Déstigmatiser la santé mentale: le rôle de l’historien.ne

Publié le 29 septembre 2021
Par Alexandre Klein, Université d’Ottawa

L’historien.ne – est-il nécessaire de le rappeler ici – est, à l’instar de tout autre chercheur.se (en particulier en sciences humaines et sociales), inscrit.e, immergé.e, bref élément à part entière de la société dans laquelle il ou elle vit, œuvre, cherche et travaille. Ille n’est pas, contrairement à la représentation traditionnelle que la société civile peut parfois en avoir, enfermé.e dans sa tour d’ivoire, détaché.e des enjeux sociaux et politiques de son temps, dédié.e uniquement à la recherche d’une vérité scientifique qui s’apparenterait à une objectivité neutre et désincarnée. Comme le rappelait récemment, dans un tout autre contexte, Steven High, le président de la Société historique du Canada : « Les historiens et la discipline de l’histoire ne sont pas à l’écart de la politique : toute histoire est politique »[1]. La recherche historique implique donc, depuis sa conception jusqu’à sa diffusion, un certain engagement citoyen, une réelle responsabilité à l’égard du monde social dans lequel elle prend forme et place. Et l’histoire de la psychiatrie ne fait pas exception.

À la fin du mois de juin dernier, j’ai été contacté par un producteur de documentaire basé à Québec. Il cherchait un historien francophone en mesure de parler de l’histoire du Allan Memorial Institute, le centre de recherche psychiatrique de l’Université McGill, et du très controversé programme MK-Ultra, qui s’y déploya dans les années 1950-1960, sous la direction du Dr Donald Ewen Cameron (1901-1967) et grâce au financement de la CIA[2]. Il souhaitait en effet donner du contenu « crédible » (je le cite), présenter des « faits », pour agrémenter et compléter la présentation du nouveau jeu vidéo de la compagnie Red Barrels intitulé The Outlast Trials. Car le cœur du projet (ainsi que le financement) était, comme je le compris rapidement, là : célébrer la parution à venir du quatrième[3] opus d’un jeu vidéo centré sur le monde psychiatrique et qui reprenait cette fois, du moins comme prémisse scénaristique, l’histoire des expérimentations de lavage de cerveau menées dans les sous-sols de McGill entre 1957 et 1964. Le documentaire envisagé n’était donc rien d’autre qu’un publi-reportage vidéo, financé par la compagnie de jeu vidéo, dans le but de faire la promotion de leur nouveau titre à paraître. Assumant sans complexe ce contexte de commande, le producteur cherchait donc un.e historien.ne pour contextualiser les références du jeu, mais aussi, par là même, donner du crédit à l’œuvre vidéo-ludique. Il me mettait ainsi dans une position délicate, encore jamais rencontrée dans ma courte carrière historienne.

Si j’avais déjà eu l’occasion d’être sollicité, à titre d’historien, pour participer à des émissions de radio ou des documentaires sur l’histoire de la psychiatrie ou de la santé, en particulier ces derniers mois avec le retour à l’avant-scène de l’histoire de MK-Ultra (notamment du fait de la parution d’un balado réalisé par CBC et intitulé Brainwashed, puis du reportage de Radio-Canada intitulé MK-Ultra : la fin du silence), c’était la première fois que j’étais convié à participer à un tel publi-reportage. Pourtant, sur le papier, les exigences n’étaient pas très différentes des autres projets auxquels j’avais pu contribuer : il me fallait parler de l’histoire de Cameron, du Allan Memorial Institute, voire, même si cela fait moins partie de mes champs de spécialisation, des expérimentations menées dans le cadre de MK-Ultra et des procès qui ont suivi. Comme pour les autres projets de vulgarisation auxquels j’avais déjà participé, je n’avais pas vraiment de droit de regard sur le résultat final ni sur l’usage qui pouvait être fait de ma parole et des entrevues réalisées. Seulement, ici, l’objectif n’était pas (uniquement) informatif, mais aussi (et surtout) publicitaire, et le contexte pour le moins particulier.

Le jeu Outlast, dont le « documentaire » devait célébrer la parution du quatrième opus, n’est en effet pas un jeu anodin. Centré sur la question de la maladie mentale et de son institutionnalisation, il développe, depuis son premier volet paru en 2013, des scénarios sombres, reprenant un imaginaire particulièrement caricatural de la folie et de sa prise en charge. Les « fous » y sont exubérants, inquiétants, souvent dangereux, qualifiés de « psychopathes ». Les institutions de prise en charge sont obscures, violentes, de type concentrationnaire et peuplées de médecins prenant les traits d’expérimentateurs sadiques et toujours sans scrupules. Les différents volets du jeu mettent en scène cet imaginaire traditionnel[4], mais ici exacerbé, de l’asile comme lieu obscur et dangereux de privation de liberté, et même, dans le cas d’Outlast Trials, de tortures et d’expérimentations médicales non consenties. Bref, la série des jeux surfe sur une vision caricaturale de la maladie mentale et de sa prise en charge, très éloignée de la réalité des faits et surtout du vécu des personnes touchées par les troubles de santé mentale, comme de celui de leurs soignant.es. Elle contribue ainsi à poursuivre, voire à accentuer, la discrimination que vivent les personnes connaissant des troubles de santé mentale, et plus encore, celles passées entre les murs d’une institution psychiatrique d’internement.

Or, si mes recherches sur l’histoire de la psychiatrie québécoise, et en particulier sur l’histoire du mouvement de désinstitutionnalisation qui a eu lieu dans les années 1960, ont un point commun et un objectif central, c’est bien celui de tenter de participer à la déstigmatisation des personnes vivant ou ayant vécu avec des troubles de santé mentale. Dans la lignée des travaux engagés par Marie-Claude Thifault ou Isabelle Perreault, j’ai en effet œuvré, depuis les sept dernières années, à rendre compte de la réalité de la psychiatrie québécoise, de la prise en charge des personnes atteintes de troubles de santé mentale et de la diversité de leurs parcours. Loin des préjugés et des représentations véhiculés tant par la culture populaire que par une certaine histoire positiviste – voire scientiste – de la psychiatrie québécoise, il s’agissait de donner à voir les ressorts complexes et pluriels de la pratique psychiatrique et de l’accompagnement des personnes atteintes de troubles de santé mentale au milieu du XXe siècle, mais aussi, dans la mesure du possible des archives trouvées, de faire entendre la voix de ces patient.es.

Dans leur article fondateur de 1972 sur le corps de l’homme malade comme nouvel objet d’histoire, Jean-Pierre Peter et Jacques Revel nous mettaient déjà en garde sur le risque qu’il y a pour l’historien.ne de redoubler, par le geste historique, la violence subie par ces personnes[5]. Ils invitaient ainsi à la prudence méthodologique, à l’égard épistémologique, et inauguraient donc, sans réellement la nommer, une véritable éthique de l’histoire de la santé. Cette dernière a ensuite connu des développements dans le domaine de l’histoire de la psychiatrie et de la santé mentale grâce aux travaux développés au cours des dernières années, notamment sous l’influence des mad studies et de l’histoire « par le bas ». Ces derniers[6] ont en effet contribué à développer, dans le champ historique, cette sensibilité au risque de stigmatisation des personnes atteintes de troubles de santé, engageant un véritable tournant dans l’histoire de la psychiatrie au Canada comme ailleurs[7].

Dès lors, la possibilité de contribuer à un projet documentaire faisant l’apologie d’un jeu s’appuyant sur des représentations caricaturales et éculées de l’univers psychiatrique et participant activement à la stigmatisation des personnes atteintes de troubles de santé mentale, toujours présentées comme des psychopathes, violents, imprévisibles, dangereux, sujets involontaires d’expérimentations sadiques dans des lieux d’internement plus proches du camp que de l’espace de soin, ne coïncidait en rien avec les valeurs que je cherche à développer dans mon travail historien. J’ai donc choisi de refuser l’invitation. Avec un certain regret, car les opportunités pour les historiens et les historiennes de partager le fruit de leurs recherches, de faire connaitre leurs domaines d’expertise, dans le temps long de l’entrevue, sont rares, trop rares.

Les médias ont en effet tendance soit à inviter toujours les mêmes représentants de la profession – moins pour leur expertise en un domaine précis que pour leur capacité à parler de tout, de manière accessible –, soit à demander aux spécialistes de répondre en quelques mots brefs à des questions complexes parfois très éloignées de leur domaine de prédilection. Les espaces d’exposition, sur le long temps, de la recherche historique sont rares et précieux (on pense notamment à l’émission de Radio-Canada Aujourd’hui l’histoire). Refuser une occasion de parler de ses recherches et de faire connaitre son domaine d’expertise est donc toujours un petit peu déchirant pour l’historien.ne. Néanmoins, il ne faut pas, me semble-t-il, que ce manque de place pour la recherche historique dans l’espace public conduise les chercheuses et chercheurs à se dévoyer en participant à des initiatives ou en contribuant à des projets qui vont à l’encontre de leurs valeurs scientifiques, académiques, voire politiques. On peut ainsi s’étonner de voir certain.es collègues présenter leurs ouvrages dans des émissions ou des médias qui ont pour habitude de dénigrer le monde universitaire, de rabaisser le travail scientifique, et ce au profit de la valorisation extrême des opinions personnelles produisant une vulgate souvent des plus populistes. L’opportunité de la visibilité et de la publicité ne doit pas se faire, du moins de mon point de vue, au détriment de la cohérence et de l’éthique.

La déstigmatisation de la santé mentale est un travail collectif qui passe par une meilleure description et donc compréhension de la réalité vécue par les personnes ayant connu des troubles de cet ordre, comme par les personnes (médecins, infirmièr.es, familles, proches-aidants, pair-aidants, assistant.es social.es, etc.) qui en prennent soin. Il appartient donc à tout un chacun de faire sa part pour combattre les stigmates encore associés à la psychiatrie et à la santé mentale. Et les historiens et les historiennes ont ici un rôle important à jouer puisqu’illes possèdent une vision unique sur ce qui se déroulait derrière les murs des asiles, au sein des familles de malades ou dans les cabinets de consultation privés. Illes sont donc en mesure, avec l’appui des autres chercheur.es en sciences humaines et sociales s’intéressant à la santé mentale, de construire un autre récit sur ce qu’est la « folie » et sa prise en charge, un récit qui puisse, si ce n’est remplacer, du moins concurrencer le récit aujourd’hui dominant de la culture populaire qui associe l’asile et ses pensionnaires au pire. Ce travail est essentiel puisque le grand public n’a d’autres accès à ce qui se passe dans le domaine de la santé mentale que ce qu’en montrent les médias, ce qu’en en racontent les livres et ce qu’en donnent à voir les jeux vidéo. Constituer un nouveau récit déstigmatisant sur l’univers de la santé mentale est donc essentiel tant pour l’amélioration de la prise en charge de la santé mentale que pour l’avenir de nos sociétés au sein desquelles les troubles mentaux touchent chaque jour une part plus importante de la population. C’est une question d’éthique historienne bien sûr, scientifique et académique, mais aussi citoyenne et donc politique.


[1] Steven High, « Reconnaître le génocide au Canada », CHA/SHC, 20 août 2021, https://cha-shc.ca/nouvelles/reconnaitre-le-genocide-au-canada-2021-08-20?fbclid=IwAR1tzkKWgQtQxEAz8n2NfFfzvmusspSVtxhlf3x4R6bA08ban0kLElkbWs4

[2] Voir à ce propos le très bon documentaire de Rose-Aimée Automne T. Morin intitulé MK-Ultra : la fin du silence (Radio-Canada, 1er mai 2021, https://ici.radio-canada.ca/tele/doc-humanite/site/episodes/528025/mk-ultra-cobayes-quebec-cia-cerveau).

[3] Même s’il avait été annoncé comme Outlast 3, Outlast Trials n’est pas directement la suite d’Outlast 2 et est bien le quatrième jeu de la franchise après Outlast, Outlast : Whistleblower et Outlast 2.

[4] Troy Rondinone, Nightmare Factories: The Asylum in the Americain Imagination, John Hopkins University Press, 2019. (Je remercie Elisa Vial d’avoir attiré mon attention sur cet ouvrage).

[5] Jacques Revel, Jean-Pierre Peter, « Le corps : l’homme malade et son histoire », dans J. Le Goff, P. Nora, Faire de l’Histoire, vol. III : Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974, p. 169-191, ici, p. 182.

[6] Qu’on pense seulement au livre de Geoffrey Reaume : Remembrance of Patients Past: Life at the Toronto Hospital for the Insane, 1870-1940 (University of Toronto Press, 2000) ou à celui d’André Cellard et Marie-Claude Thifault : Une toupie sur la tête. Visages de la folie à Saint-Jean-de-Dieu (Montréal, Éditions du Boréal, 2007).

[7] Alexandra Bacopoulos-Viau et Aude Fauvel, « The Patient’s Turn Roy Porter and Psychiatry’s Tales, Thirty Years on », Medical History, 60(1), 2016, p. 1-18.