovée, de l’Hôpital du Sacré-Cœur (Bibliothèque Normand-Bethune). Son emplacement dans le pavillon est d’ailleurs déjà réservé pour l’installation d’une salle réservée aux résidents. Mais, apparemment, rien n’avait été prévu, dans ces plans pensés bien loin des rayonnages, pour sauvegarder tant la collection Langlois dans son unité que le fonds d’archives de la bibliothèque.

La collection Langlois en transfert vers l’Université de Montréal (photographie Alexandre Klein)

Heureusement, la présence de l’historien.ne et l’intérêt manifeste qu’il ou elle porte aux documents favorisent généralement la progressive sensibilisation des différents acteur.trice.s institutionnel.le.s à la valeur patrimoniale de leurs collections. Ce qui ne manque pas, en retour, de raviver cette incontournable responsabilité qu’a l’historien.ne à l’égard des archives qu’il ou elle étudie. C’est ainsi que l’idée d’engager des démarches de préservation des fonds de la bibliothèque du Pavillon Albert-Prévost à émerger, ou plus exactement est parvenue à faire son chemin parmi les différent.e.s acteur.trice.s et responsables de la documentation du CIUSSS[9]. À défaut d’un engagement actif, ces dernier.ière.s ont donné leur accord – heureux.ses de voir ces collections préservées, sans pour autant avoir à engager de démarches à ce propos – pour que j’œuvre en vue de trouver un lieu d’accueil à ces archives et documents.

C’est ainsi qu’après plusieurs mois de tractations, des dizaines de courriels, une certaine insistance et beaucoup de diplomatie, je me suis retrouvé un matin de juin 2018 à charger, dans une voiture que j’avais finalement dû louer à mes frais, des caisses de livres pour les apporter à la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’Université de Montréal[10]. Cette dernière avait, avec beaucoup d’enthousiasme[11], accepté d’accueillir et de conserver dans son ensemble la collection Langlois. Mais les choses ne furent pas aussi simples pour le fonds archivistique de la bibliothèque qui est régi par une législation différente. Cette dernière, établie pour favoriser la préservation du patrimoine en contraignant les institutions publiques à prendre en charge leurs propres archives, fut davantage un frein à la sauvegarde des archives de l’Institut. Heureusement, les archivistes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec sont aussi passionné.e.s qu’impliqué.e.s et plein.e.s de ressources. C’est ainsi que, grâce à leurs efforts et à leur volonté de ne pas voir disparaître ces archives[12], les boîtes contenues dans les placards bleus de la bibliothèque Albert-Prévost ont été collectées, le mercredi 29 août 2018, pour rejoindre leurs collections. Ne restent que quelques artéfacts, plus encombrants, c’est vrai, et moins habituels pour les centres d’archivage, qu’un musée d’histoire de la médecine pourra un jour, je l’espère, accueillir en son sein.

 

En attendant, si tous les terrains d’étude ne confrontent pas directement l’historien.ne à la question de la sauvegarde de ces sources, force est de constater que cette responsabilité fait partie intégrante du travail au contact des archives et de la sensibilité historienne. Dans un contexte économique et politique où les archives sont loin d’être le premier souci des décideurs[13], dans les hôpitaux comme ailleurs, l’engagement de l’historien.ne pour la sauvegarde du patrimoine est plus que jamais nécessaire. Heureusement, ce travail ne nécessite pas toujours d’organiser, sur son temps, ses épaules et ses propres deniers, le transfert de boîtes. La sensibilisation du public et des responsables institutionnel.le.s ou politiques aux enjeux patrimoniaux contribue également pleinement, et de manière peut-être plus pérenne, à la sauvegarde de ces archives à travers lesquelles s’écrit notre histoire[14]. C’est en tout cas par cet engagement constant et durable que le goût de l’archive qui habite tout.e historien.ne se fait le plus palpable et certainement le plus utile.


[1] « La place numéro 1 est de loin la meilleure de toute la salle […]. Chaque matin à 10 heures, ils sont au moins deux à avoir décidé que cette place-là serait la leur », Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Le seuil, 1989, p. 29-30.

[2] Ce fut le cas des archives du psychiatre Édouard Toulouse (1865-1947) avant qu’elles ne soient transférées à la bibliothèque Méjanes à Aix en Provence.

[3]Alexandre Klein, Correspondance d’Alfred Binet. Archives familiales (1883-1916), Paris, L’Harmattan, 2018.

[4] Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village, Paris, Belin, 2017.

[5] Sur l’implication de l’historien, voir par exemple Marc J. Ratcliff et Jeremy T. Burman, « Du geste archivistique à la geste de l’historien : comment une politique d’archivage proxémique permet de rassembler un inédit disséminé » dans Jean-François Bert et Marc J. Ratcliff, Frontières d’archives. Recherches, mémoires, savoirs, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2015, p. 131-144.

[6] Cette recherche s’inscrit dans un plus vaste projet de recherche intitulé « Des institutions et des femmes : Évolution du nursing psychiatrique au Québec, 1912-1974 » et financé par les Instituts de recherche en santé du Canada (2015-2020).

[7] Fonds Charlotte Tassé, BAnQ, Centre d’archives de Montréal, P 307 : http://www.banq.qc.ca/histoire_quebec/parcours_thematiques/CharlotteTasse/Autour/act_serie01.jsp

[8] Le Dr Jean-Louis Langlois (1923-2012), le fils d’Edgard, qui travailla à l’Institut au cours des années 1960 et 1970 et qui a légué cette bibliothèque au Pavillon en 1993.

[9] À ce propos, je tiens à remercier Josée Lessard et Jean Charbonneau pour leur aide précieuse et leur patience.

[10] Activité apparemment assez inhabituelle pour l’historien.ne, que l’on imagine aisément enfermé.e dans son bureau avec ses vieux papiers, mais pourtant plus fréquente qu’on ne le pense puisqu’en octobre 2017 déjà je m’étais retrouvé en marge du congrès de l’IHAF qui se déroulait à Chicoutimi à assurer le transfert d’un fonds de revues en sciences infirmières issu de la bibliothèque des Augustines, alors en restructuration, vers l’Unité de Recherche en Histoire du Nursing de l’Université d’Ottawa.

[11] Il me faut remercier ici Danny Létourneau, le chef de cette bibliothèque, pour son enthousiasme, son appui et sa patience dans la réalisation de ce transfert.

[12] Je remercie ici Julie Fontaine qui s’est démenée pour que le fonds de la Bibliothèque puisse trouver refuge dans les collections de BAnQ.

[13] En témoignent les récentes restructurations qu’a connues BAnQ : https://www.ledevoir.com/culture/500597/bibliotheques-et-archives-coupures-de-postes-et-reorganisation-a-banq

[14] Qu’on pense ici au travail que Jean-François Nadeau réalise dans les colonnes du Devoir : https://www.ledevoir.com/auteur/jean-francois-nadeau. C’est également l’objet des capsules vidéo « Souvenirs de la folie. Regards sur le patrimoine archivistique asilaire » que nous sommes en train de réaliser en partenariat avec Marie-Claude Thifault de l’Université d’Ottawa et qui seront accessibles sur YouTube à la fin de l’année 2018.