Douze mille lunes

Publié le 22 octobre 2019

Affiche par Angela Sterritt

Texte par Erica Violet Lee

Traduction par Florence Prévost-Grégoire

Quand je serai vieille, je te raconterai que je me rappelle avoir dansé. Que je me souviens des cérémonies matinales à Squamish, xʷməkʷəθkýəm, sur le bord de l’eau à Tsleil-Waututh, d’avoir occupé les centres d’achats à amiskwaciwâskahikan, d’avoir organisé des protestations nocturnes à Iqaluit, et du chef qui installait le camp à côté de cette drôle de petite flamme de béton.  

Je te raconterai comment on dansait devant la vieille gare à North Battleford, comment le bruit de nos tambours faisait trembler les clous des rails du chemin de fer et forçait la fermeture de la salle d’audience à l’intérieur. Quand on chantait les chansons d’amour encore plus fort après que les flics nous aient demandé de nous taire pour que le procès puisse continuer. C’était à la fois un deuil et une célébration. C’est ce que la plupart d’entre nous faisaient : compter le temps en respirations, en essoufflements et en nombre de rondes de danse que nous pouvions faire avant de tomber.

Je te raconterai toutes les fois où on nous a dit que notre faim était normale et que notre dépossession était une marque de progrès. Chaque fois où on nous a dit que la liberté n’était pas pour nous et comment cela nous donnait encore plus envie d’être libres. Je me souviens à quel point ils étaient énervés lorsque nous avons commencé à cultiver du tabac et des légumes sur des terres abandonnées destinées à devenir des stations d’essence.

Quand je serai vieille, je te raconterai que je me souviens du refus. Que je me souviens avoir marché dans le quartier financier à Dish avec One Spoon alors qu’on l’imaginait comme nôtre à nouveau, les pieds endoloris par la manifestation, mais réticent·e·s à aller dormir. Je me souviens des jours où on emprisonnait nos gens pour s’être battus contre des pipelines, pour les graffitis, pour le sexe, pour les bavures ou simplement parce qu’ils existaient. Je me souviens de la nuit où nous les avons libérés et les avons ramenés à la maison.

Quand je serai vieille, je te raconterai que je me souviens avoir appris à tordre des pièges en fils de cuivre avec mes mains rugueuses qui n’avaient pas besoin de mitaines, mais que je couvrais quand même, histoire de montrer qu’au moins une personne se souciait de garder ces mains au chaud. Je me souviens du premier poisson que j’ai pêché, d’avoir appris exactement comment le frapper sur la tête pour qu’il ne souffre pas longtemps; c’est de cette façon qu’on chérissait la bonté dans un monde qui nous offrait peu.

Je me souviens de Rivière-Rouge et de Red Rising Rebellions. Je me souviens des boucles d’oreilles que ma sœur me fabriquait avec des billes de la même couleur que les aurores boréales, que j’ai portées à cette fête extravagante avec les philosophes Nehiyaw, les médecins Dene et les poètes Anishnaabe après qu’un Métis soit allé dans l’espace pour la première fois. Nous avons dansé à ce moment-là aussi, et je me souviens m’être réveillée près du feu après avoir bu un peu trop de champagne aux fraises, entourée par un cercle d’ami·e·s qui recréaient leurs histoires en faisant des ombres sur le mur.

Quand je serai vieille, je te raconterai que je me souviens avoir appris que la liberté va au-delà des hymnes et des passeports. Et comment nous ne sommes jamais retournés en arrière après avoir connu le genre d’amour créé uniquement par les rivages, le ciel des prairies et les sols forestiers.

Le rêve de ces douze lunes, tout comme les douze milles avant et après, est la liberté. Et, une dernière chose avant que j’oublie, souviens-toi : nos souvenirs contiennent tous les futurs et tous les levers de soleils dont tu n’auras jamais besoin.

Texte sur l’affiche

La dance de l’amour décolonial

Quand je serai vieille, je te dirai que je me rappelle avoir dansé.

Je te raconterai toutes les fois où on nous a dit que notre faim était normale et que notre dépossession était une marque de progrès.

Quand je serai vieille, je te dirai que je me souviens du refus.

Le rêve de ces douze lunes, juste comme celui des douze mille avants et après, est la liberté. Et une dernière chose avant que j’oublie, souviens-toi : nos souvenirs contiennent tous les futurs et tous les levers de soleils dont tu n’auras jamais besoin.

Biographies

Angela Sterritt est une artiste et écrivaine de la nation Gitxsan.

Erica Violet Lee est Nehiyaw de la ville de Saskatoon, où les premiers rassemblements Idle No More ont été organisés à l’hiver 2012. Elle écrit des histoires de re-création autochtones que l’on retrouve sur le site web moontimewarrior.com 


Pour en savoir plus

Lee, Erica Violet, « Land, Language, and Decolonial Love », Red Rising Magazine (November 2016) : 2-4.

Maracle, Lee, I am Woman: A Native Perspective on Sociology and Feminism, 2nd ed, Vancouver : Press Gang Publishers, 1996.

Simpson, Leanne Betasamosake, Cartographie de l’amour décolonial, traduction de Natasha Kanapé Fontaine et Arianne Des Rochers, Montréal : Mémoire d’encrier, 2018.

Sterritt, Angela. « The Legacy of Violence Against Indigenous Women in Canada », 49th Shelf,  https://49thshelf.com/Blog/2015/03/06/Angela-Sterritt-The-Legacy-of-Violence-Against-Indigenous-Women-in-Canada.