Élections et processus de paix en Colombie

Publié le 14 février 2014

Mauricio Correa, candidat au doctorat en histoire à l’Université de Sherbrooke et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Le président colombien Juan Manuel Santos
Crédit : Fabio Rodrigues Pozzebom/ABr.

La Colombie se retrouve, en 2014, en plein processus d’élections présidentielles et législatives. L’actuel président de la République, Juan Manuel Santos, a été élu en 2010. Celui-ci sollicite auprès de ses citoyens un deuxième mandat et les sondages, jusqu’à maintenant, semblent lui donner l’avance. L’importance de cette campagne électorale dépasse toutefois largement l’enjeu de la réélection – ou de la non-réélection – de Santos. Depuis novembre 2010, le gouvernement sortant a entamé un processus de paix avec les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC). Cette guérilla confronte le pouvoir étatique depuis le milieu des années soixante.

Ce groupe armé émerge dans le contexte sociopolitique des années soixante afin de confronter le gouvernement par la lutte armée et exiger des transformations d’ordres politique, économique et social. Certes, il faut souligner deux éléments fondamentaux pour comprendre l’émergence de cette organisation. Le premier est lié à la question de la possession et de la distribution de la terre. En effet, durant les années soixante, 54,9 % des terres arables sont aux mains de propriétaires qui ne représentent pourtant que 1,7 % de la population du pays[1]. Cela explique les revendications des FARC en faveur d’une réforme agraire ainsi que l’origine paysanne de la majorité de ses membres. Le deuxième élément important concerne la participation politique. Suite à la chute du général Rojas Pinilla en 1957, la restauration de la démocratie colombienne s’est d’abord planifiée à travers un pacte fondé sur une conception bipartite de la vie politique du pays. Connu sous le nom de Frente Nacional, celui-ci organise l’alternance du pouvoir politique entre les partis libéral et conservateur (partis qui s’étaient jusqu’alors opposés violemment[2]). L’objectif de cette alliance était de mettre fin à la violence entre les deux groupes politiques. Or, cette réconciliation exclut la participation d’autres partis comme le Partido Comunista Colombiano (PCC), et cela n’était pas sans danger. En effet, la violence prendra d’autres formes et couleurs idéologiques, sociales, culturelles et politiques; ce sera la naissance de mouvements des guérillas qui maintiendront la Colombie dans une guerre civile qui persiste encore à ce jour.

Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia. Crédit : Aotearoa Independent Media Centre.

Le processus de paix actuel tente de régler cette situation. Depuis l’ouverture des dialogues à Oslo en 2010 et leur suite à La Havane, des avancées importantes ont eu lieu pour tenter d’en arriver à la signature d’une paix définitive et stable. Nous avons pu noter un rapprochement des deux parties sur l’enjeu de la participation politique. Comme l’a rapporté Radio-Canada au mois de novembre dernier, « Le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) sont parvenus à un ‘’accord fondamental’’ sur l’avenir politique des rebelles […]. » L’objectif de cet accord signé à La Havane est de donner les garanties nécessaires pour l’exercice des droits politiques et de favoriser, de cette façon, la réintégration des guérilléros à la vie civile. Notons que la Colombie se retrouve parmi les pays du monde où l’activisme social et/ou politique est le plus fortement réprimé. En effet, comme l’expose Amnistie internationale, plus de 2 000 syndicalistes y ont été assassinés entre 1991 et 2006[3], et ce, sans compter les défenseurs des droits de la personne ou encore les millions des Colombiens qui ont été contraints, pour fuir la violence, d’abandonner leurs terres, leur maison, leur ville et leur lieu d’origine[4]. Comme le rapporte l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, « [d]’après les chiffres officiels de mars 2013, plus de 4,7 millions de personnes avaient été déplacées à l’intérieur du pays[5]. »

Bien que les FARC ne participent pas en tant qu’option politique aux élections de 2014, il faut comprendre que la nature de l’accord signé à Cuba fait en sorte que le contexte politique actuel représente, d’une certaine manière, une forme de test de confiance et de crédibilité soumis au gouvernement colombien. Plus encore, les élections de 2014 doivent montrer que la guerre sale, caractérisée par des assassinats extrajudiciaires de militants et d’activistes politiques, est véritablement chose du passé; que tous les moyens sont maintenant mis en place pour favoriser la participation libre de toutes les forces et expressions politiques présentes en Colombie. Cette question est au cœur de la guerre faisant rage en Colombie depuis plus de 60 ans, au même titre que la distribution des terres.

Il faut cependant se souvenir que le gouvernement colombien et les FARC n’en sont pas à leur premier dialogue de paix. Par exemple, durant le mandat présidentiel de Belisario Bétancourt (1982-1986), le pays assiste, sous la pression de la croissance et de la popularité grandissante des mouvements armés, à une amnistie des prisonniers politiques, générant ainsi un climat propice pour des négociations de paix. Bétancourt avait alors réussi à signer un traité de paix avec les mouvements armés, connu sous le nom d’accords de « La Uribe »[6]. Cette négociation a permis aux parties de s’entendre sur la question de la participation politique post-conflit. On voit alors naître « La Union Patriotica-UP »[7], mouvement politique visant l’accession au pouvoir par des moyens démocratiques – et non plus par la lutte armée – pour ainsi devenir une alternative politique aux partis traditionnels qui se partagent le pouvoir depuis la fin des années cinquante dans le dénommé Frente nacional. L’UP a d’ailleurs permis à des guérilleros et à d’autres acteurs de mouvements sociaux et politiques de gauche de participer aux élections. Dès sa première participation électorale en 1986, l’UP parvient à obtenir un appui populaire important, ce qui semble alors menacer l’ordre bipartite qui caractérisait la gouvernance du pays. En effet, en six moins d’existence, l’UP réussit à faire campagne électorale et obtient 14 sièges au congrès, 18 députés et 335 conseillers municipaux. Son candidat présidentiel, Jaime Pardo Leal, obtient quant à lui 10 % du vote national, résultat sans précédent pour un parti politique indépendant. Ce leader politique sera toutefois assassiné un an plus tard, en octobre 1987, brisant ainsi les espoirs soulevés[8].

Fresque urbaine de Jaime Pardo Leal. Crédit : .:Subversion*Visual:. (Flickr).

Il faut comprendre que début prometteur de l’UP état perçu par les partis traditionnels comme une menace de leur hégémonie politique. Une nouvelle escalade de la terreur étatique est alors mise en œuvre : c’est ce qui sera appelé Baile rojo[9]un plan étatique qui s’est traduit par une longue période de lois de mesures de guerre avec la suspension des droits sociaux et politiques. Dans le sillage de cette politique répressive, 30 % des candidats de l’Union Patriotique ont été assassinés entre 1986 et 1988 par des escadrons de la mort et autres milices paramilitaires. Ces mêmes escadrons tueront plus de 3 000 militants et sympathisants du parti entre 1984 et 1990[10]. Le paroxysme de cette période despotique est atteint entre 1989 et 1990, alors que trois candidats à la présidence sont assassinés. La répression a même touché des militants et des cadres de partis dits traditionnels. D’abord Luis Carlos Galán, un représentant du courant réformiste et démocrate du parti libéral, est assassiné le 16 juillet 1989 en plein défilé public. Puis, le 11 mars 1990, Jaramillo Osa, le candidat présidentiel de l’Union Patriotique, subit le même sort. Enfin, Carlos Pizarro Léon Gomez, ancien commandant de la guérilla mouvement 19 avril (M-19), organisation qui avait accepté de rendre les armes et de convertir son organisation armée en mouvement politique, l’Alliance démocratique, est également assassiné le 26 avril 1990.

Le climat de méfiance qui résulte de cette situation explique en partie pourquoi les tentatives suivantes visant à mettre fin au conflit colombien n’ont pas été couronnées de succès. Soulignons, par exemple, le dialogue amorcé par l’ex-président Andrés Pastrana (1998-2002) qui a accordé aux FARC, en 1998, une zone démilitarisée, de 42 000 kmau sud du pays[11]. Ce dialogue n’a toutefois pas mené à la fin des hostilités. Bien au contraire, tant les FARC que le gouvernement ont renforcé leur capacité militaire. Les divers échecs dans les dialogues de paix en Colombie peuvent donc être expliqués par de multiples facteurs et par la complexité même du conflit en cours. Soulignons quelques éléments fondamentaux pour bien saisir la continuation et l’intensification de la guerre civile colombienne, notamment le pouvoir croissant et tentaculaire du narcotrafic conjugué au pouvoir historique des grands propriétaires terriens; ou encore l’absence de volonté politique du côté de la classe dirigeante pour favoriser l’émergence, la participation et la pérennité d’autres organisations et/ou mouvements politiques. Finalement, pour en arriver à une paix durable, il semble primordial de s’attaquer aux problèmes sociaux dans un pays où la confrontation armée avec la guérilla est loin d’être la seule cause des violations des droits de la personne et des assassinats.

La candidate de l’UP Aida Abella. Crédit : El Turbión (Flickr, image recadrée).

La campagne électorale présidentielle et législative en cours est donc fondamentale pour tester la véritable volonté politique d’en arriver à la fin de ce conflit. D’autant plus que l’Union patriotique (UP) revient sur la scène politique. Cette fois, la candidate pour les présidentielles est Aida Abella, qui vivait en exil depuis 17 ans suite à la tentative d’assassinat sur sa personne au moment de la persécution des années 1980 et 1990[12]. Son retour au pays en tant que candidate à l’élection présidentielle, et celui de son parti dans la course électorale, est toutefois déjà entaché par diverses anomalies de procédure qui vont de la censure à l’impossibilité d’obtenir le financement prévu par la loi pour faire campagne, en passant par l’intimidation et les menaces de mort. Ces abus ont été dénoncés par les représentants et les porte-paroles de l’Union patriotique lors d’une conférence de presse tenue le 15 janvier dernier à Bogota. Dès le début de la campagne Aida Abella a déclaré que le parti allait faire une campagne forte dans la mesure de ses moyens, mais que si les conditions répressives ne lui permettent pas de faire campagne à l’intérieur du pays, l’UP ferait campagne de l’extérieur de la Colombie. Un tel scénario affecterait la crédibilité nationale comme internationale du processus de paix qui est en cours. Cela pourrait aussi recréer une persécution politique qui rappellerait des événements tragiques de l’histoire récente de ce pays. La persécution et les menaces ayant pesé sur l’Union patriotique lors des années 1980 – telles que les assassinats d’ex-combattants du M-19, les multiples disparitions forcées et les assassinats d’activistes sociaux et politiques – représentent toutes des précédents historiques en ce qui concerne la violation des garanties politiques et sociales dans l’exercice des droits des citoyens. Il est donc important que la communauté internationale en tienne compte et qu’elle réponde à l’appel de l’UP pour jouer un rôle de garant et d’observateur durant la campagne électorale en cours. Pour sa part, le gouvernement colombien doit démontrer qu’il est capable d’assurer le respect de la vie démocratique de la nation. Il ne reste qu’à espérer, au terme de tout ça, que la Colombie parvienne à sortir de ses cent ans de solitude.

Pour en savoir plus

« 50 ans de guerre en Colombie », Le Monde diplomatique, en ligne.

« Izquierda colombiana anuncia a Aída Abella como su candidata presidencial », Andes (17 novembre 2013). [En ligne] http://www.telesurtv.net/articulos/2013/11/17/izquierda-colombiana-anuncia-candidata-presidencial-5137.html.

« Les rebelles des FARC et Bogota concluent un accord politique ». Radio-Canada.ca, (6 novembre 2013). [En ligne]http://www.radio-canada.ca/nouvelles/International/2013/11/06/009-colombie-farc-accord.shtml.

Agence des nations unies pour les réfugiés, « Colombie », 6 p.

Amnesty international. « La Colombie est l’un des endroits les plus dangereux du monde pour les syndicalistes ». [En ligne] https://www.amnesty.org/download/Documents/60000/amr230172007fr.pdf.

ARCHILA NEIRA, Mauricio. Ideas y venidas: vueltas y revueltas. Protestas sociales en Colombia 1958-1990, Bogotá, CINEP, 2005, 508 p

BARTHÉLÉMY, Françoise. « Colombie : la paix désirée et violentée le ‘’novembre noir’’ de Bogotá et d’Armero. Dramatique fin de mandat pour le président Betancur ». Le Monde diplomatique (1 janvier 1986), p. 6-8.

CEPEDA CASTRO, Iván et Claudia GIRóN ORTIZ. « Vie et mort de l’Union Patriotique. Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie ». Le Monde diplomatique. [En ligne] http://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/CEPEDA_CASTRO/12196.

LEMOINE, Maurice. « Au cœur de la plus vieille guérilla d’Amérique latine. En Colombie, une nation, deux États ». Le Monde diplomatique (1er mai 2000), p. 18-19.

MARQUEZ GARCIA, Gabriel. « Désirée et violentée. Chronique d’une attaque annoncée ». Le Monde diplomatique (1er janvier 1986), p. 9

NASI, Carlo. Cuando callan los fusiles. Impacto de la paz negociada en Colombia y en Centroamérica. Bogota, Norma, 2007, 347 p.

Organisation internationale pour les migrations, « La Colombie publie la Bibliothèque de la paix », 14 août 2013, en ligne.

PALACIOS, Marco et Frank SAFFORD. Colombia. País fragmentado, sociedad dividida. Bogotá, Norma, 2002,  742p.

Reiniciar. Tejiendo la memoria de una esperanza : Union Patriotica. Bogota, Reiniciar, 2006, 94 p.

URREGO, Rodrigo. « Las confesiones de Aída Abella, 17 años en el exilio ». Semana (15 novembre 2013). [En ligne] http://www.semana.com/nacion/articulo/aida-abella-de-la-up-habla-tras-17-anos-de-exilio/364649-3.

WOLF, Maribel. La Colombie écartelée. Le difficile chemin de la paix. Paris, Karthala, 2005, 300 p.


[1] Marco Palacios et Frank Safford, Colombia pais fragmentado, sociedad dividida, Bogotá, Norma, 2002, p. 565.

[2] Sur le Frente Nacional voir Mauricio Archila Neira, Ideas y venidas, vueltas y revueltas. Protesta social en Colombia, Bogotá, Cinep, 2005, p. 88 et suivantes.

[3] Amnesty international, « La Colombie est l’un des endroits les plus dangereux du monde pour les syndicalistes », en ligne.

[4] « Selon un rapport du Centre national colombien de la mémoire historique, le bilan du conflit est lourd : 220 000 morts, dont 180 000 civils, plus de 25 000 disparus, plus de 27 000 enlèvements, plus de 23 000 assassinats ciblés et près de 2 000 massacres; 5 000 enfants auraient été recrutés dans des groupes armés illégaux, et près de 900 villes ont fait l’objet d’une prise de pouvoir et de destruction. » Organisation internationale pour les migrations, « La Colombie publie la Bibliothèque de la paix », 14 août 2013, en ligne.

[5] « Ce chiffre tient compte des nouvelles réglementations en vertu de la loi sur les victimes et la restitution des terres (appelée loi sur les victimes) de 2011. Néanmoins, il ne tient pas encore compte de la décision de la Cour constitutionnelle de juin 2013 demandant de réviser tous les arrêts précédents qui n’incluaient pas les déplacements provoqués par la violence de certains groupes armés après la démobilisation. Comme les déplacements induits par ces groupes n’étaient auparavant pas reconnus officiellement, cette révision aboutira à une augmentation des chiffres déclarés et le HCR prévoit que, fin 2013, le nombre de déplacés atteindra plus de 5,2 millions de personnes. » Agence des nations unies pour les réfugiés, « Colombie », 6 p.

[6] Reiniciar, Tejiendo la memoria de una esperanza : Union Patriotica, Bogota, Reiniciar, 2006, p. 6.

[7] « Le 28 mai 1984, lorsque fut signé un cessez-le-feu entre le gouvernement de M. Belisario Betancourt et les FARC-EP, le pouvoir s’engagea à lancer une série de réformes politiques, économiques et sociales. Il établit un délai d’un an pour permettre au mouvement armé de s’organiser politiquement. En novembre 1985, les FARC-EP lancent un nouveau et large mouvement, l’Union patriotique (UP), lequel participe avec succès aux élections de 1986 ». Maurice Lemoine, « Au cœur de la plus vieille guérilla d’Amérique latine, en Colombie, une nation, deux États », Le Monde diplomatique, 1er mai 2000, p. 6.

[8] Reiniciar, Tejiendo la memoria… p. 9.

[9] Voir le documentaire sur l’assassinat planifié et systématique de 1985 à nos jours de plus de 3000 militants et sympathisantes du parti politique l’Union Patriotique, Yezid Campos Zornosa, « El baile rojo ».

[10] Maribel Wolf, La Colombie écartelée. Le difficile chemin de la paix, Paris, Karthala, 2005, p. 99-106.

[11] « 50 ans de guerre en Colombie », Le Monde diplomatique, en ligne.

[12] Sur l’histoire personnelle de Aída Abella voir l’article paru dans la revue d’actualité colombienne Semana : Rodrigo Urrego, « Las confesiones de Aída Abella, 17 años en el exilio », Semana, 15 novembre 2013, en ligne.