Des lectures marquantes. Introspection d’une historienne en confinement. Automne 2020

Publié le 27 octobre 2020

 

 

Par Karine Hébert, Professeur, UQAR

 

Au printemps dernier, en prévision d’une nouvelle rubrique que nous lancerons plus tard cette semaine, Pascal Scallon-Chouinard avait « mis au défi » Karine Hébert, professeure à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), de dresser une liste des ouvrages qui ont marqué son parcours, ses intérêts et sa personnalité à titre d’historienne :

« Karine Hébert a grandement marqué mes études au baccalauréat en histoire, à l’UQAR. Elle affichait toujours un désir sincère de connaitre les intérêts et les motivations des gens à qui elle enseignait, offrant un encadrement et des ressources pour les aider à trouver leur voie/voix; pour les aider à cheminer. Ses conseils et son écoute ont été d’une grande importance pour moi, m’amenant à considérer autrement les études : au-delà de la formation, celles-ci pouvaient conduire à une foule d’expériences, de défis et d’occasions connexes. C’est en partie grâce à elle et à la dose de confiance qu’elle a su m’insuffler que j’ai poursuivi mon parcours à la maitrise et au doctorat. En outre, ses travaux et son livre Impatient d’être soi-même ont été pour moi une grande source d’inspiration, dans le cadre de mes recherches (sur l’éducation et la parole étudiante) d’abord, mais aussi en ce qui a trait à mon désir d’engagement. J’ai éprouvé beaucoup de fierté en relisant le petit mot qu’elle m’avait écrit, en 2008, en signant mon exemplaire de son livre. Elle y mentionnait qu’à ses yeux, j’incarnais “les étudiants de papier” qui l’avaient accompagnée et qu’elle avait appris à connaitre durant son doctorat.

Je lui ai lancé le défi de cette liste de lecture, car c’est une personne et une chercheuse pour qui j’ai un grand respect, et qui a été une source d’inspiration importante pour l’historien, le citoyen et la personne que je suis devenu. »

Nous la remercions chaleureusement de s’être prêtée au jeu.


Le 30 avril dernier, alors que le Québec était bel et bien « sur pause », un de mes anciens étudiants[1] (j’assume le possessif) m’offre de faire une véritable introspection et d’écrire sur les ouvrages qui m’ont marquée comme historienne. Difficile de résister : consacrer du temps à revisiter des romans, monographies et essais qui ont contribué à faire qui je suis s’inscrivait dans une démarche tout à fait conforme avec l’esprit du moment. J’ai volontairement amalgamé « historienne » et « qui je suis » dans les phrases qui précèdent. Les deux sont indissociables, et les lectures qui ont structuré mon parcours m’ont à la fois sensibilisée à des réalités qui dépassaient la mienne, et offert des clés – quelques-unes en tout cas – pour les comprendre.

Adolescente, la littérature m’interpellait autant que l’histoire. L’une comme l’autre me permettait de plonger dans l’altérité, de sortir de moi-même, à une période de la vie où la construction de l’ego prend une place certaine… J’ai eu la chance immense de rencontrer une toute jeune enseignante de français généreuse et allumée. Alors que j’amorçais ma dernière année du secondaire, elle a convaincu la direction de notre école de donner la chance aux élèves qui le souhaitaient la possibilité de suivre un cours de littérature contemporaine. Avec elle comme guide pour structurer cette immersion littéraire, j’ai pu entrer dans l’univers de Kazantzákis, Gary, Vian, Tremblay[2]. Mais surtout, j’ai rencontré des autrices. Pour la jeune fille relativement privilégiée que j’étais, la confrontation avec le Montréal de la Deuxième Guerre mondiale dépeint par Gabrielle Roy a résonné avec fracas. En écrivant ces lignes, je relis avec un plaisir renouvelé mon exemplaire de Bonheur d’occasion annoté à cette époque ainsi que la belle biographie rédigée par François Ricard[3].

Ce roman se déroule dans des lieux que je connaissais vaguement, dans une ville que je fréquentais régulièrement, mais dans un quartier que je n’avais jamais arpenté, à l’époque durant laquelle mes grands-mères avaient vécu leur jeunesse avant moi. Malgré cette proximité de temps et d’espace, je sentais un fossé, un gouffre, que je voulais comprendre, à défaut de pouvoir espérer le franchir complètement. Florentine incarnait ce sombre horizon des jeunes filles d’une époque où le travail n’offrait pas aux femmes – à la grande majorité d’entre elles – la réelle possibilité de vivre et de s’émanciper. Le mariage devenait alors pour certaines une bouée de sauvetage, peu importe l’équipage qui les ramenait à bord. Fiction, certes, mais réaliste, Bonheur d’occasion a contribué à graver en moi ce souci de tenir compte des contraintes, des inégalités, mais aussi d’être attentive aux chemins de traverse, aux manières détournées, souvent tues, de contourner les codes. Aujourd’hui, le concept d’agentivité vient dessiner les contours théoriques de cette façon d’envisager les acteurs et actrices du passé, qu’ils soient réel.le.s ou issu.e.s de l’imagination d’une autrice particulièrement sensible à la réalité de son temps.

Bien qu’il ne puisse pas être considéré comme un véritable roman historique, puisque Roy y dessine un récit qui lui est contemporain, lu dans les années 1980, ce roman demeure pour moi un sentier qui mène à une compréhension de la sensibilité féminine d’une époque passée. Plus qu’à seize ans, je mesure la démarche fictionnelle qui sous-tend l’intrigue. Il n’en demeure pas moins que cette lecture m’a permis d’imaginer les possibles d’une époque – ce qui me semble être le propre d’un roman historique. Je ne peux m’empêcher de penser à ma propre grand-mère attendant avec la peur au ventre le retour de son fiancé parti « de l’autre bord », et de mesurer la distance qui la séparait d’une Florentine qui, au contraire, voyait s’éloigner avec soulagement un nouveau mari « de dépit ». Prendre conscience des petites et des grandes injustices, plonger dans la mélancolie d’un passé où l’avenir apparaît à certains aussi gris et poussiéreux que le présent des Lacasse, coincés dans leur appartement le long de la voie ferrée, c’est tout cela que Bonheur d’occasion autorise. Le roman, celui-ci et plein d’autres, est d’une force d’évocation infinie, et j’admets, sans m’en cacher, que j’en ai tiré des images, des émotions, des sensations qui viennent donner texture et profondeur à mon approche historienne. Je relis encore Bonheur d’occasion régulièrement, aux lustres ou aux décades, j’y puise toujours une réserve d’empathie.

C’est pendant ce même cinquième secondaire que j’ai lu les Mémoires d’une jeune fille rangée. Premier de trois tomes de l’autobiographie de Simone de Beauvoir, publié pour la première fois en 1958, cet ouvrage couvre les années d’enfance et de jeunesse de la philosophe et féministe. Cette lecture a eu un effet marquant sur ma définition de moi-même. J’y ai vu une réflexion très analytique – aujourd’hui je dirais plutôt une rétrospective autoréférentielle pour ne pas dire autocongratulante… – qui contribuait à mettre des mots sur des impressions, des sentiments qui résonnaient dans mon présent et mon court passé. Plutôt que de me sortir de moi, comme Gabrielle Roy a si bien su le faire, Simone de Beauvoir m’a offert un miroir, où j’ai pu saisir quelques-uns des contours flous de ce que je croyais être, ainsi qu’une boussole, grâce à laquelle j’ai pu commencer à m’orienter. En finissant cet ouvrage, je savais que je me consacrerais à l’écriture, à la réflexion, à la recherche et j’envisageais l’université comme un milieu de vie et non comme un simple passage obligé. Bien évidemment, cette université était idéalisée : je la voyais comme cette grande institution vouée à la connaissance et outil d’affranchissement. Ai-je besoin d’ajouter que ma vision s’est complexifiée et nuancée, traversée qu’elle a été par un certain désenchantement ? Malgré tout, et bien que je sois profondément convaincue que dans son état actuel l’université est un lieu de coercition, de reproduction sociale, de colonialisme intellectuel diraient d’aucuns, je demeure convaincue qu’elle conserve le potentiel émancipateur que je lui accordais du haut de mes seize ans. Aujourd’hui, comme enseignante consciente des travers de l’institution que j’incarne, je tente, tant bien que mal, d’en soulever les contradictions et d’agir avec transparence auprès des étudiants et des étudiantes que j’y côtoie.

Si Simone de Beauvoir a accordé de très nombreuses pages à sa propre existence dans le cadre de ses mémoires, elle n’a pas négligé de réfléchir à la « condition féminine » dans toute sa portée. La somme magistrale du Deuxième sexe représente une théorisation du genre qui fut structurante pour de très nombreuses féministes. L’aura de De Beauvoir a certes perdu de son lustre, et on mesure mieux de nos jours la distance qui sépare parfois l’œuvre de son autrice. Elle devient un cas d’espèce pour saisir cette tension constante entre la culture et le contexte d’une époque, d’une part, et la liberté de l’individu d’y résister ou de vouloir les changer, d’autre part. Si de Beauvoir a joué un rôle fondamental dans la prise de conscience féministe de la seconde moitié du 20e siècle, force est de constater qu’elle avait intériorisé des valeurs et des expériences de classe qui, pour qui les contemple aujourd’hui, entrent en contradiction avec le propre héritage de son œuvre. Aujourd’hui, je relis les Mémoires avec une nouvelle distance critique au vu et su d’informations que je n’avais pas lors de mes premières lectures. Les suivantes m’ont amenée à revisiter mes propres référents, à saisir la distance qui me sépare de la jeune féministe que j’étais à 16 ans, et qui sépare la société de 1990 et celle de 2020.

Dans le cadre de mon cours de littérature contemporaine de cinquième secondaire, nous devions produire un essai sur un thème de notre choix à partir de 2 ou 3 ouvrages lus dans l’année. Les Mémoires m’ont servi de socle pour un travail portant sur la jeunesse dans les romans du 20e siècle, avec Le Grand Meaulne (Alain-Fournier) et La clé sur la porte (Marie Cardinal). J’ai rangé ce travail dans mes boîtes, qui ont été déménagées à plusieurs reprises par la suite au gré de mes migrations. Jusqu’à ce que je rouvre ce carton il y a une dizaine d’années. J’ai alors mesuré toute l’influence que cette lecture avait eue dans mon cheminement à moyen terme : ma thèse de doctorat a porté sur la jeunesse de cette époque. À Montréal plutôt qu’à Paris. J’ai alors relu Les Mémoires d’une jeune fille rangée et constaté toute la distance qui m’éloignait de ma lecture et de ma compréhension d’alors. Les passages surlignés à l’époque n’étaient plus nécessairement ceux qui m’interpellaient, et le ton ne me rejoignait plus de la même façon. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage fut marquant pour deux choses : la mise en mots d’un possible pour la jeune femme que j’étais à 16 ans, la mise en images d’un monde universitaire des années 1920 et 1930 qui m’accompagna au moins jusqu’à la fin de mes études doctorales.

Quelques années plus tard, ayant accédé à mon tour aux bancs universitaires et ayant fait le choix de l’histoire plutôt que celui de la littérature, j’ai pris la mesure des perspectives de la démarche scientifique historienne. J’ai appris, confusément au départ, à faire la part des choses entre la démarche littéraire et la démarche historienne, tout en m’ouvrant au fait que l’histoire repose sur des représentations, que ce soit celles de l’historien.ne sur le passé, ou celles des contemporain.e.s sur leur présent.

Un ouvrage m’a permis de faire la synthèse de toutes ces réflexions en plongeant presque dans le même milieu et la même période que j’avais tant aimés dans le roman de Gabrielle Roy : Ménagères au temps de la crise (éditions du remue-ménage, 1991) de Denyse Baillargeon. Cet ouvrage est venu légitimer l’idée que la vie quotidienne des femmes méritait d’être étudiée ; que ces vies pouvaient être révélatrices de mouvements de fond d’une société. Pas simplement la vie de celles dont le parcours avait marqué la « grande histoire », mais aussi celles qui auraient pu être mes grands-mères ou mes arrière-grands-mères. Au moment où l’autrice amorçait cette recherche marquante en histoire du Québec, l’histoire des femmes, comme champ disciplinaire, amorçait un tournant en dirigeant ses énergies vers l’étude d’une culture féminine, accompagnant ainsi un mouvement féministe lui aussi en restructuration. Après quelques années à essayer de réintroduire les femmes dans l’histoire telle qu’elle était pratiquée jusque-là, c’est-à-dire une histoire calquée sur un modèle sociétal essentiellement masculin et commandée par des valeurs conséquentes, les historiennes des femmes ont pris la question à rebours et entrepris d’examiner l’histoire à partir de l’expérience féminine. Cet ouvrage le fait à partir des récits de femmes mariées durant la Crise des années trente, dans un milieu ouvrier et montréalais.

Même si, jusqu’à présent, je n’ai pas moi-même emprunté la voie de l’enquête orale comme méthodologie pour réaliser mes recherches, j’ai pu saisir, avec cet ouvrage, la richesse des témoignages oraux et les zones d’ombre qu’ils ne permettent pas toujours d’éclairer. Parler de fréquentation, de mariage, de maternité, de sexualité, de logement, de lavage, de travail ménager ou rémunéré, de toutes ces choses qui meublent le quotidien des femmes ouvre une double porte : la première, celle d’en reconnaître l’existence ; la seconde, de mesurer les étroits contours de l’existence des femmes.

Les années passant, j’ai choisi le chemin de la recherche en entreprenant maîtrise et doctorat. Celle dont la lecture m’avait tant marquée au baccalauréat est devenue ma directrice de maîtrise. Avec elle, j’ai pu assister aux activités du Groupe d’histoire de Montréal dont je suis devenue membre par la suite. Durant ces nombreuses années de collégialité, j’ai rencontré des chercheurs et des chercheuses chevronné.e.s qui ont eu un impact majeur sur mon cheminement. Mais se sont également noués des liens d’amitié avec des jeunes historien.ne.s. Nos travaux respectifs progressaient au gré de nos discussions sur nos approches et nos convictions. Pareille proximité n’enlève rien à l’influence que peut avoir un livre au moment de sa sortie ni à l’admiration qu’on peut avoir pour son auteur au moment de la publication. En 2005, Jarrett Rudy faisait paraître The Freedom to Smoke (McGill-Queen’s University Press), monographie tirée de sa thèse de doctorat déposée à McGill en 2001. Je connaissais bien les travaux de Jarrett que je côtoyais depuis une dizaine d’années déjà. Mais lire cet ouvrage permettait d’attacher les fils de conversations parfois décousues, mais surtout de saisir avec sensibilité les représentations culturelles à l’œuvre dans la société montréalaise du tournant du siècle.

Si l’histoire culturelle s’imposait déjà comme un paradigme incontournable de la production historienne au Québec à cette époque, l’ouvrage de Jarrett en éclaire la portée et les possibilités. À partir d’une pratique de consommation fortement décriée au moment d’entreprendre sa thèse, le tabagisme, il a pu examiner les influences de genre, de classe, d’origine ethnolinguistique qui s’entrecroisaient pour la définir. Objet de consommation, symbole de masculinité pour les hommes, symbole potentiel d’émancipation pour les femmes, marqueur de l’entrée dans le monde des adultes, enjeu économique, source de problèmes sociaux et de santé, le tabagisme en général, et la cigarette en particulier, cristallisent une multitude d’enjeux sociaux, culturels et politiques qui ajoutent à la compréhension de la période.

Réalisée à partir d’une variété de sources, que ce soit des procès ou des publicités de cigarettes, cette recherche confirmait de nouvelles voies d’accès au passé. Depuis sa parution, Freedom to Smoke fait partie des bibliographies qui accompagnent certains de mes plans de cours. Plusieurs de ceux et celles qui ont suivi mes séminaires ont lu avec plaisir un ou deux des chapitres de ce livre, plus nombreux et nombreuses encore ont été initié.e.s à l’analyse de source avec des exemples de publicités de cigarettes que Jarrett m’avait fournies.

Quelques jours avant d’entreprendre cette réflexion sur les ouvrages qui ont été marquants dans mon cheminement, nous apprenions avec stupeur le décès prématuré de Jarrett. L’introspection que je menais sur mes influences a été traversée par la tristesse suscitée par cette disparition. Elle m’a permis toutefois d’apprécier à sa juste valeur l’importance des liens véritables, des discussions, des moments improvisés dans nos parcours.

C’est pourquoi je me permets de déroger à la commande pour cette dernière partie… Ce n’est pas un ouvrage que je veux présenter pour cinquième influence, mais plutôt un bref retour sur une séance de congrès – moi qui généralement n’apprécie pas particulièrement ces rencontres souvent trop courtes, trop scriptées pour un cv. Depuis quelques années, le monde de la pratique historienne est en pleine ébullition. Plus que jamais – ou à tout le moins de façon plus explicite peut-être –, les influences de la société contemporaine se manifestent dans la manière dont les historiens et les historiennes scrutent le passé, l’interprètent et comprennent le rôle social que leur discipline peut leur permettre de jouer dans la société d’aujourd’hui. Il faut admettre que l’utilitarisme imposé par les organismes subventionnaires oriente aussi leurs préoccupations et soulève leur résistance à l’occasion… Intersectionnalité, colonialisme – concepts parfois galvaudés – n’en permettent pas moins de saisir des enjeux qui jusqu’à maintenant étaient passés sous le radar, de dégager les rouages d’inégalités toujours criantes d’actualité dont les racines plongent dans le passé. Les vagues de dénonciations des derniers mois ont également mis en lumière les couches les plus profondes de certains comportements ou gestes. Malgré des décennies de changements législatifs, de politiques d’équité, etc., des inégalités plus profondes se perpétuent et ressortent des fondements culturels de nos sociétés. Ces fondements influent sur la façon même dont nous, comme individus, percevons le monde qui nous entoure et façonnent jusqu’à nos émotions. L’histoire des émotions porte une partie de ces questionnements pour les sociétés passées.

Même si j’étais déjà sensible à ces perspectives, j’ai pu en mesurer les potentialités citoyennes lors d’une séance organisée au congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française de 2018, « Des émotions dans la cité, de la Nouvelle-France au 21e siècle ». Les présentations de Sophie Doucet et de Piroska Nagy furent pour moi des appels d’air comme je n’en avais pas eu depuis quelque temps. La communication de Doucet, « “Ta sœur qui t’aime s’ennuie de toi” : affectivité et émotions dans la correspondance des sœurs Globensky, 1864-1919 », entrouvrait toute une fenêtre sur la vie intérieure des femmes d’hier, une vie où s’entrecroisent la religion, la famille – par la sororité notamment –, l’amour et les deuils. Comprendre les émotions qui s’entrechoquent chez les sœurs Globensky c’est une façon de saisir à la fois l’individualité inhérente aux émotions et l’importance du milieu environnant dans l’établissement du spectre des sentiments possibles. La présentation faite par Piroska Nagy, « Pour une histoire sensible, enjeu de notre vie (d’historien.ne.s) dans la cité » m’a profondément marquée par toute la richesse d’action citoyenne que l’histoire des émotions déploie. En réconciliant émotion et raison, dont le divorce a été prononcé au 19e siècle après une séparation de quelques siècles, l’histoire des émotions peut servir de moteur à l’action citoyenne et, j’ose espérer, de base de dialogue ouvert et franc. Le monde dans lequel nous vivons, et dont les rouages nous sont apparus sous leur jour le plus sombre depuis mars, carbure à la peur, au repli, au désespoir pour certains et certaines. En reconnaissant les ancrages sociaux et même rationnels de ces émotions, en admettant les liens qui existent entre le climat social et les émotions vécues par les individus, il devient possible de les légitimer, mais surtout de les canaliser pour entreprendre des changements[4]. Comme historienne, j’ai toujours voulu comprendre le monde qui m’entoure, dans ce qu’il peut avoir de beau, mais aussi dans ses recoins les moins glorieux. Comme citoyenne, j’ai toujours tenté d’agir pour que ce monde soit meilleur, ou à tout le moins conforme à ce que je veux qu’il devienne. Cette proposition de l’histoire des émotions, qui peut être élargie à de nombreux champs de la discipline, permet d’envisager une jonction de ces deux aspirations. Et alors que j’étais coincée, comme la majorité d’entre nous, à la maison, à regarder le monde par une petite fenêtre virtuelle, gracieuseté de Zoom, cette perspective m’est apparue comme une petite trouée vers le réel.


[1] J’aimerais remercier sincèrement Pascal Scallon-Chouinard de m’avoir donné la chance de faire ce voyage introspectif.

[2] Notamment, Níkos Kazantzákis, Alexis Zorba, 1946; Romain Gary (Émile Ajar), La vie devant soi, 1975; Boris Vian, L’écume des jours 1947; Michel Tremblay, Chroniques du Plateau Mont-Royal (La grosse femme d’à côté est enceinte; Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges; La Duchesse et le Roturier; Des nouvelles d’Édouard; Le Premier quartier de la lune), 1978-1989. Une fois lancée, j’ai écumé l’œuvre complète de Vian (et Vernon Sullivan), de Gary (et Émile Ajar) ainsi que de Tremblay durant cette année de plongée littéraire!

[3] François Ricard, Gabrielle Roy. Une vie, Montréal, Boréal, 1996.

[4] Voir aussi ce sujet l’intervention de Piroska Nagy à l’émission Le temps du débat portant sur la thématique « Le ‘monde d’après’ sera-t-il si différent? », présenté à France Culture, le 24 avril 2020. https://www.franceculture.fr/emissions/temps-du-debat